Et si les Droits de l’Homme étaient une invention mortifère de l’Occident colonial ?

Les vrais rebelles seraient alors différentialistes. Oh pas racistes. Indigènes de la République. Poutiniens. La Nouvelle Droite des années 70, Éléments et Alain de Benoist, auraient en silence raflé toutes les mises, y compris dans les soi-disant gauches radicales, pour aboutir à la catastrophe en cours.

Mais non. Retour amont:

Lorsque l’humaniste espagnol Juan Ginés de Sepulveda entreprit de fonder en raison l’asservissement des populations indiennes, c’est tout naturellement à Aristote qu’il se référa, lui qui avait passé une grande partie de sa vie à le traduire et à le commenter. Il se souvint en particulier du fameux texte sur les esclaves par nature et la chasse comme branche de l’art de la guerre.

Les Indiens sont des gens barbares et inhumains, étrangers à la vie civile et aux coutumes pacifiques. Et il sera toujours juste et conforme au droit naturel que ces gens-là soient soumis à l’empire de princes et de nations plus cultivés et humains, afin que, bénéficiant de leurs vertus et de la sagesse de leurs lois, ceux-ci s’éloignent de la barbarie et se décident à une vie plus humaine … S’ils rejettent cependant un tel empire, celui-ci pourra leur être imposé par la force des armes, et cette guerre sera juste selon le droit naturel.

Et de citer Aristote:

Il y a un art de la chasse qu’il convient d’employer non seulement contre les bêtes, mais aussi contre les hommes qui, nés pour obéir, refusent la servitude.

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Théodore de Bry

Ce qui n’avait longtemps plus été qu’une formule endormie, abandonnée à la poussière des monastères, avait désormais repris chair, et de la façon la plus concrète, sur l’autre rive de l’Atlantique. La chasse à l’homme était de retour, et, avec elle, de très anciennes doctrines.

Mais cette reprise des théories antiques s’opérait au sein d’un tout autre horizon philosophique, celui de l’humanisme chrétien. Or cela n’allait pas sans accrocs. La tension la plus forte émergeait au contact de la théorie aristotélicienne de la domination et de la doctrine chrétienne de la conversion. Alors que la première se fondait sur une conception différentialiste et fixiste de l’inégalité, la seconde professait au contraire officiellement un dogme de l’unité du genre humain et de l’égalité universelle.
Conscient de la difficulté, Sepulveda tenta une conciliation, qui se traduisit par une révision notable de la thèse d’Aristote. L’apport consistait en ceci: l’assujettissement des humains de moindre humanité se fera désormais non plus seulement sous le prétexte de l’imperfection de leur nature, mais encore en vue de leur humanisation. Cet argument de facture civilisatrice tranchait, par sa dimension dynamique, avec l’ancienne théorie de l’esclave par nature. De même, la guerre-chasse, qui n’était chez Aristote qu’un simple moyen d’acquisition, laissant inchangée la nature de ses proies, fut désormais présentée comme le moyen de leur humanisation. Ceci -et ce n’était pas le moindre des paradoxes -alors même qu’elle revenait, en pratique, à les traiter comme des bêtes.
Mais Sepulveda semblait hésiter. D’abord, les Indiens étaient qualifiés d’homunculi, littéralement des petits hommes, des hommes diminués, dans lesquels on trouve à peine trace d’humanité- une imperfection qui les rendait incapables de se gouverner eux-mêmes, et fondait par conséquent le droit des Européens, plus humains, à les commander. C’était l’argument de l’humanité supérieure du conquérant. Mais à peine posait-il cette thèse de l’humanité déficiente des indigènes qu’il passait à une autre -celle de leur inhumanité morale: ils dévorent de la chair humaine, ils pratiquent des rites-monstrueux avec l’immolation de victimes humaines, autant de crimes contre-nature, dont l’énormité vaut exclusion de l’humanité.
Une exclusion radicale qui ne l’empêchait nullement, à quelques paragraphes d’intervalle, de leur reconnaître par ailleurs une essence humaine dès qu’il s’agissait de montrer que la conquête était l’instrument privilégié de la propagation de la foi -on n’évangélise pas des bêtes.

