Le De Musica de saint Augustin, composé entre 386 et 388, développe le thème fondamental, qui sera au principe de toute l’esthétique du Moyen Age, d’une montée à partir des choses corporelles vers les incorporelles par la voie des Nombres.
Mais cette référence aux nombres n’est pas orientée, comme ce sera le cas dans l’esprit de la science moderne, vers le calcul des intervalles en rapport avec la longueur des cordes vibrantes. En ce sens elle n’appartient donc pas à cette tradition qui donnera naissance à l’harmonie au sens moderne. Mais, retenant exclusivement dans l’héritage pythagoricien son inspiration mystique la voie augustinienne va dans le sens d’une combinatoire symbolique et analogique qui sera une constante de l’art médiéval.
Le De Ordine expose cette théorie des nombres puis en déduit la hiérarchie des sciences et des arts, et notamment la place privilégiée occupée parmi eux par la musique (en raison précisément des rapports particuliers que celle-ci entretient avec les nombres). Les nombres désignent l’ordre qui vient d’en haut et qui règle toutes choses ici-bas, la Sagesse divine se reconnaissant aux nombres imprimés en toutes choses. Ainsi par les lois des nombres l’ordre règne partout depuis le mouvement des astres jusqu’aux activités humaines, notamment les arts et les sciences, et leurs œuvres.
Il est alors possible de remonter de l’ordre ainsi réalisé à son principe de réalisation:
Dans la musique, dans la géométrie, dans les mouvements des astres, dans les lois des nombres, l’ordre règne si bien que si l’on veut en connaître pour ainsi dire la source, c’est là qu’on les trouvera ou par là que l’on sera sans erreur conduit jusqu’à lui.
Pour donner une idée de ce cheminement conduisant l’esprit à s’élever jusqu’à l’intelligence, Augustin évoque aussitôt et comme de manière exemplaire le plaisir esthétique:
Nous avons découvert, autant que notre recherche l’a permis, certaines traces de la raison dans les sens et, en ce qui touche à la vue et à l’ouïe, jusque dans le plaisir.
Suivent alors deux exemples dont l’un emprunté à l’architecture et l’autre à la musique évoquée avec la danse et la poésie. La symétrie qui règne dans un édifice et répartit la lumière charme et satisfait l’esprit comme en poésie la mesure des syllabes à l’intérieur du vers est source de suavité. Ainsi s’agit-il de la vue, on a coutume d’appeler beau l’objet en lequel l’accord des parties est le fait de la raison. S’agit-il de l’ouïe, lorsque nous disons d’une harmonie qu’elle est rationnelle, ou d’une mélodie bien rythmée qu’elle est composée d’une manière rationnelle, nous parlons alors, au sens propre du mot, de suavité.
Puis Augustin aborde l’analyse systématique de la raison au travail dans les sciences et les arts afin de mettre en lumière cette dialectique des degrés par lesquels l’âme s’élève progressivement jusqu’à Dieu en remontant la voie hiérarchique des nombres. Il est conduit de la sorte, à la suite d’ailleurs d’une tradition pythagoricienne, à préfigurer le schéma ordonnateur de l’éducation médiévale fondé sur la distinction du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique). Au-dessus des diverses activités humaines soumises à une fin, Augustin répartit sur deux plans différents les disciplines fondamentales qu’il va énumérer. D’une part le plan qui se rapporte à la parole (in dicendo) et qui a pour objet d’enseigner la vérité et d’autre part le plan qui se rapporte au plaisir (in delectando) et qui a pour objet de trouver le bonheur dans la contemplation.
Sur le plan de la parole il convient de souligner un des rôles attribués à la grammaire, art de base: celui de répartir les syllabes en brèves et longues, condition indispensable pour procéder ultérieurement (à savoir au niveau de la poésie) au traitement rythmique de la langue.
La raison ne négligea point les nombres et les mesures: elle insuffla une âme aux mots et aux syllabes, grâce à leurs différentes longueurs, et découvrit ainsi que les uns comportaient un temps double et les autres un temps simple et qu’elles formaient ainsi des syllabes longues et des syllabes brèves. Elle nota tout cela et en fit un corps de règles fixes.
Après la grammaire viennent la dialectique qui, par la pratique de l’analyse et de la synthèse, enseigne à enseigner et à apprendre, puis la rhétorique qui apprend à émouvoir pour instruire mais souvent aussi pour séduire.
Avec le quatrième degré, l’âme aborde le plan du plaisir et s’élève vers la bienheureuse contemplation des choses divines. A cette articulation fondamentale Augustin place musique et poésie en les saisissant dans leur unité fondamentale qui est celle du rythme. C’est le moment médiateur capital dans cette ascension. Il s’agit de comprendre exactement pourquoi. Certes, outre le plaisir éprouvé qui annonce le bonheur de la contemplation, passe ici au premier plan la considération des nombres:
La raison voyait que cet art [la musique] serait tout à fait grossier si l’on ne réglait les sons par une mesure précise du temps et une exacte distribution de l’aigu et du grave.
Donc à ce quatrième degré, la raison comprenait que, tant dans les rythmes que dans la modulation, régnaient les nombres et que la perfection était leur œuvre et Augustin précise que rythme ne peut se rendre en latin que par nombre.
