J’ai dit à mon âme tiens-toi tranquille et attends sans espérance
Car l’espérance serait l’espérance fourvoyée; attends sans amour
Car l’amour serait l’amour fourvoyé; il y a encore la foi
Mais foi, amour et espérance sont tous contenus dans l’attente.
Autrement dit: que je me dépouille des contrefaçons des vertus théologales que je substituerais fatalement à celles-ci, et apprenne que ces vertus sont à découvrir -à recevoir- dans l’acte même d’attendre, ou dans une certaine qualité d’attente.

Comme, lorsqu’une rame, dans le métro, s’arrête trop longtemps entre deux stations
J’ai dit à mon âme tiens-toi tranquille et que l’obscur tombe sur toi
Et que les conversations s’élèvent pour retomber lentement dans le silence
Vous voyez derrière chaque visage s’approfondir le vide mental
Qui ne laisse que la terreur croissante de n’avoir rien à quoi penser.
Mercredi des cendres est une attente sans espoir et sans pensée, une plongée dans le dénuement d’autant plus singulière que le poème suit d’assez près la conversion d’Eliot à l’anglo-catholicisme en 1927 et aurait pu glisser si facilement dans le triomphalisme. La vie entière se réduit à This brief transit … between birth and dying, Ce bref passage… entre le naître et le mourir, où l’on attend non pas dans le réel et sa lumière mais dans un dream-crossed twilight, Un demi-jour croisé de rêves. Il ne s’agit pas de subir cette attente, cependant, mais de la travailler, pour transformer le passage entre les deux événements inévitables de la vie sur terre en une traversée vers autre chose. La vie -ou la vie sous un certain aspect, vécue d’une certaine manière- devient alors The time of tension between dying and birth, Le temps, de tension entre le mourir et le naître. On pénètre en effet dans un autre temps, The time between sleep and waking, Le temps entre somme et veille.

Blaise Pascal, Anonyme
Comme ce serait simple, s’il suffisait de le vouloir! Et comme il serait beau, le poème qui réaliserait cette transformation, cette nouvelle naissance, ce réveil du moi et de son monde! Mercredi des cendres ne prétend pas à ce pouvoir; il se contente de créer les conditions de son arrivée. Le poème lui-même est un croisement de rêves, car il accueille les trois rêves suprêmes -l’enfer, le purgatoire et le paradis- qui nous visitent. Mais il s’offre aussi comme un passage, il constitue lui-même le lieu d’un changement possible. Le poème aussi est indiqué réflexivement par ce vers que je n’ai cité qu’en partie: This is the time of tension …, Voici le temps de tension entre le mourir et le naître. Tension et attention, le poème serait ce moment hasardé, prodigieux, entre la mort et la résurrection, entre la perte d’un monde ancien et l’apparition d’un monde nouveau, entre la fin du sommeil sur une terre d’ombres et l’éveil sur une terre réelle.
Pour Eliot ce processus a les significations religieuses qu’on devine, mais je crois que l’on peut dire généralement de la poésie, lorsqu’elle embrasse sa plus haute vocation, qu’elle veut parvenir à l’orée du possible, au seuil de l’inouï. Le monde en poésie est déjà autre, et peuvent se heurter en elle deux manières de concevoir la vie, de vivre la terre. Deux mondes peuvent s’y confronter, et il arrive aussi que, malgré leur différence absolue, ils inquiètent par leur ressemblance. Le passage de l’un à l’autre est à la fois infime et infini, comme pour ceux qui sont écartelés, dans Mercredi des cendres, Between season and season, time and time, between/Hour and hour; word and word, power and power, Entre saison et saison, temps et temps, entre/Heure et heure, parole et parole, pouvoir et pouvoir. Mercredi des cendres aspire à attendre à cette frontière où toute chose meurt pour que l’éternité la change en elle-même. C’est une ambition finalement assez considérable, mais celui qui la déclare se présente aussi comme Wavering between the profit and the loss, Flottant de-ci de-là entre profit et perte.