Carte-à-jouerCarte à jouer, 1794

À peine humains, inhumains, humains– les qualificatifs variaient du tout au tout selon qu’il s’agissait de reconnaître les Indiens imparfaitement humains pour les dominer, parfaitement inhumains pour les proscrire, ou essentiellement humains pour les convertir. Mais cette hésitation ontologique ne faisait en réalité que traduire le triple rapport de pouvoir qu’il s’agissait de leur appliquer en pratique: celui du maître d’esclaves, celui du souverain et celui du pasteur. Le problème était que ces différentes formes de pouvoir, alors même qu’elles étaient en train de fusionner pratiquement en Amérique, s’étaient historiquement dotées de discours de légitimation hétérogènes. Pour théoriser le nouveau droit de conquête, il fallait parvenir à les agréger en un bloc cohérent.

Ces éléments, d’abord mal articulés, se fondirent en une théorie unifiée du pouvoir colonial. Celle-ci fut magistralement énoncée par Bacon en 1622 dans son Dialogue sur la guerre sacrée. Il la mit dans la bouche de Zebedaeus, personnage de catholique romain zélé incarnant les positions du catholicisme fondamentaliste de l’époque.

Sans surprise, tout commençait par Aristote: par leur nativité même, certains êtres sont nés pour commander et d’autres nés pour obéir. Mais cette thèse classique était immédiatement retraduite en langage juridico-théologique. Qu’est-ce qui permet en effet de nier le droit d’une nation à se gouverner elle-même? Pour répondre, il faut remonter à la donation originale du gouvernement, c’est-à-dire à la Bible, qui livre, en une phrase, la clé du fondement de la souveraineté: Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance et qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et sur les animaux de la Terre.
Bacon/Zebedaeus, à la suite de Victoria, estime que ces deux idées -l’homme image de Dieu et l’empire de l’homme sur la Terre- sont logiquement liées: La domination n’est fondée que dans l’image de Dieu. En conséquence de cette théorie iconique de la souveraineté, il suffit que des hommes s’écartent de la ressemblance divine pour qu’ils perdent tout pouvoir. Le droit de souveraineté étant conditionné à l’imago dei: défigurez l’image, vous détruisez le droit. Mais à quoi reconnaître cette défiguration? L’image de Dieu a pour équivalent connaissable la raison naturelle. Les peuples défigurés sont donc ceux dont le mode de vie diverge d’avec les normes de vie raisonnables. Un tel écart entraîne non seulement la perte de leur souveraineté, mais aussi leur mise au ban des nations:

Nous pouvons ainsi voir qu’il y a des nations de nom, qui ne sont pas des nations en droit, mais seulement des multitudes, et des essaims de gens. Tout comme il y a certaines personnes mises hors la loi et proscrites par les lois civiles de plusieurs pays, il y a des nations mises hors la loi et proscrites par la loi de la nature.

Ernest-Stafford-Carlos-Francis-Bacon-1561-1626-1st-Baron-Verulam-and-Viscount-St...e....ChancellorFrancis Bacon

On assiste en fait ici à l’articulation de deux notions que nous n’avions jusqu’à présent rencontrées que sur le mode de la juxtaposition. Chez Sepulveda, d’une part les Indiens correspondaient au concept d’esclave par nature, et d’autre part ils étaient proscrits de la loi commune en raison de l’inhumanité de leurs mœurs. Or ici, c’est l’écart d’avec l’image de Dieu, soit d’avec la loi naturelle, qui devient le contenu même d’un concept révisé d’esclave par nature.

Les deux notions se nouent l’une à l’autre de telle façon que la première se définit à présent par la seconde: sont serviles par nature ceux qui s’écartent de la définition théologico-juridique de la nature humaine -une discordance qui les met hors-la-loi. Esclaves et bannis, dominés et proscrits, hors-la-loi et asservis: ces catégories, héritées de deux régimes distincts de rationalité politique, étaient en train de fusionner.