Mais surtout il importe de noter que la musique est par excellence le domaine du rythme. En effet elle est le lieu où ce dernier se détache de la matière corporelle des mots. Dès lors d’une part elle permet à l’âme de découvrir que dans leur nature profonde les nombres sont divins et éternels et que c’est grâce à eux que tout le reste est ordonné. D’autre part se réalise en la musique un compromis entre le son qui étant chose sensible, s’écoule dans le passé et s’inscrit dans la mémoire et les nombres qui, vus par l’esprit, sont toujours présente et tenus pour immortels. De là vient que cette science (disciplina) qui participe des sens et de l’intelligence, a reçu le nom de musique. Étymologiquement, en effet, musique vient de Muses qui selon la fiction étaient filles de Jupiter et de Mémoire. Telle est l’idée maîtresse de toute l’esthétique augustinienne que développera et justifiera en profondeur le livre VI du De Musica.
Avant d’en venir à cette démonstration centrale, remarquons à la suite d’Augustin que c’est grâce à la musique, exemplairement médiatrice entre le sensible et l’intelligible, et ce en raison de son lien privilégié au rythme, que la raison se trouve prête à découvrir et à goûter l’ordre tel qu’il règne pour la vue:
La raison passa ensuite au domaine des yeux et, parcourant la terre et le ciel, estima que seule la beauté lui plaisait et, dans la beauté, les figures, les dimensions, dans les dimensions, les nombres.
L’ordre en sa pureté visuelle abstraite contemplée par l’esprit est l’objet de la géométrie.
Quant à l’ordre propre au mouvement du ciel et qui fait sur l’âme une si vive impression, il donne naissance à l’astronomie qui est, pour les esprits religieux, un grand argument, et pour les curieux, un tourment. Que tout ce mouvement ascensionnel de la raison culmine dans l’astronomie n’est point contradictoire avec la place suprême reconnue à la musique dans la hiérarchie du quadrivium. Si l’ordre astronomique -si souvent évoqué dans la peinture du Moyen Age- fournit le cadre cosmologique qui situe l’homme à sa place dans l’univers, la musique, en tant qu’elle est par excellence la science du rythme, accède au principe intérieur de l’ordre qui est la loi même de la Création. D’où la fonction essentiellement liturgique qui la caractérise et partant le rôle de clef de voûte qui lui est attribué par rapport aux autres arts.
La musique ainsi comprise est indivisiblement activité de dévoilement de l’ordre caché des choses, effort de rassemblement des richesses enfouies dans la Création pour les faire remonter en prière jusqu’au Créateur, enfin participation préfigurée au chœur céleste chantant les lumières incréées dont la jouissance est promise au croyant par la Résurrection.
De leur côté sculpture et peinture ne cherchaient ni à reproduire les formes de la nature, ni à traduire les sentiments humains, mais à transcrire les lois mystérieuses de la Création à la lumière du monde à venir. Faisant corps avec l’architecture, leur vocation commune est de fournir une demeure à l’accomplissement du service divin dont l’essentiel est le chant des moines. Hugues de Cluny, au XIéme siècle, en cette aube de la période romane, faisant représenter les tons de la musique sur les quatre chapiteaux du chœur de la nouvelle basilique, ne voulait pas signifier autre chose. Et c’est entre 980 et 1130 qu’ont vu jour à la fois les débuts de la polyphonie et de l’art roman.
Que tel est bien le privilège supérieur de la musique comme expérience spirituelle, la justification détaillée nous en est apportée dans le De Musica dont il importe maintenant de dégager les thèses maîtresses. Trois parties peuvent être distinguées dans cet ouvrage. D’abord le livre I qui définit la musique et son rapport aux nombres. Ensuite les livres II à V qui exposent les lois fondamentales du rythme, nous transmettant ainsi les trésors de la rythmique des Anciens. Enfin le livre VI, beaucoup plus long que les autres (à lui seul il occupe presque un tiers de l’ensemble) et auquel tous les autres aboutissent, démontre systématiquement la thèse selon laquelle le rythme est comme le schème de l’ordre. Nous prenons ce mot de schème au sens rigoureux que lui donne Kant dont Augustin, nous aurons l’occasion de le constater, anticipe de nombreuses analyses. Et en effet, de même que le schème kantien réalise par une détermination transcendantale du temps l’articulation concrète entre le concept et l’intuition, de même le rythme chez Augustin met en rapport le temps et l’éternité, le psychologique et l’ontologique.
La première partie du livre I définit la musique comme la science qui apprend à bien moduler, formule qui remonte à Varron et par-delà lui aux philosophes grecs. Moduler vient de modus, mesure et signifie régler les mouvements d’après les rapports de temps, c’est-à-dire leur imposer un rythme. Ainsi, appliquée aux mots, la musique a un objet distinct de celui de la grammaire en tant qu’elle s’intéresse à la manière dont ceux-ci portent l’accent. Deux mots différents peuvent être semblablement accentués et deux mots identiques ne point porter l’accent au même endroit (exemple le verbe pône et l’adverbe poné). Mais la musique ne se limite pas à œuvrer dans le domaine des mots. Son activité de mesure s’exerce sur tous les mouvements. Ce qui veut dire en clair qu’elle inclut, outre la poésie proprement dite et le chant, la musique instrumentale et la danse. Toutefois une précision capitale est à ajouter en ce qui concerne les mouvements. Il ne s’agit pas là des mouvements de l’artisan, simples moyens en vue d’une fin externe, la production par exemple de tel objet, mais d’un mouvement pour ainsi dire libre, qui est recherché pour lui-même et qui charme par lui-même. Cette référence à une libre activité jointe à un plaisir spécifique désigne de manière remarquable le plan esthétique et le rythme. Elle est bien pour Augustin l’autogenèse d’un mouvement autonome.
