L’histoire débute à Tarbes dans les années 1890. La femme du général en garnison s’adonne au spiritisme avec son mari, Élie Noël, pour se distraire un peu et étudier des phénomènes que le colonel de Rochas, polytechnicien comme le général, et pionnier des sciences psychiques, avait décrits dans ses ouvrages. La générale se rêve des origines lointaines: elle se fait appeler Carmen ou Carmencita alors que son prénom est Cécile, se prétend originaire du pays de Galles, et enfin se croit la réincarnation d’une princesse indoue dont, il y a trois cents ans, le prince Bien-Boâ était tombé follement amoureux avant de se noyer.

Marthe Béraud, Apparition ectoplasmique du Président Woodrow Wilson, 1913. La nudité de Marthe fit scandale, y compris dans les milieux spirites, jusque là très puritains. Mais les choses changent …
L’esprit du prince apparaît régulièrement à la générale, lors des séances de spiritisme, pour lui manifester son amour et la guider … Les séances se passent en compagnie d’officiers coloniaux et de dames de connaissance. Carmencita Noël, qui en est le guide, magnétise les participants, et l’un d’entre eux obtient en 1895, selon la formule consacrée, de beaux phénomènes physiques qui incitent la générale à en publier le récit dans Light, une revue italienne, récit traduit ensuite dans les Annales des sciences psychiques.
Ce récit est anonyme car, précise la rédaction des Annales, les personnes en cause, par leur qualité d’officiers de l’armée active, pourraient éprouver du désagrément à voir leur nom publié. Cette précaution reviendra plus tard, signe que l’on n’exposait pas sans risque sa croyance spirite. Le général participe aux séances, mais c’est surtout Carmencita Noël, spirite kardéciste convaincue, qui semble habitée par une foi inébranlable en la doctrine des Esprits.
Après sa mort, en avril 1907, son mari ne souhaitera plus entendre parler de spiritisme.
Au début, raconte le général Noël, Bien-Boâ -dont Richet photographiera le fantôme- esprit d’un ancien grand prêtre hindoustani, et sa sœur Bergolia se manifestaient et communiquaient par le guéridon, puis par l’écriture.
Lorsqu’en octobre 1895, le général fut réaffecté à Alger, sur sa demande, les fantômes suivirent la famille dans sa villa face à la baie, villa baptisée Carmen en l’honneur de la femme du général. L’Algérie était alors un haut lieu du spiritisme. Là, Bien-Boâ se matérialisa, selon le vocabulaire spirite, c’est-à-dire qu’il prit forme en dehors du médium utilisé pour les séances. Une relation passionnelle et même charnelle s’établit entre Carmencita et son fantôme, aux effets antidépresseurs évidents chez une femme qui se plaint perpétuellement de sa santé et semble souffrir le martyre. Il le lui faut; elle ne peut se passer de lui; lorsqu’il est présent, elle demande qu’il l’embrasse, elle le touche …

Bien-Boâ. Il s’agissait du cocher, Areski, qui a du bien s’amuser
Cet aspect n’a pas échappé à Marthe Béraud, la médium favorite de la villa Carmen. Celle-ci déclarera quelques années plus tard que la générale était une pauvre névrosée à qui il fallait absolument son fantôme. S’il ne venait pas, elle s’en prenait aux domestiques et entrait dans des états de colère effroyables.
À la villa Carmen, on ne cherchait qu’une chose, confiera-t-elle, s’amuser en donnant satisfaction aux manies maladives de la générale. Bien-Boâ était une véritable drogue et, lors de ses absences, la générale se morphinisait pour calmer ses névralgies. Le général laissait faire. Sa femme fut en outre accablée par le décès en 1904 de son fils unique, auquel était fiancée Marthe Béraud. Les deux familles étaient très proches, le père de Marthe, sous-officier, ayant procuré au fils du général Noël un travail en Afrique où il trouva la mort.
À partir de 1902, Carmencita Noël envoie des comptes rendus de séances à Gabriel Delanne, le directeur de la Revue scientifique et morale du spiritisme, qui tente alors de construire un spiritisme scientifique.