Mais cette refonte notionnelle exprimait, là encore, la combinaison des pratiques correspondantes dans les fait: chasse aux esclaves et chasse aux hommes-loups, chasse d’acquisition et chasse d’exclusion, chasse de domination et chasse d’éradication se combinaient dans la conquête du Nouveau Monde.
Cette synthèse catégorielle correspondait à la construction d’un nouveau concept de proie, qui étendait aux peuples à conquérir la notion d’ennemis communs du genre humain, jusque-là surtout réservée aux pirates. C’était un geste de proscription de l’ennemi, identifié aux nations contre nature. Les Indiens, parce qu’ils étaient anthropophages, avaient fourni aux Espagnols une juste cause d’envahir leur territoire, comme étant rendu confiscable par la loi de la nature. On reprenait le schéma de l’exclusion pastorale, mais en l’étendant à l’échelle du monde pour en faire la matrice théorique d’une chasse universelle aux proscrits de l’humanité.
Au terme de cette redéfinition, la proie n’est plus tant réputée inférieure par nature que naturellement hors-la-loi. Or, si la première caractérisation autorise son asservissement, la seconde impose son éradication. Refondé sur une telle base, l’impérialisme naissant recevait un pouvoir d’hostilité absolu de jure, qui pouvait se contenter de la conquête, mais aussi aller jusqu’au massacre.

img.phpMédaille anglaise, vers 1820

Le discours de Zebedaeus s’achevait sur un appel à une coalition guerrière des nations civilisées:

Nous … chrétiens, à qui il a été révélé … que toutes les générations du monde descendent des deux mêmes individus: nous, dis-je, devons reconnaître qu’aucune nation n’est totalement étrangère à une autre. Citant Térence -je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger, le personnage poursuivait:

S’il y a bien une telle ligue ou telle confédération tacite, ce n’est certainement pas sans but … Elle est dirigée contre ces hordes ou ces bancs de gens qui ont totalement dégénéré des lois de la nature, qui ont dans leur corps et dans la constitution de leur état quelque chose de monstrueux, et qui … peuvent être mis au nombre des ennemis et des griefs communs du genre humain, et considérés comme le scandale et l’opprobre de la nature humaine. Face à de tels gens, toutes les nations sont intéressées à leur en vouloir, à les supprimer.

Le texte surprend par sa violence, mais aussi par ce qui apparaît comme une contradiction dans les termes: se réclamer des maximes fondamentales de l’humanisme pour fonder un appel à la soumission guerrière des peuples ayant dégénéré de l’humanité.

Carl Schmitt a essayé de montrer que cette tension n’était qu’apparente. On était en train de passer, dans la théorie de la guerre juste, d’un argument dérivé d’un concept particulier d’humanité, l’humanité supérieure du conquérant, argument d’inspiration aristotélicienne, à un autre: celui de son humanité absolue, proclamée à l’exclusion de celle de ses ennemis, dès lors rejetés dans l’inhumanité et susceptibles d’être soumis à une violence sans limite. L’humanisme serait en lui-même porteur d’une exclusion meurtrière:

Pufendorf cite en l’approuvant l’affirmation de Bacon disant que certains peuples sont proscrits de la nature elle-même, par exemple les Indiens parce qu’ils mangent de la chair humaine. Aussi bien les Indiens d’Amérique du nord ont-ils été réellement exterminés.

Dans Le Nomos de la Terre, Schmitt allait plus loin, ajoutant, à propos de Sepulveda et de Bacon, que le fait que ce soient précisément les humanistes et les humanitaires qui mettent en avant de tels arguments inhumains n’est aucunement un paradoxe. Il y aurait en effet une force de scission discriminante de l’idéologie humanitaire en vertu de laquelle l’invocation politique de l’humain impliquerait nécessairement la désignation d’un inhumain comme son double hostile. Se battre au nom de l’humanité supposerait ainsi nécessairement de déshumaniser ses ennemis, dans une logique qui mène à l’extermination.