Reste que la musique telle que la pense saint Augustin n’est pas l’art pour l’art. D’une part le bien moduler ne désigne pas seulement le mouvement bien réglé d’après les rapports des temps et des intervalles mais son emploi à propos dans telle situation selon qu’elle est grave ou joyeuse. D’autre part et surtout la musique est science, à savoir œuvre de raison, et Augustin insiste longuement sur cet élément de la définition.
Seul est musical un mouvement pour ainsi dire libre, qui est recherché pour lui-même et qui charme par lui-même. En liant ainsi une activité libre et gratuite à un plaisir spécifique, Augustin définissait le plan esthétique tel qu’Emmanuel Kant le comprendra à son tour. Mais il ne s’en tient pas là. Il met en effet dans la bouche du Maître ces paroles capitales: Si l’ouvrier ne remuait les membres que pour la grâce et l’harmonie du mouvement, que dirions-nous de lui, sinon qu’il danse? Remarque capitale en effet qui permet de considérer le mouvement
musical commeespace de la danse. Espace typique, sans aucun rapport avec celui du géomètre puisque, engendré par le mouvement même que développe le geste du danseur, il échappe à toute prédétermination comme à toute tentative d’objectivation. Ce n’est pas un espace qui contient, un espace dans lequel trouverait place le danseur, c’est un espace engendré par le geste du danseur lui-même, selon les mesures de sa propre existence qui passent toute mesure.
Philippe Charru, Institut d’Études Augustiniennes
Négativement ceci signifie que la musique ne se réduit ni à un instinct comme le chant du rossignol au printemps qui certes module bien le son mais par nature, c’est-à-dire sans conscience des nombres, ni à une virtuosité acquise par l’exercice et l’imitation comme chez les joueurs de flûte et de cithare qui de surcroît vendent leur talent mais surtout ne possèdent pas l’intelligence de leur art. Positivement il s’agit de bien autre chose que d’un savoir purement intellectuel (a fortiori d’une réduction à la théorie musicale ou à la science musicologique).
La musique dans sa plénitude vécue est véritablement une expérience spirituelle, à la fois réflexivité qui par régression analytique à partir des nombres qui régissent les rythmes remonte jusqu’aux racines même de l’ordre en Dieu et conversion du plaisir des sens en contemplation pure. Si la musique est science c’est donc au sens plotinien de purification.
Avec la deuxième partie du livre I (chapitre VII et suivants) Augustin aborde l’exposé de cette science presque divine des nombres comme principe de l’ordre et de l’harmonie dans les mouvements et donc source de la musique comme scientia bene movendi. Comme il a déjà été souligné plus haut, les nombres (et notamment les quatre premiers constituant la tétractys) ne sont nullement mis en rapport par Augustin avec les mesures pythagoriciennes du monocorde en vue du repérage des consonances fondamentales (octave, quinte, quarte) mais ils sont considérés in abstracto afin d’en déduire le jeu formel sur lequel repose toute la rythmique dont les livres suivants présenteront les lois fondamentales. Le De Musica en effet traite exclusivement du rythme.
Un est valeur indivisible, deux se divise, trois forme un tout qui unit le commencement (un) et le milieu (deux): Un et deux forment les principes et comme les semences des nombres; ils produisent trois et de la sorte il existe dès lors trois nombres. Qu’on les unisse dans une proportion, le nombre quatre apparaît et se produit. La proportion ainsi engendrée s’explique par le fait que le double de deux qui est le milieu entre un et trois égale la somme des extrêmes puisque un plus trois égale quatre:
Si la supériorité de trois vient de sa place après un et deux, puisqu’il est composé de un et de deux, celle de quatre consiste à venir après un, deux et trois, puisqu’il est composé de un et trois ou de deux fois deux, ce qui présente l’accord du milieu avec les extrêmes et de ceux-ci avec le milieu, dans cette proportion que les Grecs appellent Analogia.
La proportion ainsi définie est au principe de la symétrie constitutive des rythmes et source du plaisir sensible de l’âme jugé par la raison. Elle renforce encore la dignité du chiffre quatre et la constatation que de un à quatre il y a un ordre déterminé et une merveilleuse progression … L’addition des quatre premiers nombres forme la dizaine ordonnatrice de l’infinie multitude des nombres. Mais l’important est de souligner, comme le fait Augustin en conclusion à ce livre I, que les rythmes musicaux, pour être clairement définis, nets et saisissables, doivent se limiter à la combinaison des quatre premiers chiffres dont la succession constitue ce qu’il nomme justa et moderata progressio.
L’analyse du rythme qui fait l’objet des livres II à V se fonde sur l’arithmétique élémentaire précédente. Abstraction faite des considérations philosophiques qui accompagnent cette théorie des nombres, il faut bien convenir qu’Augustin en insistant sur la clarté et la netteté inhérentes au rythme vraiment vécu rejoint les données phénoménologiques de base de toute rythmique avec la référence obligée à la distinction des cadences binaire et ternaire et à leurs multiples combinaisons possibles. La prosodie classique repose sur la distinction des syllabes en longues et brèves. La brève est l’unité indivisible et la longue vaut deux brèves. En combinant ces quantités on obtient la variété des pieds (ïambe – — , trochée — -, dactyle — –, anapeste — — etc …), chaque pied s’articulant intérieurement sur la dualité complémentaire de l’appui (positio) et de l’élan (levatio) constitutive du geste rythmique indivisible ou battue (plausus). Il importe de souligner que l’accent (ictus) qui à la fois sépare et lie les deux moments constitués par le posé et le levé n’est pas l’accent intensif (le temps fort des modernes ou du moins de leur solfège), mais l’instant générateur du mouvement rythmique lui-même.
