2 Elles accouchent sur une tombe …

En attendant Godot, c’est l’Ash-Wednesday de Beckett, autrement dit un mercredi des cendres qui réduit encore davan­tage l’homme et l’œuvre.

Mais cette réduction ne signifie aucu­nement que la pièce se complaise dans une léthargie désespérée, une lucidité de fin du monde. Comme dans le poème d’Eliot, les personnages attendent; ou plutôt, et c’est là que se définit l’espoir de la pièce, Vladimir et Estragon seuls attendent, et demeurent ainsi dans le vrai, alors que Pozzo pré­tend pouvoir partir, aller en avant, mais ne fait que s’égarer. Tous habitent le monde de l’entre-deux, que décrivent de leurs façons différentes, les deux soliloques de la pièce, où Pozzo et Vladimir rentrent en eux-mêmes pour trouver la voix des grands monologues tragiques. Survenus à la fin, ils réson­nent de tout ce qui précède; celui de Vladimir résonne en outre de celui de Pozzo. Pozzo dit, brièvement: Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit. A nouveau on peut se rappeler Mercredi des cendres, qui s’ouvre lui aussi, et avec la même angoisse, à ce bref passage où les rêves se croisent/Ce demi-jour croisé de rêves entre le naître et le mourir. Mais dans la vision de Pozzo il n’y a pas de place pour les rêves, et tout est décidé d’avance. Dans la vision de Vladimir non plus il n’y a pas de rêves, mais rien n’est fini:

À cheval sur une tombe est une naissance difficile. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers. On a le temps de vieillir. L’air est plein de nos cris.

Nous attendons que Godot vienne. -C’est vrai. -Ou que la nuit tombe.

Dans ce passage de Godot à la nuit -à la banalité de la fin de la journée mais aussi à la gravité de la mort et, qui sait, de la fin du monde, on sent la lassitude de Vladimir, certes, mais aussi la présence d’un aveu d’ignorance, d’une abstention que je dirais vraie devant la question primor­diale. Que faisons-nous ici? En effet, et s’il n’y a aucun dieu pour nous donner la réponse, ou s’il y a un Dieu mais qu’il refuse de répondre ou semble refuser, notre inquiétude peut tout envahir, depuis la recherche métaphysique jusqu’à la pratique des jours. À la question Que faisons-nous ici? cor­respond donc une autre question du même Vladimir: Qu’est-ce qu’on fait maintenant? Toute activité dans le maintenant du quotidien peut être vidée en effet par l’absence de conviction téléologique. D’où la trivialité des premiers poèmes d’Eliot. La vanité de La terre vaine embrasse à la fois les grands monuments de l’histoire et de l’esprit et les passe-temps d’une femme qui s’ennuie et qui demande, comme Vladimir, What shall I do now? What shall I do? … What shall we do tomorrow?/What shall we ever do? Que faire à présent? Mais que faire?… Que ferons-nous demain?/Que ferons-nous jamais? L’abstention de Vladimir ne l’empêche pas d’attendre quand même et d’attendre toujours, avec son ami, dans une attente qui est à la hauteur de notre misère. Elle a commencé même dans le vaste sérieux du mercredi des cendres, car Vladimir propose à Estragon, dès le début, qu’ils se repentent, et Estragon, cherchant à définir de quoi ils sont coupables, se demande si ce ne serait pas d’être né.

Cet échange paraît sombrer aussitôt dans le comique railleur qui traverse la pièce: Vladimir voudrait rire de cette théologie inattendue et abyssale, mais s’en trouve empêché par ses ennuis de vessie. La vulgarité de son mal ne nuit en rien, cependant, à la gravité de ces quelques répliques. Elle la souli­gnerait plutôt (en rappelant par ailleurs une des caractéristiques de la littérature de langue anglaise). On sait l’importance pour Beckett de la faute d’être né. Il en avait déjà parlé, et de façon imprévue, dans son Proust de 1931: Le personnage tragique repré­sente l’expiation du péché originel, du péché originel et éternel de lui-même et de tous ses socii malorum, le péché d’être né. C’est l’interprétation la plus radicale de la tragédie que je connaisse: le héros souffre non pour telle ou telle raison mais parce qu’il faut souffrir, la vie n’étant, pour celui qui a vu clair, que l’expiation de la naissance.

Le péché d’être né: ce n’est pas l’idée orientale ou hégélienne selon laquelle la naissance souille le néant par l’impureté de l’être, comme la création elle-même brise l’Un en le dispersant dans la multiplicité. Le péché originel n’est pas non plus celui de la théologie chrétienne: c’en serait plutôt une parodie lugubre, pour dire non que nous naissons pécheurs en raison d’une faute commise à l’origine, mais que la nais­sance elle-même est cette faute -une faute d’autant plus redoutable qu’elle est inintelligible et sans bornes, et qu’elle ne permet aucune repentance.

La repentance disparaît du discours de la pièce, mais elle ne cesse pas d’œuvrer, puisque Vladimir et Estragon continuent à chercher le salut. Ils continuent, car, tout comme le je de Mercredi des cendres, ils ont pris au sérieux, à leur façon, le pari de Pascal. C’est de nouveau Vladimir qui est fasciné, dans un passage célèbre au commencement de la pièce, par l’histoire des deux voleurs crucifiés avec le Christ. Un des larrons fut sauvé, se dit-il. C’est un pourcentage honnête. Les choses se gâtent, il est vrai, pour ce calcul des probabilités, lorsque trois évangiles restent silencieux quant à ce salut (un des quatre dit que l’un des deux fut sauvé, selon la version anglaise), et sur­tout lorsque l’un des évangiles prétend qu’ils l’ont engueulé tous les deux: une erreur dans le seul texte tant soit peu ras­surant devient infiniment possible. Mais on aime les enjeux, dira l’innommable.

Il est évident que l’œuvre s’inté­resse, ne serait-ce que par dérision, à Jésus, dont la vie, la mort et la résurrection constituent, parmi tous les événements de l’histoire, celui qui prétend lui donner un sens, comme sa seconde venue est déclarée valoriser le temps. On voit com­ment ces croyances requéraient Beckett, moins dans les réfé­rences claires, qui sont cependant nombreuses, que dans certaines allusions étrangement cachées. Dans ce passage, par exemple:

Vladimir: J’ai cru que c’était lui.

Estragon: Qui?

Vladimir: Godot.

Vladimir: J’aurais juré des cris.

Estragon: Pah! Le vent dans les roseaux.

Estragon: Et pourquoi crierait-il?

Vladimir: Après son cheval.

Je suppose qu’on y entend ce que Jésus dit à la foule à propos de Jean-Baptiste: Qu’êtes-vous allés voir au désert? Un roseau agité par le vent? (Matthieu 11,7, Luc 7, 24). Godot devient un Messie dont il faudrait voir arriver d’abord le précurseur.

Michael Edwards

Martin Parr

A suivre …