Mais la thèse sous-jacente de Schmitt consistait en fait à dire, reprenant de façon perverse un vieux thème de la critique réactionnaire des Lumières, que la pseudo-religion de l’humanité absolue ouvrait la voie à la terreur inhumaine.
Paradoxalement, ce serait l’idéologie universaliste de l’humanisme qui aurait conduit au massacre des Indiens et qui serait devenue la matrice de toutes les logiques génocidaires ultérieures, dont elle porterait in fine la responsabilité historique. Une manière de retourner l’argument à l’envoyeur et de dédouaner au passage nationalisme et racisme de leurs tendances mortifères propres -thème qui, développé en 1950 par un ancien nazi, prend tout son sens historique.

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Les amis de nos amis sont nos amis. Qui sont aujourd’hui les amis des amis de Carl Schmitt?

L’habileté tactique de Schmitt consiste à déguiser sa critique réactionnaire traditionnelle de l’humanisme en critique de l’impérialisme.

Le massacre des Indiens, ici présenté comme conséquence logique de l’idéologie humanitaire, est censé fournir à sa thèse une confirmation historique. Or, outre que son analyse est entachée d’anachronisme -en effet ni Sepulveda, ni le personnage que Bacon met en scène dans le rôle d’un catholique zélé (sans aucun doute avec malice!) ne sauraient être assimilés de près ou de loin aux tenants d’une philosophie sécularisée de l’humanité. Schmitt commet une erreur significative: contrairement à ce qu’il écrit en effet, Pufendorf, loin de donner raison à Bacon/Zebedaeus, le contredit explicitement:

Je ne saurais approuver non plus ce que dit le fameux Bacon Chancelier d’Angleterre, qu’une coutume comme celle qu’ont les Américains, d’immoler des Hommes à leurs fausses divinités, & de manger de la chair humaine, est un sujet suffisant de déclarer la Guerre à de tels Peuples, comme à des gens proscrits par la Nature.

Plus intéressante est la raison de ce refus. Barbeyrac, qui commente le texte, l’explicite de la façon suivante:

Si Pufendorf repousse l’argument fondé sur l’inhumanité des mœurs de l’ennemi, c’est parce qu’il exclut ici tacitement du nombre des causes légitimes de la guerre la punition des actions criminelles, par lesquelles on ne se trouve pas offensé soi-même.

Ce qui était en cause n’était donc pas tant l’humanisme chrétien, horizon général partagé par tous les protagonistes du débat à cette période, que l’extension d’une certaine logique pénale au droit de la guerre.

Chez Sepulveda comme chez Bacon, l’universalisme de l’humanisme chrétien jouait le rôle d’opérateur de généralisation, à l’échelle du monde, des formes de proscription élaborées au sein du pouvoir de punir, et ceci afin de jeter les bases d’une souveraineté impériale présentée comme police de l’humanité: l’ennemi était présenté comme un criminel, et la guerre se justifiait par sa punition. Mais le problème de la criminalisation de l’ennemi dans la théorie de la guerre se trouvait par là rattaché, en amont, à celui de la proscription du hors-la-loi, à sa déshumanisation dans les mécanismes d’exclusion souveraine. Pour cette raison, une critique radicale de la criminalisation de l’ennemi ne peut faire l’économie d’une critique préalable de l’hostilisation du proscrit dans la philosophie pénale.

Or, en la matière, si l’humanisme a pu servir de justification à la déshumanisation du condamné, c’est aussi l’humanisme qui a historiquement servi de base à la critique de la pénalité, à commencer par la peine de mort, en opposant à la déshumanisation du condamné l’humanité imprescriptible de sa personne -sa dignité. C’est précisément ce type d’usages conflictuels du concept d’humanité que Schmitt tend à éluder dans son argumentation en faisant comme si le discours humaniste s’était réduit à sa composante impérialiste.