Si toutes les considérations précédentes sur le rythme sont conduites à partir du travail poétique sur les mots, il est bien évident que le rythme peut prendre corps dans un autre matériau que les syllabes, gestes corporels par exemple comme dans la danse.
Si Augustin souligne le caractère conventionnel de la durée des syllabes eu égard à leur relativité au devenir de la langue, par contre l’ordre institué par les nombres qui jouent avec elles comme avec les pièces d’un échiquier est lui éternel et immuable: un plus deux égalera toujours trois et ces nombres renvoient à la nature éternelle des choses. Et c’est pourquoi l’essence et la vocation de la musique est de convier l’âme à s’unir à cet ordre supérieur.
Nous voici parvenus à la thèse que développe systématiquement le livre VI. La démonstration repose sur la distinction de cinq niveaux hiérarchisés du rythme (ou des nombres, les deux mots étant pris pour synonymes par Augustin), le cinquième qu’il nomme nombre de jugement (ou rythme de jugement ou musique de jugement) étant, nous le verrons, tout à fait fondamental. Il y a d’abord les nombres sonores qui sont hors de l’âme dans les corps (c’est le son physique). Puis dans l’âme Augustin distingue successivement les nombres entendus (c’est la sensation auditive), les nombres proférés (ces harmonies que l’âme ne reçoit pas des corps, mais qu’elle imprime plutôt elle-même aux corps), les nombres remémorés (qui reproduisent ceux issus de la sensation), enfin les nombres de jugement sur lesquels nous devrons faire porter notre attention après avoir établi la hiérarchisation des quatre premiers.
Les rythmes qui sont dans les corps ou dans le corps sont certes causes des rythmes sentis mais Augustin montre que la sensation, bien qu’en un sens passion en tant que subie par l’âme, ne se réduit pas cependant à une action du corps dans l’âme, mais que l’âme, parce que en droit supérieure au corps, agit sur lui comme étant soumis par ordre divin à sa domination, certes plus ou moins facilement, donc avec plaisir ou peine. De ces considérations Augustin conclut à la supériorité des rythmes sentis sur les rythmes physiques puisque dans le sentir l’initiative ultime de la réaction revient à l’âme bien que le corps ou ce qui se passe en lui en soit l’occasion. Quant aux rythmes qui sont dans la mémoire ils viennent après ceux placés dans la sensation dans la mesure où ils sont en effet reproduits. Par contre Augustin classe à un rang hiérarchique supérieur à celui des rythmes sentis les rythmes produits directement dans l’âme lorsque l’activité de cette dernière silencieusement sans recourir à la mémoire produit en soi un mouvement rythmé selon les intervalles du temps.
Mais au-dessus de tous les rythmes précédents il y a les nombres de jugement (numeri judiciales). Ici nous pénétrons au cœur de l’analyse augustinienne. Le caractère propre de ces nombres de jugement réside dans le fait qu’ils se situent à l’articulation des rythmes précédents et des nombres éternels. Ils ne sont donc pas eux-mêmes éternels, mais, au plus intime de l’âme, ils touchent au point de contact de celle-ci avec les harmonies divines. Or cette fonction d’intermédiaire ou de médiation se révèle tout à fait décisive. Là en effet non seulement s’origine la production du temps à partir de l’ordre éternel, mais aussi et simultanément se joue, pour l’âme, selon la manière même dont elle construit et vit sa relation au temps et aux nombres, sa destinée de conversion ou de chute.
Et tout d’abord les nombres de jugement sont supérieurs aux quatre autres (nombres sonores, nombres entendus, nombres de mémoire, nombres proférés) dans la mesure où ces derniers n’existant que par l’activité intérieure des premiers leur sont soumis. Et en effet le jugement spontané opère à tous les niveaux comme le schème générateur de l’ordre constitutif du rythme. Ceci est vrai par exemple même des nombres sonores qui, extérieurs à l’âme, n’existent pour elle que dans la mesure où ils sont entendus. Quant aux nombres entendus, nécessairement appréhendés de manière successive, ils disparaîtraient aussitôt qu’apparus si notre mémoire n’intervenait pas: ainsi pour entendre même la plus brève syllabe, il nous faut l’aide de la mémoire, qu’Augustin analyse comme à la fois reproduction (recordatio) et reconnaissance (recognitio).
Etonnant passage qui annonce le texte kantien de l’Analytique transcendantale sur la triple synthèse qui engendre la représentation de l’objet dans l’espace: synthèse de l’appréhension dans l’intuition, synthèse de la reproduction dans l’imagination, synthèse de la récognition dans le concept. Pour Augustin comme pour Kant, il faut le noter, simultanéité et succession sont également, afin d’être perçues, l’objet d’une construction spirituelle.
