2 Le sanctuaire de l’Étrangère

La dualité des usages rituels, en particulier le cortège extatique et sanglant des galles qui traversait les grandes cités grecques, accompagnant le char de la déesse, était connu de Lucrèce:

Attelé de deux lions, ce char conduisait la déesse, parée de sa couronne crénelée, au milieu des frissons de la foule. Les tambourins tendus tonnent sous le choc des paumes, les cymbales concaves bruissent autour de la statue, les trompettes profèrent la menace de leur chant rauque, et le rythme phrygien de la flûte jette le délire dans les cœurs. Le cortège brandit des armes, emblème d’une violente fureur, pour jeter dans les âmes ingrates et les cœurs impies de la foule la terreur sacrée de la puissance divine. Aussitôt donc que, portée sur son char à travers les grandes villes, l’image silencieuse de la déesse gratifie les mortels de sa muette protection, le bronze et l’argent jonchent toute la route qu’elle parcourt, offrande généreuse dont l’enrichissent les fidèles; il neige des roses dont la chute ombrage la déesse Mère et les troupes qui l’escortent. En même temps des groupes armés joutent entre eux capricieusement, bondissant en cadence tout joyeux du sang qui les inonde, et les mouvements de leurs têtes font remuer leurs aigrettes effroyables: ainsi rappellent-ils les Curètes qui autrefois, au dire de la légende, couvrirent en Crète les vagissements de Jupiter, tandis qu’autour du Dieu enfant, des enfants en armes formaient des rondes agiles, et choquaient en cadence l’airain contre l’airain, de peur que Saturne ne découvrît son fils, et ne le fît périr sous sa dent, portant au cœur de sa mère une blessure éternelle …

La quête pratiquée à l’occasion de ce cortège est propre aux populations orientales où se recrutent les sectateurs de la Mère ou de la Déesse syrienne, et une telle pratique paraît difficilement tolérable aux yeux des Romains. Et pourtant, dans le cas de la Mère Idéenne, la répugnance naturelle cède le pas au respect du rite. Il n’est que de voir comment Cicéron, dans le cadre de règles conçues comme traditionnelles, présente comme allant de soi l’exception qui autorise les servants de la Mère à pratiquer l’aumône, aux seuls jours il est vrai fixés par le rituel romain.

Ovide introduit un épisode directement rattaché à la légende de Claudia Quinta, c’est-à-dire à l’arrivée historique de la Mère. Après qu’eut eu lieu le miracle du navire désembourbé, et à la suite d’une nuit de repos durant laquelle le bateau de la déesse, arrimé à un chêne, se trouvait stationné dans un coude du fleuve appelé la Demeure du Tibre, le poète précise que l’on procéda, à l’aube, à des rites préliminaires à l’entrée dans l’Urbs par la porte Capène. Il s’agit d’un sacrifice de génisse et du bain de la divinité au confluent de l’Almo et du Tibre:

C’est là qu’un prêtre à la tête chenue, en robe de pourpre, baigne la souveraine déesse et les objets sacrés dans les eaux de l’Almo. Les servants poussent des clameurs, la flûte retentit frénétiquement et les mains efféminées battent les peaux des tambourins.

L’interdit légal qui exclut la participation des citoyens romains aux rites phrygiens doit être compris comme portant, entre autres, sur la pratique de la castration impliquée par ces derniers [Pour un citoyen, sacrifier et castrer un taureau remplacera la mutilation volontaire du galle. Cybèle-Mithra].

Deux témoignages sont à ce sujet particulièrement éloquents: celui de Julius Obsequens qui nous apprend qu’un esclave qui s’était châtré pour la Mère Idéenne fut interdit de séjour à Rome, et exilé au-delà de la mer (trans mare) en 101 av. J.-C.; celui de Valère Maxime selon lequel un affranchi fut dépouillé d’un héritage en 77 av. J.-C. sous prétexte que, s’étant volontairement amputé de ses parties génitales, il ne pouvait plus être considéré ni comme un homme ni comme une femme. Ces deux événements laissent entendre que la répugnance romaine, et la réaction officielle, ne signifient pas une totale absence de curiosité pour ce genre de religiosité.

Cybèle joue du tambourin, Orbs, la Terre. Ici Avec Attys, l’amant castré, et aussi le fils, sacrifié et renaissant

L’attitude romaine envers la déesse est d’emblée ambiguë. Déesse au double rite, à la fois nationale et étrangère, elle ne voit pas exactement la part exotique de son culte abandonnée aux étrangers qui vivent dans Rome. Le prêtre et la prêtresse qui gèrent le rite phrygien sont établis à l’intérieur du pomerium, sur le Palatin, dans un sanctuaire élevé sur ordre du Sénat et dans l’enceinte duquel on a retrouvé de nombreux témoignages d’une piété romaine.

