1 Elle veille au salut du Tout-Monde

Elle veille au salut de l’Empire! Qui? La Mère des dieux. De quel Empire? De l’Empire. Le seul, qui navigue au milieu des étoiles, qui est l’autre nom de la Terre. Roma Aeterna Universalis. La notion d’Empire, cependant, apparait à beaucoup comme la négation des Nations, alors que c’est tout le contraire. Il vaut mieux maintenant, avec Édouard Glissant, parler du Tout-Monde.

Mantegna, l’Entrée de Cybèle dans Rome, détail

A la fin du IIIéme siècle av. J.-C., la Grande Mère entre dans Rome, halée sur le Tibre à la suite d’une navigation qui la ramène de Pergame, capitale du royaume d’Attale, sur la côte ionienne d’Anatolie. Appelée par le Sénat et installée sur le Palatin, la déesse pénètre dans la Ville accompagnée d’un clergé exotique dont elle ne sera pas séparée. Elle est d’emblée accompagnée de la pratique scandaleuse -bien que tolérée, et même rituellement indispensable- de ses acolytes d’origine orientale, les galles.

L’intégration de celle dont le nom officiel est et demeurera Mater Magna Idaea Deum, Grande Mère Idéenne des Dieux, MMID, s’effectue en référence à la fois à son origine anatolienne, à son statut de déesse déjà hellénisée, et enfin à sa nature de divinité romaine ancestrale, enfin retrouvée, dont le culte renvoie à la légende des origines troyennes.

L’affaire débute en 205, au Sénat. On, est à la fin de la deuxième guerre punique. On discute des fréquentes chutes de pierre annoncées au cours de l’année et qui ont répandu, dans l’esprit des citoyens, un sentiment particulièrement aigu de crainte religieuse. Le Sénat décide de donner aux signes un traitement adéquat, en procédant à ce que le vocabulaire technique de la religion romaine désigne par le verbe procurare, prendre soin des prodiges. Il demande donc la consultation des livres sibyllins par les décemvirs. Ces derniers reviennent à l’Assemblée après avoir composé, en acrostiches grecs et dans le plus grand secret, un oracle (un carmen) où il est question d’aller chercher à Pessinonte la Mère Idéenne si l’on veut débarrasser la terre italienne de l’envahisseur étranger.

Le Sénat, nous dit Tite-Live, est ému par ce carmen que les Pères mettent en rapport avec d’autres prophéties antérieures qui vont dans le même sens, l’une provenant de Delphes, l’autre concernant un Scipion. La délibération s’attache à découvrir comment donner une suite favorable à cet ensemble d’avertissements surnaturels, fata, omina, oracula, portenda.

Diane d’Éphèse.

Maitresse des tauroboles, elle est ceinte de testicules de taureaux (et pas de mamelles, comme on l’a longtemps cru. Enfin si, aussi. L’inconscient ne connait pas la négation). Diane? Ou Cybèle? Ou Hécate? Ou Artémis? Et n’est-ce pas Mithra, le seigneur des taureaux? Cybèle: une déesse, une allégorie, une Idée? Les dieux ne sont pas des personnes, mais des fonctions, impassibles et effectives, à la façon de nos objets techniques, à la façon des anges et des démons. Et les fonctions s’entre-mêlent dans des floraisons que les mythologues illuminés de l’Antiquité tardive, et les trop raisonnables structuralistes des Temps Modernes s’égaient à dessiner.

On décide d’envoyer à Pergame une ambassade très aristocratique, qui fera cependant le détour de Delphes avant de s’adresser à Attale. A Delphes, nouvel oracle, destiné à préciser le premier, en grec toujours, et nouvelle interprétation: il ne suffit pas de conduire la déesse à Rome, il faut encore se soucier de trouver, pour l’y accueillir, celui qui se trouve être dans la Ville le vir optimus, l’homme le plus vertueux.

Parvenue à Pergame, l’ambassade obtient du roi Attale, et vraisemblablement à la suite d’un nouveau débat d’interprétation, une pierre sacrée provenant de Pessinonte en Haute-Phrygie, pierre que les habitants du lieu disent être la Mère des dieux. Pourquoi Pessinonte? En grec, l’infinitif aoriste peseîn, dont on pense que dérive Pessinous (Pessinonte), signifie tomber.