Mais ce rapprochement entre Kant et saint Augustin doit être poussé encore plus loin, tous deux en effet, dans le prolongement de l’analyse précédente, étant conduits à identifier activité génératrice du nombre et production du temps. Kant définit le nombre en tant que schème de la catégorie de quantité comme une représentation embrassant l’addition successive de l’unité à l’unité. Compter c’est donc distinguer le temps dans la série des impressions successives, ce qui implique poser une avance, puis procéder à une nouvelle position, enfin retenir la précédente dans la totalité d’une unité multiple qui est le nombre même. Et Kant conclut:
Ainsi le nombre n’est autre chose que l’unité de la synthèse opérée dans le divers d’une intuition homogène en général, par le fait même que je produis le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition.
Ce qui est affirmé dans ce texte, c’est l’existence d’une distinction spécifiquement temporelle. Alors que pour Bergson la succession de moments distincts (et notamment la distinction des unités constitutives du nombre) requiert la juxtaposition dans l’espace et ne concerne finalement qu’un temps spatialisé, produit de l’adultération par l’espace de la durée vécue, seule originaire, qui serait fluidité et fusion, continuité pure -pour Kant le processus de temporalisation saisi à partir de l’activité constructrice du nombre implique de manière complémentaire que l’esprit distingue (pose une avance, puis une autre) et unisse (pour constituer une totalité à partir de la multiplicité distinguée).
Or sur ce point fondamental saint Augustin est assurément du côté de Kant et non de Bergson. Question tout à fait décisive, car elle engage toute l’idée qu’on se fait du temps musical. Henri Delacroix affirmait déjà avec force que la durée bergsonienne, faite de changements qualitatifs qui se compénètrent sans se distinguer, s’abolit dans la confusion et n’est donc pas le temps musical qui, à la fois continu et articulé, ordre et distinction, est toujours rigoureusement structuré. Ainsi Bergson récuse le rapprochement du temps et du nombre:
La pure durée est une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre: ce serait l’hétérogénéité pure.
Pour saint Augustin au contraire temps et nombre sont liés, ce qui signifie avant tout que le temps (et il s’agit du temps vécu comme du temps musical et pas seulement du temps pour le physicien) n’est pas cette continuité substantielle que décrit Bergson comme fluidité pure mais un ordre construit par l’esprit et à cet égard le travail de synthèse accompli par la mémoire augustinienne est à rapprocher de l’activité de l’imagination transcendantale kantienne.
Nous avons déjà signalé le rôle actif de la mémoire au cœur même des nombres de jugement notamment pour entendre une succession de sons. Augustin ajoute qu’ainsi, grâce à la mémoire cette lumière des intervalles de durée (memoria, quod quasi lumen est temporalium spatiorum), on doit conclure que les nombres de jugement sont eux-mêmes extensibles en un certain espace temporel. Est donc ici clairement affirmé que la mémoire (comme rappel et reconnaissance, recordatio et recognitio) intervient pour poser tout intervalle de durée. D’autre part la notion même d’intervalle de durée –spatium temporis- implique à la fois continuité et discontinuité et par conséquent temps structuré. Les analyses ébauchées dans le De Musica seront prolongées et approfondies dans le Livre XI des Confessions (chapitres 14 à 28).
S’interrogeant sur la nature du temps, Augustin rejette sa réduction au mouvement des astres ou d’autres objets pour le rapporter à l’âme.
Mais comment l’âme prend-elle conscience du temps? En le mesurant. Et comment le mesurons-nous? Nous mesurons le temps à son passage … En sorte que nous pouvons affirmer qu’un temps est double d’un autre, ou égal à un autre, ou tel autre rapport que cette mesure exprime. Mais que sont ces espaces de temps et comment est possible l’expérience elle-même du passage?
Et en effet comment mesurer un espace de temps si le futur n’est pas encore, si le passé n’est plus et si le présent lui-même s’évanouit dans une ponctualité limite insaisissable entre passé et avenir? La réponse d’Augustin est dans l’identification du temps à une distentio ipsius animi (une distension de l’esprit lui-même). Il ne s’agit pas d’une solution verbale, mais d’une analyse qui fait plus qu’anticiper le texte de Husserl sur la Phénoménologie de la conscience intime du temps.
La distension de l’esprit c’est à la fois l’acte par lequel l’âme se tend vers l’avenir dans l’attente (le présent de l’avenir), l’acte par lequel elle fait revivre le passé dans le souvenir (le présent du passé), enfin l’acte par lequel elle condense sous le regard de l’attention présente les deux intentionnalités précédentes, opposées par leur sens mais également ancrées dans un même présent qui dure et qui passe (le présent du présent). Le texte suivant est parfaitement explicite:
Mais qu’est-ce donc que la diminution ou l’épuisement de l’avenir qui n’est pas encore? Qu’est-ce que l’accroissement du passé qui n’est plus, si ce n’est que dans l’esprit, où cet effet s’opère, il se rencontre trois termes: l’attente, l’attention et le souvenir? L’objet de l’attente passe par l’attention pour tourner en souvenir. L’avenir n’est pas encore; qui le nie? Et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus; qui en doute? Et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif; qui l’ignore? Et pourtant l’attention est durable, elle par qui doit passer ce qui court à l’absence.