Cette publication, qui popularise largement le nom de Bien-Boâ, fait surgir au bout de quelque temps des suspicions de fraude, d’illusion ou d’hallucination au sein même des lecteurs de la revue. Gabriel Delanne, convaincu d’être en présence de phénomènes véridiques d’une importance capitale pour le spiritisme, fait part de ces doutes au général Noël. Ce dernier lui propose alors de venir à Alger constater par lui-même la réalité des manifestations et s’assurer des bonnes conditions d’expérimentation.
Un pied de nez au patriarcat … Oui, comme l’hystérie …
Arrivé en juillet 1905 pour sept semaines, Delanne entreprend des vérifications minutieuses de la salle des séances de matérialisations et prend des notes détaillées des séances auxquelles il assiste, qui seront publiées dans sa revue dès octobre 1905. La marche des séances est d’ailleurs toujours la même: Carmen Noël magnétise un ou deux médiums, assis sur des chaises derrière un rideau à l’angle du cabinet à matérialisations; les assistants, assis autour d’une table devant le rideau, font d’abord une prière, puis chantent en chœur en attendant, quelquefois jusqu’à quarante minutes, que le rideau bouge et s’entrouvre pour laisser voir une apparition matérialisée. La pièce est éclairée seulement par une lanterne rouge contenant une bougie. Tout ce protocole est orchestré par Carmen Noël qui recommande à chacun de garder sa place, de ne pas parler, de faire la chaîne en se tenant les mains et de chanter à sa demande. Elle recommande aussi de ne pas toucher au fantôme s’il s’approche assez près, mais elle-même se laisse embrasser par Bien-Boâ presque à chaque apparition, notant même un jour qu’il transpire! Lorsque l’esprit se fait trop attendre, elle l’exhorte à sortir.
On comprend, à travers cette description, que l’on ait pu penser à une mise en scène théâtrale, et que l’hypothèse d’un mannequin soit rapidement apparue. Delanne s’applique à démonter ces critiques. Il se veut sceptique et vigilant; il n’écarte à aucun moment la possibilité de fraude consciente ou inconsciente des médiums, se référant sur ce dernier point aux travaux d’Ochorowicz avec la célèbre médium Eusapia Palladino. Il n’écarte pas la possibilité que les uns et les autres, dont lui-même, puissent avoir été victimes d’une hallucination. Finalement, il considère comme décisive la photographie simultanée du fantôme et du médium sur le même cliché. Pour lui, c’est la preuve indubitable que le médium n’a pas fraudé et que le fantôme n’est pas une hallucination ou une illusion des sens.
La photographie est ici la preuve de l’invisible, car elle est en relation analogique avec le pouvoir du médium qui, lui aussi, révèle l’invisible.

Henri Martin, portrait de Jean Jaurès: un adepte convaincu de la métapsychique
Pourtant, par loyauté, Delanne signale qu’il a surpris par deux fois le cocher arabe Areski en flagrant délit de fraude. Que faisait-il? Une fois, il jouait à l’esprit frappeur contre la paroi du cabinet de toilette de la générale; une autre fois, il dissimulait une étoffe dans le cabinet aux matérialisations. Le général expliqua à Delanne que le cocher était certainement alors en état de transe et sous l’obsession d’un mauvais esprit, et il ordonna à Areski de ne plus participer aux séances. Cette précaution sembla suffire à Delanne qui ne remit pas en cause ce qu’il avait vu ni ce qu’il allait voir au cours de ses séances communes avec Charles Richet.
Charles Richet rapporte dans ses mémoires qu’il reçut en 1902 la visite d’un officier de marine ayant récemment assisté à Alger, chez le général Noël, à des faits tout à fait extraordinaires. Cet officier lui aurait confié ses comptes rendus de séances dont la précision impressionna Richet et le décida à aller voir lui-même ce qui se passait à Alger. Richet se rendit chez les Noël en 1903, mais il ne crut pas alors devoir en conclure quelque chose.