A vous les vêtements brodés de safran et de pourpre éclatante, et la fainéantise et le goût des danses, et les tuniques à longues manches et les mitres à nœuds de rubans! O véritables Phrygiennes, car vous n’êtes pas des Phrygiens, allez sur les hauteurs du Dindyme où vous êtes habitués à entendre la flûte au double son. Les tambourins de la Mère Idéenne et les flûtes du Bérécynthe vous appellent: Laissez les armes aux hommes et renoncez au fer.

C’est ainsi que Turnus, au chant 9 de l’Énéide, insulte les troupes d’Énée. Sa grinçante ironie s’amuse à décrire les ancêtres de Rome sous les traits de galles efféminés. Un peu plus haut, au début du même chant 9, Virgile avait évoqué la prière adressée à Jupiter par la Mère Idéenne, concernant le don qu’elle fit à Énée de son bois sacré pour la construction de la flotte qui emmena les Troyens vers l’Italie. Cette prière était exaucée par le prodige des vaisseaux qui, échappant aux torches de Turnus, plongeaient dans la mer comme des dauphins et réapparaissaient métamorphosés en déesses marines semblables aux Néréides.

La comparaison de ces deux épisodes montre l’ambivalence de la référence phrygienne, qui se prête au brusque retournement de l’interprétation. De la haute sacralité du territoire ancestral, on est brutalement conduit au rappel mordant de ses connotations peu avouables. Cette ambivalence se trouve liée par Virgile au mythe de l’origine troyenne, tout comme, chez Tite-Live, la naissance des jumeaux fondateurs Romulus et Remus renvoie à un doute non résolu portant sur la pureté de leur mère, Rhéa Silvia, dont on ne sait si elle reçut la visite du dieu Mars ou si elle se livra à d’obscures liaisons.

Mars et Rhéa Silvia, la Mamma

Le scénario élaboré par l’histoire, en référant la Mère aux plus lointaines origines de la cité, obéit ainsi à une tendance profonde de l’imaginaire romain. La déesse qui entre dans Rome en 204 est à la fois nationale et étrangère; objet du plus profond respect alors même qu’elle affiche d’étranges relations. Elle est fêtée aussi bien par les citoyens de bonne souche que par les galles, mais selon deux procédures rituelles soigneusement distinguées.

On peut soupçonner que le scénario décrit par cette légende présuppose la reconnaissance de ce que la cité prétend vouloir tenir à l’écart. La réception est mise en scène comme une interprétation, ou plus précisément une performance rituelle, à la romaine, du mythe grec d’origine phrygienne que les Romains n’ignorent pas et ne veulent pas entendre alors qu’ils accueillent la déesse.

A suivre …

Philippe Borgeaud

Et maintenant, incontournable, Françoise Van Haeperen, Étrangère et Ancestrale

L’ouvrage publié tient compte des importantes découvertes archéologiques qui ont suivi le livre de Borgeaud, et donne les références nécessaires sur la question des galles (qui n’étaient pas prêtres!):

Pourquoi un homme choisirait-il, volontairement, de s’émasculer et de devenir galle? Seule une démarche comparatiste peut nous venir en aide. Les galles présentent plusieurs points communs avec les hijras de l’Inde contemporaine. Comme les galles, ceux-ci forment un troisième genre (depuis peu reconnu officiellement par l’État indien). L’émasculation volontaire forme la source de leur pouvoir (relatif, il est vrai), en tant qu’acteurs cultuels, autour de la naissance et des mariages, durant lesquels ils bénissent les protagonistes et attirent sur eux la fertilité -qui provient de la déesse Bahuchara, dont ils sont les vecteurs. Le statut d’hijra donne ainsi une place dans la société aux personnes transgenres qui se regroupent et s’organisent dans des communautés (ce qui ne les empêche pas de vivre aussi de la prostitution). Le statut de galle, aussi décrié fût-il, n’aurait-il pas, lui aussi, attiré l’intérêt de transgenres romains qui auraient, par ce biais, pu réaliser une partie de leurs aspirations genrées, vivre dans des sortes de communautés attachées à un sanctuaire, tout en obtenant un rôle, et peut-être une forme de protection, dans un culte reconnu? Si l’on suit cette interprétation à titre d’hypothèse de travail, les galles auraient donc trouvé une manière de construire et de vivre une identité genrée marginale. Le statut même de galle était certes objet de moquerie et de rejet mais offrait un espace d’expression difficilement accessible ailleurs et une visibilité dans le culte public d’une déesse, conçue à la fois comme étrangère et romaine.

A suivre …