Quant à la manière concrète dont s’effectue au cœur du présent vécu la jonction du passé et de l’avenir, l’exemple de l’exécution d’un chant (exemple qui suit immédiatement le texte précédent) montre très bien qu’elle revient à poser un geste dont le rythme d’ensemble articulé sur la dualité et l’unité complémentaires de l’appui et de l’élan donne à une action particulière à la fois sa trajectoire et ses limites:
Je veux chanter un air que je sais par cœur: avant de commencer, mon attente se tend vers (tenditur) le tout du morceau ; dès que j’ai commencé, tout ce que j’en détache pour le laisser tomber dans le passé subsiste aussi à l’état de tension dans ma mémoire. Alors toute la vie de cette action mienne se trouve distendue (distenditur: elle est tendue dans deux directions) en mémoire par rapport à ce que j’ai dit et attente par rapport à ce que je vais dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle par qui ce qui n’était pas encore passe à ce qui déjà n’est plus. Et à mesure que ce geste s’accomplit, la mémoire s’enrichit de tout ce que perd l’attente, jusqu’au moment où l’attente se trouve complètement épuisée, mon action étant achevée et passée tout entière dans ma mémoire.
Et Augustin ajoute que la même analyse s’applique à chaque séquence particulière ou chaque syllabe du chant précédent comme au tout plus vaste dans lequel il pourrait lui-même s’insérer et, à la limite, à la vie entière de l’homme ou même à l’histoire globale de toutes les générations humaines.
Comment dire plus clairement que le temps vécu est d’essence gestuelle, c’est-à-dire composé d’actes chaque fois unifiés par un rythme générateur et qui peuvent s’emboîter les uns dans les autres? Le rythme dont le centre dynamogénique, situé à l’articulation de l’appui et de l’élan, est ce que les musiciens nomment ictus (accent), se retrouve, à des degrés divers, au principe de tout geste de la vie courante. Et en effet le geste est geste par le rythme en tant que ce dernier est ouverture d’un champ de présence, à savoir précisément cette distension à l’intérieur de laquelle, nous l’avons vu, les protensions basculent en rétentions.
Ces deux dernières expressions sont husserliennes, mais elles correspondent exactement au contenu du texte augustinien, lequel nous paraît radicalement phénoménologique pour trois raisons fondamentales. En premier lieu celui-ci renverse le point de vue traditionnellement et naïvement objectiviste selon lequel le temps s’écoule comme un fleuve d’amont en aval, l’avant (fonte des neiges) venant au présent (la crue actuelle) pour fuir vers l’avenir (la mer). En réalité pour le sujet qui vit le temps parce qu’il agit en lui, l’avenir n’est pas préparé derrière lui dans le passé mais il se prémédite au-devant de lui, il vient à lui, puis il tombe dans le passé. C’est ce que dit Augustin dans le texte précité et c’est ce que redira Heidegger.
En second lieu la notion d’intentionnalité est assurément une pièce maîtresse de l’argumentation augustinienne qui repose sur l’affirmation de l’existence d’une présence au non-être de l’avenir et du passé. Cette présence n’est possible que comme présence intentionnelle. Par là sont définitivement réfutés tout chosisme des états de conscience et du même coup toute conception d’une durée continue faisant boule de neige avec elle-même. D’autre part, quand Husserl parle d’intentionnalité opérante, il veut désigner par cette expression un acte du sujet plus originaire que l’activité du jugement.
Or chez saint Augustin les nombres de jugement, en dépit de ce que pourrait laisser croire leur appellation même, ne désignent nullement une activité de synthèse intellectuelle mais un acte inhérent au sens, une sorte de jugement naturel solidaire du rythme et du plaisir que nous y prenons. L’activité des nombres est chez lui, ne l’oublions pas, avant tout celle du rythme. Il ne s’agit donc pas de penser conceptuellement le temps mais de décrire l’expérience vivante par laquelle le sujet dans un seul et même acte indivisible effectue le temps et se réalise en lui. Ceci revient à dire que l’expérience du temps relève d’une gestuelle et l’exemple de l’exécution d’un chant (cet exemple revient plusieurs fois dans le De Musica et dans les Confessions) atteste la position concrète d’Augustin sur ce point. Le geste est l’œuvre du rythme, non du concept.
Seul le rythme en effet, dans l’instant qui est accent, peut nouer l’un à l’autre le présent du bondissement en avant et le présent de l’adossement au passé déjà accumulé, réalisant ainsi, en un geste indivisible mais articulé, l’unité complémentaire de deux mouvements intentionnels distincts et opposés. Impossible de rendre compte autrement de la temporalité vécue qui est toujours à la fois continue et discontinue, c’est-à-dire structurée.
Nous venons de dégager le rôle des nombres de jugement dans la production du temps. Et à cet égard saint Augustin nous est apparu pour le moins comme un précurseur à la fois de Kant et de Husserl. Mais il importe de ne pas oublier que toute cette analyse n’est qu’un premier moment ou plutôt qu’un aspect dans le dévoilement de ce qui pour Augustin constitue l’expérience complète du temps et notamment l’enjeu spirituel de la musique pour la destinée de l’âme. Et en effet selon cette perspective fondamentale il ne suffit pas de lier temporalité et subjectivité de manière en quelque sorte horizontale. La question centrale devient alors celle des divers usages possibles du temps selon qu’ils engagent l’âme tout entière dans son ascension ou dans sa chute. Cette fois il s’agit donc d’une dialectique qui concerne ce qu’on pourrait nommer la verticalité du temps et qui se rattache directement à la méditation de Plotin sur la conversion de l’âme.