On entend, je crois, le pari de Pascal, surtout dans le texte anglais, où wavering peut faire penser à wagering, pariant. Pesons le gain et la perte, dit Pascal aussi, ce qui semble peu édifiant, et la fin de la phrase paraît redoubler de trivialité: En prenant croix que Dieu est (Pensées, Lafuma 418). Ce jeu de mots est étonnant, qui passe d’une pièce de monnaie lancée en l’air et tombant croix ou pile, à la croix de Jésus; de la chose la plus frivole à la révélation suprême de l’amour et de la colère. Mais Pascal ne tient-il pas non seulement à relier le sublime au banal mais à montrer la pertinence du jeu d’esprit même grotesque, même presque blasphématoire, à un monde dévié où la religion chrétienne, selon le mot de saint Paul, est une sottise? Pascal était le contemporain, ou presque, de Donne, de Herbert, de Marvell, de ces poètes métaphysiques anglais pour qui le genre de voltige intellectuelle que voilà était, si je puis dire, monnaie courante; pour qui aussi un manque apparent de sérieux relevait du plus grand sérieux. Tout en parlant selon les lumières naturelles, Pascal veut persuader son interlocuteur qu’il faut parier sur l’existence de Dieu, puisqu’on parie de toute façon (s’abstenir de croire ou même négliger entièrement la question religieuse, c’est parier que Dieu n’existe pas), mais qu’il lui est impossible de parier. Cela n’est pas volontaire, lui dit-il, vous êtes dans la nécessité de jouer, mais la réponse qu’il imagine est celle-ci: Oui mais j’ai les mains liées et la bouche muette, on me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. C’est moi qui souligne ces derniers mots, qui montrent bien que le fond de cette penser, de ce fragment tant décrié et pourtant si troublant et si incontournable, vient non des mathématiques mais d’Augustin.
Mercredi des cendres aussi est fondé sur l’impuissance. Eliot envisage dès le début soit une absence d’espoir, soit une renonciation volontaire: Because I do not hope, Parce que je n’espère pas, mais c’est pour descendre bientôt dans un désarroi infiniment plus grand: Because I cannot hope, Parce que je ne peux espérer. Il pensera plus tard à ceux qui Are terrified and cannot surrender, Qui tremblent de terreur et ne peuvent se rendre, et à ceux aussi qui attendent/Dans les ténèbres … et ne peuvent prier. Même dans la tentation, surgie vers la fin du poème, de renoncer au renoncement, de se redonner à la richesse sensible, à l’essor du monde hors de Dieu et au pouvoir qu’on saurait y déployer, il se servira d’un paradoxe tout à fait pascalien et augustinien pour dire qu’il est comme étranger au vouloir mauvais qui s’exerce en lui: I do not wish to wish these things, Je ne désire pas désirer ces choses. On attend, selon Eliot, parce qu’on est en deçà du réel, de la saison vraie, du pouvoir authentique. On est obligé d’attendre, parce que de soi-même on ne peut pas.

Taxi Driver
La quête de la sainteté (Kundun, Silence …) est un thème central de l’œuvre de Martin Scorcese. Dans Taxi Driver, la représentation hallucinée de l’enfer nocturne new-yorkais est la projection de la quête et de la culpabilité de Travis … Le massacre perpétré pour sauver une prostituée représente le dévoiement tant du désir de sainteté que de l’expérience de la rédemption. (Jean-François Pigoullié)
Cherchant à écrire un poème transparent d’honnêteté, Eliot voit bien les illusions auxquelles la poésie aussi s’expose. En effet, il a abaissé le moi et renoncé à sa prise sur le monde, mais la poésie, elle, est trop forte pour qu’on lui assigne des limites, trop florissante pour qu’on la réduise à un dépouillement total. La poésie est toujours habitée par l’éloquence, laquelle insiste, qu’on le veuille ou non, pour dire bien, et pour dire mieux. Dès le début du poème, les moments successifs d’une renonciation on ne peut plus exigeante et perspicace commencent malgré tout à chanter et même à danser: Because/do not hope to turn again/Because I do not hope/Because I do not hope to turn, Parce que je n’espère pas me tourner à nouveau Parce que je n’espère pas Parce que je n’espère pas me retourner. Il y a une idéalisation inhérente à la poésie, une volonté de la parole poétique à transmuer en beauté et en profondeur tout le mal qu’on lui apporte, que ce soit détresse, maladie, mort, deuil, pauvreté ou laideur.
Eliot oblige son éloquence à demeurer dans le sérieux absolu, par une vigilance incessante dont je sens que l’étude attentive constituerait à elle seule une éducation poétique; mais un autre écrivain pourrait vouloir une rigueur encore plus sévère, des façons plus dénuées de parler du dénuement. Et puis Mercredi des cendres est soutenu après tout par une foi, et bien que celle-ci soit approchée avec une hésitation scrupuleuse, admirable, elle limite l’inquiétude du poème, comme elle en définit l’attente.
Il faut explorer une inquiétude et une attente plus nues.