Souvenons-nous encore des œuvres de Delacroix prenant fait et cause, avec toute l’école romantique européenne, pour le soulèvement des Grecs contre l’Empire ottoman. Il est significatif que le peintre de la vie moderne alors chanté par Baudelaire ait participé, lui aussi, à cet engagement dans la lutte des Grecs pour leur indépendance: Constantin Guys avait en effet, dès l’âge de vingt ans, combattu contre les Turcs aux côtés de Byron. Sa modernité était donc également de nature politique.
Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire -c’est-à-dire de l’observation des choses qui passent sous nos yeux.
L’éternel est à tirer de La passante et non des canons artistiques fossilisés dans nos académies des Beaux-Arts.

Floris Arntzenius, Une rue de La Haye
Il est trop souvent arrivé que l’on réduisît Baudelaire à un pur nostalgique, à quelqu’un qui avait horreur de la modernité. Il la critiquait, ce qui est tout autre chose. Mais ne se lamentait point sur la fugacité de toute chose, qu’il admirait au contraire comme le véhicule même de cette éternité capable d’échapper à tous les conformismes, qu’ils fussent ceux de la mode ou ceux de l’académisme.
Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché … En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite.
Phrases justement célèbres car admirables, et dans lesquelles Baudelaire avançait la nécessité d’un anachronisme quand la modernité cherche à devenir antiquité ayant pour opérateur dialectique l’anamnèse d’une beauté mystérieuse parce qu’involontaire ou inconsciente.

Constantin Guys, Vanity Fair
C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. Guys, concluait Baudelaire. On ne regarde plus beaucoup, aujourd’hui, la production picturale de Constantin Guys. Je voudrais cependant évoquer une image qui me semble mettre en œuvre, de façon presque ingénue tant elle est simple et efficace, les opérations d’anachronisme et d’anamnèse invoquées par le poète à l’endroit de cette beauté mystérieuse de la vie humaine à extraire dans l’art moderne. C’est un petit dessin à l’encre noire et au lavis gris, conservé au musée Carnavalet: il représente deux Petits crieurs de journaux observés sur le boulevard parisien. Ou bien il représente le même petit crieur de journaux selon deux points de vue différents: au second plan se tient une figure de Gavroche à peu près de face, les deux pieds bien solides, rivés au sol; au premier plan, en revanche, le petit crieur de journaux avance solennellement, de profil, les pieds rehaussés à la façon dansante, ariosa ou gratiosa, des nymphes de la Renaissance …

C. G, Demi-mondaines
Telle est donc l’opération anachronique: le petit crieur moderne est en même temps une Ninfa al’antica selon le vocabulaire d’Aby Warburg- Et cela par la beauté mystérieuse que l’artiste aura extraite de sa démarche, un jour dans la rue parisienne. Le personnage moderne sera ainsi devenu antique, prenant même cette allure féminine caractéristique des figures de la Victoire dont s’était inspiré Delacroix pour représenter La Liberté guidant le peuple.
Alors nous pourrions imaginer que, dans ce personnage transgenre et trans-historique, passe furtivement, modestement, le petit peuple avec sa propre liberté en marche. Or, c’est bien ce genre de métamorphoses ou d’images dialectiques que Walter Benjamin n’aura pas cessé de mettre au jour depuis le considérable matériau de son Baudelaire. Plusieurs fois il sera revenu sur le poème dédié à La passante. La foule est omniprésente, bien sûr, occasion pour Benjamin de faire dialoguer Baudelaire et Poe avec Marx et Engels, tout en critiquant le marxisme trivial pour son ignorance du rôle politique de la bohème et du lumpenprolétariat. À l’horizon de tout cela, les combats de rues des grands soulèvements de l’époque, jusqu’au décompte des quelque quatre mille barricades élevées dans Paris lors des Trois Glorieuses.

C.G. Mondaine
Walter Benjamin, lisant Baudelaire, aura donc pris au sérieux, en la radicalisant sur le plan philosophique, l’assertion de 1851 sur la vérité de l’image révélée dans l’approche romantique: la vérité de l’image est une vérité inhérente au temps historique. D’où l’importance de situer Baudelaire par rapport à Hegel, à Nietzsche ou à Blanqui, et d’en tirer une certaine conception -qui a fait date- de la lisibilité du temps dans l’image: chaque présent est déterminé par les images qui lui sont synchrones. Chaque maintenant est le maintenant d’une connaissabilité précise. En lui, la vérité est chargée de temps jusqu’à l’éclatement.
Ce n’est pas le passé qui projette sa lumière sur le présent ni le présent qui projette sa lumière sur le passé, mais au contraire l’image est ce dans quoi ce qui a été va rencontrer, l’instant d’un éclair, le maintenant pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car tandis que le rapport du présent au passé est purement temporel, le rapport de ce qui a été avec le maintenant est dialectique: non pas de nature temporelle, mais de nature iconographique. Seules les images dialectiques sont de véritables images historiques, c’est-à-dire non archaïques. L’image lue, à savoir l’image dans le maintenant de la connaissabilité, porte éminemment le sceau du moment dangereux, critique, qui est à la base de toute lecture.
Pour autant qu’elle soit reconnue lorsqu’elle passe, fugitive, et qu’elle soit lue dans son mouvement même, l’image délivrerait donc une vérité particulière du temps historique. Si Benjamin parle, juste à ce moment, de moment dangereux, critique, c’est que l’image devient lisible, non seulement à celui qui sait la regarder, mais également à celui qui le fait depuis certains moments de l’histoire où elle devient connaissable. Moments du danger et de la crise: ils sont, pour Baudelaire, l’après-coup de 1848, cette révolution trahie; et, pour Benjamin, l’après-coup de 1933, qui fut lui-même l’après- coup d’une autre révolution trahie, celle de 1918-1919 à Berlin. Toute lecture serait donc affaire -ou enjeu-de politique: ce sont de tels dangers et de telles crises qui nous mettent en demeure de lire notre histoire, nos images, lorsque le présent nous frappe ou veut nous rendre analphabètes. Voilà qui fera de toute lecture et de toute reconnaissance d’image un acte de protestation contre le présent imposé. Benjamin écrivait en français, à la fin de son Baudelaire,pour un texte prononcé à Pontigny en mai 1939: Il paraît que, par échappées, Baudelaire ait saisi certains traits de l’Humanité à venir.

C’est que l’imagination, qui ne cesse d’associer des temporalités hétérogènes, n’a aucun mal à être tour à tour -voire en même temps-rétrospective et prospective: ouverte à toutes les mémoires involontaires et capable de toutes les prophéties. Une conscience historique seulement tournée vers le passé ne serait pas dialectique: elle est simplement qualifiée par Benjamin de réactionnaire, à la différence du messianisme que peut receler toute véritable imagination dialectique du temps.
Georges Didi-Huberman, Europe
Un commentaire sur “2 Fugitive beauté, dont le regard m’a fait soudainement renaître …”
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