Au cœur de cette dialectique verticalisante se retrouve bien sûr l’activité des nombres de jugement. Ceux-ci, nous l’avons déjà souligné, remplissent une fonction de médium entre ce qui est au-dessous et ce qui est au-dessus d’eux. S’ils sont au principe même de l’activité qui s’exerce au niveau des rythmes inférieurs (nombres entendus notamment selon la description plus haut évoquée) lorsque nous nous inclinons vers le corps, ils reçoivent en fait eux-mêmes d’une source supérieure l’impulsion qu’ils transmettent en cascade pour régler les nombres qui leur sont subordonnés. Augustin situe au-dessus de l’âme ces nombres de la raison qui excellent en beauté et coïncident avec les harmonies éternelles présentes en Dieu. Il s’agit alors de savoir si l’âme peut se tourner vers ce monde supérieur puis s’élever jusqu’à lui, et, si oui, comment?
La réponse augustinienne sur ce point rejoint ce que disait Platon de l’amour, fils de Richesse et Pauvreté, et elle annonce la parole prêtée par Pascal à Jésus s’adressant à l’âme: Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. Cette égalité que nous ne trouvions pas assurée et permanente dans les harmonies sensibles, mais que nous y reconnaissions pourtant, obscurcie et fugitive, l’âme certes ne la désirerait jamais, si elle n’en connaissait l’existence en quelque endroit. Mais cet endroit ne se trouve pas dans les espaces des lieux ou des temps, car ceux-là se dilatent et ceux-ci passent. L’âme a donc rapport à ce qui la dépasse. Et cette connaissance qui nourrit son désir est de l’ordre de la réminiscence et de l’illumination intérieure. Ces deux dernières expressions peuvent faire référence à la fois à Platon et à Plotin. Toutefois la première est plus directement platonicienne, Augustin rappelant que l’âme peut retrouver à l’intérieur d’elle-même certaines vérités éternelles en étant interrogée, et la seconde plus immédiatement proche de la théorie de la vision fondée sur l’Un dans les Ennéades.
L’important est de souligner qu’Augustin, à partir des prémisses précédentes, est conduit à poser, et c’est une thèse originale, l’existence d’une fonction proprement ontologique de la mémoire, à distinguer donc des fonctions préalablement analysées que nous dirons simplement phénoménologiques. En d’autres termes, à côté de la mémoire du passé, il existe une mémoire tournée vers les vérités éternelles au-dessus du temps. Cette mémoire comparée à la première constitue l’intériorité de l’intériorité.
Et, dans les Confessions, Dieu ne sera-t-il pas dit interior intimo meo, superior summo meo, à savoir à la fois plus moi-même que moi et transcendant le sommet de mon être? Cette profondeur infinie de la subjectivité qui définit l’homme intérieur est la mémoire même.
On peut s’interroger sur la nature du rapport entre les deux mémoires. Augustin affirme la subordination de la première à la seconde mais sans analyser le détail des opérations. Ainsi, après avoir dégagé ce qu’il nomme la force et la puissance de la raison et qui est comme à la tête de toutes les actions de l’âme, il résume tout ce travail d’analyse du De Musica qui débouchait sur la mise en lumière de l’activité des nombres de jugement:
Elle (il s’agit de la raison) a séparé tous ces rythmes psychologiques des rythmes corporels, et elle a reconnu qu’elle-même ne pourrait ni observer toutes ces choses, ni les distinguer, ni les dénombrer convenablement sans posséder en elle certains rythmes, et les appréciant à la manière d’un juge, elle a placé ces derniers au-dessus des autres d’ordre inférieur.
Et plus loin il précise la nature de ces rythmes qui servent de modèle à la raison et aux rythmes qui en sont l’imitation: Et quelles sont les choses supérieures, sinon celles où réside la souveraine, l’inébranlable, l’immuable, l’éternelle égalité? Là, il n’y a plus de temps, parce qu’il n’y a plus de variation; et de là proviennent les temps formés, ordonnés et réglés, comme une imitation de l’éternité … Augustin se borne donc ici à reprendre le thème platonicien de l’imitation ou de la participation au modèle éternel. Appliqué aux rythmes musicaux ce thème est au principe de toute la philosophie augustinienne de la musique, philosophie dominante au Moyen Age et jusqu’aux franco-flamands.
Dès lors le propos central d’Augustin porte sur le sens et les modalités de l’enjeu spirituel engagé par l’expérience musicale. Les Retractiones diront de ce 6e livre du De Musica:
Il montre comment à partir des nombres corporels, et même spirituels, mais encore changeants, on parvient aux nombres immuables qui appartiennent à l’immuable vérité, de sorte que par eux, les perfections invisibles de Dieu se révèlent à nous en s’imprimant dans les choses créées.
Il faut bien souligner qu’il ne s’agit pas là d’une activité proprement intellectuelle ou conceptuelle mais d’une expérience spirituelle totale qui engage l’âme tout entière et surtout qui se joue dans l’ordre de la sensibilité. Même s’il est question de nombres, nous ne sommes donc pas du côté de Leibniz et de son entendement qui en musique compte inconsciemment, mais plutôt dans le champ du jugement esthétique kantien qui est de la nature du sentiment, du plaisir, de la réflexion et du symbole. Nous avons déjà précisé plus haut que les nombres de jugement s’identifient à l’acte même du sentir lorsque nous trouvons plaisir dans l’égalité des rythmes ou que nous sommes offusqués quand on y manque. Aussi bien, lorsque Augustin, toujours à propos de ce même cinquième genre de nombres ou de rythmes, parle de porter un jugement, comme au nom d’un droit naturel, sur tous ces phénomènes, en les approuvant ou en les rejetant, ce jugement de valeur est d’abord de l’ordre du plaisir, un plaisir qui, en s’élevant et en s’approfondissant, se transmute en pure délectation contemplative: La jouissance est comme le poids de l’âme: la jouissance donc oriente l’âme. Car où sera ton trésor, là sera ton cœur (Matth., VI, 21); où est la jouissance, là est le trésor, où est le cœur, là est le bonheur ou la misère.
