Le National-socialisme et l’Entreprise moderne

La mise en scène du national-socialisme privilégie la hiérarchie rigidifiée et la discipline de fer, comme si le peuple allemand n’était plus qu’une immense armée aux ordres de l’appareil d’État. Il est vrai que l’armée allemande défile de manière impressionnante mais les parades nazies dissimulent un immense désordre ou plus exactement une anarchie mi-volontaire et mi-subie.

Tel est le point, essentiel à la compréhension du nazisme: par son idéologie et dans sa pratique, le national-socialisme vise la dissolution de l’État dans la communauté raciale (Volksgemeinschaft) qu’est censée former le peuple allemand. Le nouveau Reich n’est pas l’État mais la reprise fantasmée du regnum médiéval, étrangère au droit puisque la communauté raciale est harmonieuse par elle-même. Ce qui subsiste de l’État après 1933 est utilisé pour réaliser cet ordre spontané: les institutions politiques sont remplacées par des agences spécialisées et des services rivaux qui se font concurrence selon la logique darwinienne. Il y a la SA et la SS, la SS et la Wehrmacht, le commissariat du Reich pour le renforcement de la race, l’organisation Todt, le Plan de quatre ans, les ministères …

L’entreprise privée est, quant à elle, conçue comme une communauté des chefs et des ouvriers, au sein de laquelle la fraternité raciale exclut la lutte des classes. Au-dessus, il n’y a plus de chef de l’État mais une Führung, une instance de commandement incarnée par le Führer, qui n’est pas un despote mais un guide-compagnon (FührerGenosse) exprimant l’esprit et la volonté de la race, dans cette Allemagne qui aurait renoué avec sa liberté originelle, authentiquement vécue dans les forêts germaniques.

Et dans les entreprise, l’autonomie du collaborateur (il était question d’abolir le terme employé, tout comme chez Wal Mart de nos jours …), libre et joyeux, doit conjurer les divisions de la société

C’est dans ce contexte idéologique que se développe la théorie et la pratique du management. Le management n’est pas une invention nazie mais bien une adaptation pertinente aux conceptions vitalistes, darwiniennes et communautaristes du national-socialisme. Les nazis comprennent que la coercition est inefficace: ils veulent obtenir l’adhésion à leur projet et une mobilisation efficace pour la réalisation de leurs objectifs. D’où le recours au management (Menschenführung) pour forger la communauté productive. Le travail doit s’accomplir dans la joie, avec pour récompenses un bon salaire et de sains loisirs. Étonnante modernité nazie, écrit Johann Chapoutot. L’heure n’est pas encore aux baby-foot, aux cours de yoga, ni aux chiefs happiness officers, mais le principe et l’esprit sont bien les mêmes. Déjà, on distribue aux ouvriers et aux soldats des doses massives de méthamphétamines qui permettent d’améliorer les performances productives et meurtrières. Et l’éloge de la performance productive (Leistung) implique logiquement l’élimination des êtres non-rentables (leistungsunfähige Wesen) et des êtres indignes de vivre (lebensunwürdige Menshen).

Reinard Höhn est le principal artisan et promoteur du management nazi. Ce juriste de droit public adhère au NSDAP en mai 1933, puis à la SS où il intègre son service de renseignement (SD) pour y diriger les études sur les espaces de vie du peuple allemand. Devenu directeur de l’Institut de recherches sur l’État, ce protégé de Himmler donne tant de satisfaction qu’il devient standartenführer (colonel SS) en 1939 puis oberführer (général) en 1944. Pour ce nazi exemplaire c’est la communauté (gemeinschaft) qui crée l’État, non le contraire. L’État n’est qu’un simple appareil un outil secondaire. Nostalgique de la liberté des forêts, Reinhard Höhn veut libérer les forces vives, gérer efficacement la ressource humaine (Menschenmaterial), développer l’autonomie au sein de la communauté du peuple, en lutte pour la conquête de son espace vital. Dans la revue Reich, Volksordnung, Lebensraum (Empire, ordre racial, espace vital) que dirige Reinhard Höhn, on lit des éloges du Saint-Empire, de la décentralisation, de la subsidiarité, de l’initiative créatrice, de l’élasticité, de la simplification normative (Vereinfachung),de la concurrence entre les services, qui seraient bien supérieures à la rigidité de l’administration française et d’un État bismarckien beaucoup trop protecteur des faibles.

A partir de 1941, écrit Johann Chapoutot, c’est la Shoah qui peut être lue au prisme du darwinisme administratif: des initiatives locales, elles mêmes concurrentes, suscitent l’approbation du pouvoir central dans une logique de radicalisation cumulative qui, du point de vue d’Hitler, de Himmler, de Goebbels et d’autres, comme Robert Ley, chef du Front allemand du travail et antisémite rabique, est par principe vertueuse. La Solution finale est l’objectif indiscutable et indiscuté, l’application résulte de l’action participative, souple, réactive, efficace dans la construction rapide d’une industrie de la mise à mort.

Johann Chapoutot ne dit pas que le management est criminel par essence, mais qu’il a effectivement été mis au service d’une entreprise criminelle avant d’être utilisé par le capitalisme libéral dans la République fédérale. Comme tant d’autres officiers nazis, comme par exemple Hans-Martin Schleyer, capitaine SS en charge de l’aryanisation de l’économie slovaque devenu chef du patronat allemand, le SS-Oberführer Reinhard Höhn est devenu après la guerre le formateur en chef des cadres allemand dans son institut de Bad Harzburg qui fit la fierté de la République fédérale pendant des décennies. Ceci sans que Höhn ait à renier ce qu’il enseignait entre 1933 et 1945: flexibilité, performance, décentralisation dans l’entreprise communautaire qui proscrit la lutte de classe et participe à la reconstitution de la puissance allemande face au communisme. Sous la croix gammée comme dans la démocratie libérale, c’est le même darwinisme qui fut mis à l’œuvre.

Bernard La Richardais, Royaliste

Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020