Cependant, en attendant que la déesse, à savoir la pierre qui la représente [une météorite noire, oui, comme la Kaaba], parvienne à Rome, l’ambassade dépêche un émissaire, Valerius Falto, qui la précède en hâte. Il faut en effet alerter le Sénat, pour qu’il recherche le vir optimus [le représentant idéal du Peuple Romain, qui ne peut être qu’un aristocrate, bien entendu]. Nouveaux palabres, dans une séance consacrée à la réception de la Mère Idéenne. Le choix se porte sur le jeune Publius Cornélius Scipio, dit Nasica, qui se rendra à Ostie accompagné de toutes les matrones. Médiation idéale, puisque ces dernières, indispensables étrangères selon l’expression de John Scheid [dans le très beau Histoire des femmes …, Tome1] , accueillent une déesse à la fois ancestrale et étrangère, une Mère troyenne qui se présente comme le paradigme divin de leur propre rôle dans la cité.

Le jeune Scipion est chargé de porter la pierre hors du navire qui a ramené l’ambassade, et de confier cette pierre, à terre, aux matrones qui devront se la passer de l’une à l’autre en un cortège conduisant au sanctuaire de la Victoire, demeure provisoire de la déesse, sur le Palatin.

Ici s’avance Claudia Quinta.

Benvenuto Tisi, dit Garofalo, XVIéme siècle

Cette matrone, pour d’autres une vestale, verra sa réputation douteuse (dubia fama) se transformer en l’éclat d’une honnêteté plus évidente (clariorem pudicitiam) à la faveur d’un service rituel accompli avec le plus grand scrupule (tam religioso ministerio).

Sa toilette et sa propension à varier l’arrangement de sa coiffure, la vivacité de sa langue lui avaient fait du tort auprès des austères vieillards. Consciente en son for intérieur de sa droiture, elle se moquait des bruits mensongers, mais tous, tant que nous sommes, nous sommes portés à croire le pire. Elle quitte la procession des chastes mères, puise avec ses mains de l’eau pure au fleuve, s’asperge trois fois la tête, élève trois fois ses paumes vers le ciel (tous les spectateurs pensent qu’elle a perdu la raison) et, se mettant à genoux, fixe les yeux sur l’image de la déesse; puis, cheveux épars, elle prononce ces mots: Bienveillante déesse, mère féconde d’une lignée de dieux, accueille ma prière de suppliante, si je remplis une condition précise. Ma chasteté est contestée: si toi, tu me condamnes, je reconnaîtrai l’avoir mérité; la mort sera mon châtiment, si je dois ma défaite au jugement d’une déesse. Mais si je ne suis pas coupable, tu me donneras un témoignage authentique de moralité et toi, la chaste, tu voudras bien suivre mes chastes mains. Après ces paroles, elle tira sans grand effort la corde. Je vais dire un prodige, mais il est avéré par le théâtre: la déesse s’est mise en branle; elle suit son guide et en la suivant elle la justifie. En signe de joie, une clameur s’élève jusqu’aux astres.

La scène, racontée par Tite-Live, est devenue celle d’une fiction théâtrale. Mais le miracle de Claudia Quinta s’opère dans une écriture qui ne fait qu’amplifier un récit déjà merveilleux. La ritualisation de la réception, à l’issue du long débat d’interprétation d’oracles, faisait elle aussi intervenir à la fois du politique et du mythique: le souvenir de l’origine troyenne de Rome et celui de sa fondation se mêlaient implicitement au souci des alliances orientales -en ces temps où Rome s’ouvrait au monde grec- dans le geste même d’accueillir, au terme de l’épreuve représentée par la guerre contre les Carthaginois et les Gaulois, une Mère qui réunissait en elle les prestiges de l’ancestralité et les risques de l’altérité.

Puisqu’il peut être joué, rejoué, le prodige est dicible: avéré.

Rome nous invite à interroger notre propre conditionnement d’historien, et à réfléchir sur l’origine de ce dualisme qui habite notre désir d’opposer le mythe à l’histoire. Ce qu’élabore la procédure rituelle indispensable à la réalisation du projet politique, c’est d’emblée du mémorable. Indissociable de la genèse du récit historique, le mythe tire son origine d’un débat mêlant le politique à l’oraculaire.

Il ne servirait à rien d’opposer comme exclusives l’une de l’autre ces entités, mythe, récit, histoire, danses, pantomimes rituelles et luttes de classe …, quand on est témoin de leur complicité, aussi bien chez Tite-Live que chez Ovide, puis chez Quintilien, Klossowski et Freud.

Les amoureux fervents et les savants austères suivent les pistes ouvertes, non pas par la fantastique érudition, qui n’importe guère, mais par l’érudition fantastique, à la façon de Borges, de Philippe Borgeaud.

A suivre …