Cette dialectique du bonheur ou de la misère se joue au cœur même de l’expérience musicale identifiée au mouvement de l’âme capable de reconnaître ou non les réalités supérieures comme plus désirables que les inférieures. Et en effet, au lieu de prendre appui sur les beautés temporelles et passagères pour s’élever jusqu’à goûter la suavité des harmonies éternelles, l’âme peut se laisser séduire par le plaisir sensible et l’amour des choses frivoles, cédant ainsi à la curiosité ennemie de la paix. Il est certes difficile de nier qu’Augustin entretient une méfiance certaine à l’égard des sens et du corps, attitude plotinienne qu’il a d’ailleurs tenté de corriger partiellement, comme en témoignent les Retractiones. Toutefois on doit souligner que, dans l’esprit chrétien de l’incarnation, il opère une distinction entre sensibilité et sensualité: Ce qui souille l’âme, ce ne sont donc pas les harmonies inférieures à la raison et belles en leur genre, mais l’amour de la beauté inférieure. Augustin, à la suite de l’apôtre Paul, nomme chair cette lutte contre l’esprit et en distingue la santé du corps définie comme le bon usage des harmonies inférieures.
L’âme se tient dans l’ordre en aimant selon toutes ses forces ce qui est au-dessus d’elle et par la vertu de cet amour … Elle met l’ordre dans les choses inférieures sans en être souillée.
Tel est, selon saint Augustin, la musique en sa vérité: maîtresse de vie spirituelle. Certes en fait elle manque souvent à son essence selon qu’elle se travestit soit en art de séduction ou de sensualité, soit en magie tisseuse d’illusions, soit en simple peinture des émotions individuelles.
Ce qui ne veut pas dire a contrario, comme on en a parfois prêté l’idée à Augustin, qu’elle doive s’identifier à une sorte d’arithmétique en partie inconsciente d’elle-même s’adressant, au-delà du sensible, au pur intellect. En réalité il s’agit d’une combinatoire qui en jouant sur les possibilités multiples du son (intervalles, rythmes et timbres) construit au-dessus de la temporalité horizontale des passions et de la dispersion charnelle un ordre du temps vertical où tout est paix et sérénité de l’âme. Technique de silence, de recueillement et d’approfondissement intérieur, la musique ainsi pratiquée se trouve toute tendue vers l’effacement devant une expérience plus haute, car l’amour vrai est extase (sortie hors de soi) et non pas narcissisme (complaisance en soi). Dès lors, si la musique n’est pas en soi prière, elle peut être pour cette dernière sa langue privilégiée.
Cette manière d’entendre la musique va régner jusqu’en plein 16 éme siècle. Disparaîtra-t-elle alors à jamais? Bien téméraire qui oserait l’affirmer! Au 20 éme siècle -en ce siècle qui voit la peinture renouer avec Byzance dans sa quête de la lumière et de la couleur- Stravinsky dira-t-il autre chose qu’Augustin sur l’essence ineffable de la musique en évoquant ce qu’il nomme la vérité de l’ordre musical? Pour le compositeur de la Symphonie de Psaumes et du Canticum Sacrum la musique n’est ni jouissance purement sensuelle, ni pathos sentimental, ni Art-religion à la manière wagnérienne mais un élan spirituel vers les hautes mathématiques musicales grâce auxquelles l’homme institue précisément un ordre musical et règle ainsi son rapport au temps en rapportant ce dernier à l’éternité.
Assurément le texte suivant extrait de Chroniques de ma vie sonne très augustinien:
La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent. Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir l’écoulement du temps -de ses catégories de passé et d’avenir- sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent. Le phénomène de la musique nous est donné à seule fin d’instituer un ordre entre l’homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc nécessairement et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint, tout est dit. Il serait vain d’y chercher ou d’en attendre autre chose. C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d’un caractère tout à fait spécial, qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne.
Diaghilev, Nijinski et Stravinski en 1911
Ce principe de réalisation de l’ordre du monde que rejoint tout artiste pour Augustin n’est-il pas analogue à la Natura Naturans des Modernes? Mais hélas! L’ordre institué par les nombres qui jouent avec cette durée [par exemple dans la prosodie] comme avec les pièces d’un échiquier, est éternel et immuable: un plus deux égalera toujours trois … Trop platonicien encore, trop peu chrétien; ce n’est pas la nature des choses qui est éternelle, mais Dieu. Ô Descartes: si Dieu le voulait, 2 plus 2 ferait 5. Encore un effort, Augustin, pour être républicain. Dans la république en effet Ce qui ne passe pas ne se constate pas mais se conjugue à l’impératif, sous le nom de Droits de l’Homme. Toutes ces choses se tiennent.
Raymond Court, Sagesse de l’art, Klincksieck, 1982
Mosaïques, sculpture et monnayage de l’Antiquité tardive