À l’invitation du général Noël, il séjourne une deuxième fois à Alger où il rejoint Delanne, du 11 août au 3 septembre 1905. Richet est alors président de la Society for Psychical Research, la société savante créée à Londres en 1882 pour l’étude des phénomènes psychiques, et c’est aussi à ce titre qu’il se rend à Alger. Ce n’est pas la première fois que Richet se déplace ainsi pour observer des phénomènes médiumniques. Au cours des années 1890, il se rendit en Saxe, à Rome, en Suède, à Milan.
C’est à Milan qu’il découvre en 1892 une femme à la médiumnité physique extraordinaire, Eusapia Palladino, révélée depuis peu au monde scientifique par l’aliéniste et criminologue Cesare Lombroso. Richet reconnaîtra que c’est à cause d’elle qu’il s’est tant intéressé aux phénomènes physiques de la médiumnité, phénomènes qu’il n’a eu de cesse de confirmer durant le reste de sa vie. Or, parallèlement à l’affaire de la villa Carmen, de 1905 à 1908, Eusapia Palladino est étudiée à Paris à l’Institut général psychologique par un groupe de savants qui, publièrent un rapport ouvert aux éventuelles capacités médiumniques d’Eusapia, mais mettant en évidence un certain nombre de fraudes.

Le récit des séances auxquelles participa Richet à la villa Carmen nous est fourni par Gabriel Delanne, qui était également présent et qui en commence la publication dans les Annales des sciences psychiques dès son retour à Paris, en septembre 1905. Avec Delanne, Richet inspecte les lieux et veut prendre toutes les précautions pour contrer la fraude; il a apporté un appareil photographique et compte bien l’utiliser pour photographier simultanément le médium et l’apparition. Les médiums sont Aïscha, une domestique noire que la générale Noël a pris à son service pour ses dons médiumniques, et Marthe Béraud, la fille d’amis de la famille Noël qui vient proclamer que cette expérience est capitale pour le spiritisme: les fantômes ont la même constitution que les êtres humains. Ils sont bien une réincarnation momentanée.
Qu’en pense au juste Richet? Dans un article du Figaro du 9 octobre 1905 au titre ambigu, Par-delà la science, le savant écrit: Au risque d’être regardé par mes contemporains comme un insensé, je crois qu’il y a des fantômes. C’est, selon lui, le chapitre le plus émouvant de tout le domaine occulte. Il en a observé lui-même dans des conditions irréprochables, ajoute-t-il, sans toutefois faire mention de la villa Carmen. D’autres savants, comme Crookes et Wallace en Angleterre, Zoellner en Allemagne, Gibier en France, n’ont-ils pas également constaté leur existence? Mais il reste que la preuve, que pourrait donner une photographie probante et authentique, n’a pas encore été fournie. En attendant, il existe des faits, indubitables, qui laissent penser que certaines personnes, les médiums, dans d’inconnues conditions de clairvoyance, peuvent se mettre en relation avec les consciences d’êtres disparus. Il faut toutefois se garder d’y voir l’intervention des esprits spirites; l’explication est plus complexe, à venir, et sûrement naturelle. Hardi et courageux sera celui qui se lancera dans son étude, avertit Richet, comme pour lui-même. La frontière est en effet mince entre un au-delà et un par-delà de la science.
En novembre, Richet va plus loin: il authentifie dans les Annales des sciences psychiques les comptes rendus, en cours de publication par Delanne, de leurs séances communes à la villa Carmen. Son article est accompagné des photos prises par ses soins à Alger. La preuve, cette fois, est faite. Sa phrase introductive apparaît bien vite comme une fausse précaution discursive: Ce n’est pas sans grande hésitation que je me suis décidé à publier ces expériences; elles sont assez étranges pour provoquer l’incrédulité.
