Sur le désert veille Dieu, l’Un, l’Unique, l’Étranger.
Qu’est-ce qu’un mystique dans l’univers du monothéisme? C’est un solitaire qui rêve d’être un ami de Dieu. Dans son conte philosophique, Hayy ibn Yaqzân (Le Fils de l’Éveillé), Ibn Tofail, né en Andalousie au début du 11éme siècle et décédé à Marrakech en 1185, nous raconte la naissance de cette amitié utopique.
Un bébé est abandonné dans l’île Ouaqouaq. Il est élevé par une gazelle qui l’allaite et le protège contre la vie sauvage. Pas de langage articulé: Hayy imite les oiseaux et d’autres animaux. C’est encore une petite bête bien étrange. Étrangeté qui se transforme, chez l’enfant grandissant, en une enquête sur la vie naturelle. Ainsi, la mort de la gazelle, sa nourrice et sa fausse mère, le destine à sa vocation première, celle d’un naturaliste.
Après la douleur du deuil, il procède à la dissection du corps de la gazelle, suivi par une série d’expérimentations sur d’autres cadavres d’animaux. Il continue sa recherche sur différents règnes de la nature: le végétal, le minéral, le ciel et les constellations.
À l’âge de trente-cinq ans, il découvre Dieu, grâce à la Vision, peu à peu intériorisée par la connaissance du Vrai. Une extase qui dure quinze ans; à l’âge de cinquante ans, il voit, enfin, un homme: Asâl. Un homme qui venait d’une autre île où il vivait avec son ami Salâmân. Cet ami était un personnage pétri de dogmes, alors que Asâl s’adonnait à l’exercice de la libre spiritualité et de la communauté entre les pensées.
Cette amitié, qui portait en elle-même discorde, allait les séparer, au détour des chemins de la Voie. Or l’amitié est une loi, une source d’hospitalité, vouée à l’expérience de l’Inconnu, et peut-être de l’Inouï. Elle obéit à deux exigences contradictoires: l’amitié est tenue par un pacte conventionnel; elle est aussi la recherche d’une communauté d’esprit et d’âme, entre des solitaires, voyageant vers l’Invisible, d’île en île. Cette quête est consacrée à la méditation, à l’autonomie voyageuse de la vie intérieure -sous la puissance du Dehors. Passion de la trace de l’Inconnu, du pas et de la dérobade, espace étoilé par Dieu, de signes et d’images, apparitions et disparitions, de degré en degré initiatique.
Asâl quitte son ami et son île parsemée de dogmes desséchés et de théologie, pour celle de Hayy dont il avait entendu parler, de proche en proche. En un premier temps, il ne put le voir. Chacun, de son côté, vivait dans l’isolement jusqu’au jour où ils s’entr’aperçurent. Tel est le premier regard du Fils de l’Éveillé sur un homme, dans l’éclair d’une entre-vision. Un homme qui ne ressemble pas aux autres animaux que Hayy fréquentait avec affection.
Dès lors, Hayy se mit au travail de la filature, avec une curiosité croissante. Observation qui l’induisit en erreur. Comme les mystiques de cette époque, l’étranger portait une tunique en poils et en laine, si bien que Hayy le prit pour un tégument enveloppant le corps d’un animal bizarre. Un animal peureux qui prit la fuite, l’homme lui-même, se déguisant ainsi en animal.
Hayy poursuivit en changeant de tactique. Ne pas le capturer, ni le tuer, mais l’examiner de près, avec une distance mesurée. A ces moments, l’homme est un être non identifié, ni un ami ni un ennemi: un inconnu, un étranger, un signe d’apparition à déchiffrer.
Asâl s’évada, se dégageant de ce point de vue. Il s’échappa à toute vitesse. Hayy s’arrêta, se déroba, lui aussi, à sa vue, avant de continuer son enquête minutieuse et perspectiviste, capture d’un secret: l’apparition mystérieuse de l’autre.
Il le fit avec habileté, à la manière animale qu’il portait en lui: se cacher vite, regarder à distance, guetter le mouvement des gestes. La gestuelle se déroulait (elle se déroule toujours) en trois positions, trois stases: la verticale, la courbe des génuflexions et la position assise. Asâl levait les mains au-dessus des épaules, à la hauteur des oreilles, en bougeant les lèvres. Murmure lointain, incompréhensible, perdu dans une forêt de signes.
Asâl priait, sans doute aucun, en invoquant Dieu, tout en pleurant. Il s’oublia dans cet état d’extase lorsque Hayy s’approcha de lui, sans qu’il le devinât, ni l’aperçût. Hayy écouta de nouveau prières et supplications. Cette fois, il sentit que l’autre voix était claire et son lexique, bien articulé, agréable à entendre, à répéter. Une voix à l’accent inouï, l’homme en personne. Il entendit le langage humain sans le comprendre. Il découvrit ensuite la forme géométrique du corps de Asâl, ressemblant à la sienne. De même, les parures couvrant sa peau.
Plus il l’examinait dans cet état extatique, plus il fut convaincu par une idée lumineuse, celle du secret qui les liait désormais dans cette langue si étrangère. Il rassura Asâl, lui parla le langage des animaux, sans lui faire de mal. À son tour, Asâl lui parla avec toutes les langues et bribes de langues qu’il avait apprises, mais ce fut sans résultat. Asâl décida de lui enseigner le langage, la science, la religion. Leur amitié fut scellée dans cette île, dans cette communauté de base solitaire, sous le regard de Dieu.
Ce conte philosophique nous enseigne quelque chose de précieux, l’amitié participative aux différents règnes de la nature: celle de l’affection et du deuil qui lient Hayy à la gazelle, par une bonté dite naturelle. Il nous dit aussi la signification de la discorde séparant les amis dans l’exercice de la quête et de connaissance de la vérité. Asâl ne mène pas de guerre contre Salâmân, son frère en religion. Il montre de la tolérance en se déplaçant, changeant de chemin initiatique. Il ne cherche pas à s’opposer à lui, démobilisant ainsi l’opposition amitié/inimitié; ni à le modifier de quelque manière que ce soit. Il s’oriente selon sa quête.
La théologie est la spiritualité qui s’attache, coûte que coûte, au lien social cimenté par la croyance et ses adeptes. Obéissance consentie à Dieu et à une politique sociale de rassemblement. Tout autre est l’amitié entre Hayy et Asâl. Croisement entre deux épreuves, l’amitié s’avère être une étape vers la rencontre de la rencontre épiphanique.
Asâl n’est pas le maître de son ami, mais un compagnon de route, un passant (sâlik), un cheminant, celui qui donne sens à ce que son ami sait déjà. L’amitié, une maïeutique de l’aimance.