Jünger et Schmitt, 1941, Rambouillet

Un tel amalgame est sans doute nécessaire à la démonstration politique qu’il entend mener, mais elle l’amène -et là est le point capital- à mutiler la dialectique de l’humanisme, à n’en fournir qu’une version tronquée, inapte à rendre compte de la complexité de ses usages historiques. Lorsqu’en effet Las Casas réfute Sepulveda, refusant de qualifier les Indiens de bêtes privées de la raison humaine, qu’on a le droit de chasser et qui peuvent faire l’objet d’une battue comme des animaux sauvages, c’est aussi -quoique de façon sans doute plus conséquente- au nom des principes de l’humanisme chrétien:

Le Christ a voulu que son unique précepte soit appelé charité, elle est due à tous sans exception: Il n’y a ici ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni libre … Par conséquent, bien que le philosophe [Aristote], ignorant de la vérité et la charité chrétienne, écrive que le plus sage peut chasser les barbares comme s’ils étaient des bêtes sauvages, on ne voit absolument pas pourquoi les barbares devraient être tués ou soumis comme des mules à un labeur harassant, cruel, pénible et dur, et pour cela être pourchassés et capturés par le plus sage. Envoyons promener Aristote, car du Christ qui est la vérité éternelle, nous avons le mandat suivant: Aime ton prochain comme toi-même.

Marion Maréchal avec le ministre de l’Intérieur de la République Italienne, 2018

L’humanité n’est plus un attribut d’essence, donc monopolisable (nous sommes les vrais humains) mais une maxime de conduite inconditionnelle associée au principe de charité: afin d’incarner l’humanité, il ne suffit pas d’être humain, encore faut-il agir humainement. Loin donc d’apparaître comme une détermination excluante, l’humanité se définit au contraire de façon dialectique par le refus de cette exclusion: est inhumain celui qui exclut d’autres hommes de l’humanité.

C’est en raison de cette redéfinition relationnelle que la mobilisation politique du concept d’humanité aboutit ici à des conséquences strictement opposées aux précédentes. La déshumanisation théorique et pratique de l’ennemi n’est donc que l’un des usages politiques possibles du concept d’humanité, mais pas le seul.
Ainsi, ce n’était pas l’humanisme qui conduisait, par une sorte de nécessité logique, au massacre -pour preuve, l’humanisme s’y opposait tout autant. Que l’humanité soit un concept politique porteur de puissances contradictoires, c’est même ce qui en fait tout l’intérêt historique. C’est ce qui explique aussi qu’il ait pu être mobilisé de part et d’autre du débat sur la colonisation de l’Amérique, aussi bien par les partisans de la conquête violente en appelant à une chasse aux Indiens au nom de l’humanité que par les défenseurs des Indiens la condamnant au nom de ce même mot d’humanité.

Sauf à sombrer dans l’idéalisme du concept, il faut considérer l’humanisme comme ce qu’il est et fut, c’est-à-dire non comme un sujet unifié de l’histoire, mais comme une arène de débat, une langue commune au sein de laquelle pouvaient se formuler des positions antagonistes. Ce n’est pas là du reste une grande découverte: un même discours peut être utilisé et renversé de part et d’autre de la ligne de front, et prendre, selon les forces qui s’en emparent, des sens politiques contradictoires.

Merleau-Ponty rappelle cet épisode, lors de la révolte de Saint Domingue, où les troupes françaises de Bonaparte venues écraser la rébellion des esclaves, entendirent, de l’autre côté de la muraille, les insurgés chanter comme eux le Ça ira. Deux camps, qui s’opposaient dans une lutte à mort, chantaient le même chant.

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Une manière de dire que les concepts ou les valeurs ne peuvent pas être évalués abstraction faite de ceux qui les portent, que leurs effets politiques ne se dérivent pas analytiquement de leur définition, mais font l’enjeu d’une réinterprétation par des forces en conflit, dont la confrontation seule confère aux concepts leur sens politique, c’est-à-dire leur position. Cela implique, au plan de la méthode, de ne pas s’en tenir à l’analyse abstraite des principes mais de savoir discerner leurs usages et de choisir les hommes avec qui l’on entend faire société.
Or, par l’amalgame et l’indifférenciation, c’est précisément ce que feint d’ignorer Schmitt. En conséquence, son analyse interdit de prendre en compte non seulement la pluralité des versions de l’humanisme politique, mais encore les jeux complexes de réappropriation conflictuelle auxquelles ce discours peut donner lieu. La réduction de l’universalisme humaniste à sa face colonialiste vise à en interdire les usages émancipateurs.

Grégoire Chamayou