À le lire, il est évident que sa conviction est faite. Richet affirme qu’il a tout vérifié, que personne n’a pu entrer dans la salle des expériences sans qu’il le sache, qu’il n’y avait pas de mannequin ou d’image reflétée dans un miroir, qu’il n’a pas halluciné. Ce qu’il a vu avait les attributs de la vie. Le médium se serait-il travesti? Richet repousse cette supposition par l’argument de l’honorabilité de Marthe Béraud, fiancée au fils Noël et qui n’a aucune raison de les tromper. Et, malgré quelques réticences Bien-Boâ se montre presque à chaque fois, sans rien dire; la générale, comme à l’accoutumée, demande à être embrassée. Lors de la séance du 26 août 1905, Richet étend soudain la main par-dessus la table devant laquelle il est assis en direction de Bien-Boâ; celui-ci la saisit et la serre avec force. Enhardi, Richet demande à percevoir les battement du cœur de l’apparition. La générale formule la demande à Bien-Boâ, retourné entre-temps derrière les rideaux, qui accepte. Richet passe une main et sent une poitrine, qui n’est pas celle d’une femme, dit-il aux assistants, mais n’a pas assez de temps pour sentir les battements cardiaques.

Les ectoplasmes de Katherine Mansfield et de Howard Philip Lovecraft. Une Apparition? Une Installation? Un Hallucination? Une Photographie? Un Dessin à l’aérographe? Une Paréidolie perfectionnée? Et que vient faire Mansfield là-dedans?
Pourquoi s’arrêter-là? Richet est si prêt de son experimentum crucis! Il demande donc si le fantôme pourrait laisser fondre sa main dans la sienne. Il passe de nouveau la main entre les rideaux et saisit une main qui se présente; pendant plus d’une minute, il reste ainsi avec la main du fantôme dans la sienne. Mais cette main ne fond pas! Bientôt elle montre des signes d’impatience et cherche à se dégager. Pourquoi Richet n’a-t-il pas alors tiré vers lui le supposé fantôme, s’indigneront certains? Il aurait enfin su de quoi il était fait! Attitude indigne et de surcroît suspecte pour un expérimentateur de son renom. Mais non, Richet ne tira pas à lui le fantôme; il le laissa partir. Le voile -ici le rideau- devait être maintenu et l’espoir de savoir avec lui.
Cependant le savant disposait d’autres moyens, plus techniques, pour authentifier l’Esprit: la photographie et la chimie. Le 29 août, muni d’un nouvel appareil photographique stéréoscopique, à flash de magnésium, il prend plusieurs clichés avec l’aide complaisante du fantôme, qui attend patiemment que Richet soit allé chercher de l’alcool pour le flash. Le 1er septembre, Bien-Boâ se promène tranquillement dans la pièce où tout le monde peut le deviner à la lumière rouge de la lanterne. Il ne parle toujours pas, ne demande rien, se montre seulement. Arrivé près de Charles Richet, il promène sa main sur sa tête. Un peu plus tard, le fantôme étant en face de lui, Richet pose sur la table un ballon en verre rempli d’eau de baryte et muni d’un tube. Il fait demander à Bien-Boâ de souffler dans le ballon; le fantôme s’exécute, et le liquide se trouble d’un nuage blanc, mettant en évidence la présence de gaz carbonique dans l’haleine du fantôme. Tout le monde applaudit; Bien-Boâ salue alors comme un acteur et rentre dans le cabinet. Quelques instants plus tard, il ressort pour demander à parler à Richet. Que se sont-ils dit? Gabriel Delanne ne le sait pas et le mystère ne sera révélé que plus tard. Delanne est tout à sa joie, il termine son article en avouant sa certitude qu’il a bien assisté à une matérialisation, que le corps du médium s’est vidé pour remplir un être émanant de lui. Certes, le physiologiste n’interprète pas le phénomène comme les spirites par la présence de l’esprit d’un défunt, mais il est convaincu qu’il y a là de quoi révolutionner toute la physiologie et toute la philosophie.
La nouvelle et les photos furent reprises aussitôt dans la presse, avec ironie pour les uns, enthousiasme pour les autres, et stupéfaction pour tous car il s’agissait tout de même du savant Richet, un disciple proclamé de Claude Bernard.
Il ne fallut pas longtemps pour que l’enthousiasme retombe.
Un commentaire sur “2 Il est mort noyé il y a trois cent ans. Et il est revenu !”
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