En tout cas le problème ici soulevé n’est pas de simple vocabulaire mais de fond: il concerne encore l’idée centrale de style, idée si difficile à analyser peut-être en raison de ses multiples racines.
Lévi-Strauss note:
Le style est l’un des outils opératoires et majeurs dont nous disposions pour essayer de comprendre la corrélation entre la nature et la culture. .. Nous savons, de manière purement intuitive, que le style ne concerne pas seulement des œuvres d’art ou des œuvres humaines, mais que ce terme peut largement s’appliquer à la nature: chaque espèce d’arbre ou d’animal a un style, et les profils humains ont souvent des styles différents … Le principal problème du style est de développer des méthodes unifiées qui expriment dans un même langage les phénomènes stylistiques de la nature et de la culture.
Certes ce langage unifiant est pour Lévi-Strauss en dernière analyse celui des mathématiques:
Il n’y a pas de doute que, dans de nombreux domaines, des styles différents sont le résultat de transformations topologiques … Les mêmes formules mathématiques pourraient rendre compte de la différence entre les formes d’une feuille de chêne et d’une feuille de châtaigner, aussi bien qu’entre une peinture de Klee et une peinture de Picasso. J’ai essayé une fois de réaliser cette idée dans le domaine de la musique et il ne fait aucun doute, dans mon esprit, qu’il est possible de passer d’une mélodie classique à une mélodie moderne par une transformation purement mathématique dont les compositeurs sont, bien entendu, totalement ignorants. Mais le fait saillant à propos du style, c’est que l’esprit travaille inconsciemment dans une direction comparable à celle de la nature.

Rien de plus frappant à cet égard, si l’on se reporte à l’exemple développé par François Dagognet de l’analyse des formes botaniques telle que la pratique A.-P. de Candolle, que l’analogie profonde qui relie cette analyse transformationnelle à l’analyse stylistique en art.
Principe de la répétition: le vivant, bien qu’enroulé sur lui-même, obscur et ramifié, ne cesse de se reprographier: une sorte de composition répétitive, une mécanique savamment tissée, un texte labyrinthique et toujours recommencé. C’est pourquoi, on veillera à comparer les feuillets de ce livre, puisqu’ils extériorisent le même thème spécifique. La logique du vivant est celle de la réitération, de l’insistance ou de la redondance: elle appelle une exégèse matérielle. Principe de l’ornement dont le passage suivant nous donne un exemple étonnant:
Les poils, les épines, les écailles, les vrilles, toute cette fine nervure qui s’ajoute aux pièces, tiges et divers rameaux s’interchangent: parce que d’un côté, cette nuée de fils se distingue mal et qu’en outre tous naissent les uns des autres par suite d’insensibles transformations. D’ailleurs les dispositifs les plus solides peuvent aussi se métamorphoser: on n’ignore pas que les pétales et les étamines, par exemple, sortent d’une même matrice ou paradigme. On peut donc s’attendre au facile glissement d’une forme à l’autre, à des intercalations, et même à d’incroyables remue- ménage. C’est ainsi que la fleur simple et modeste de l’églantier -cinq pauvres pétales étalés et souvent délavés, de nombreuses étamines à peine perceptibles, groupées au centre- et celle, fort dissemblable de la rose cultivée, touffue, boursouflée même, colorée à souhait, nous semblent deux mondes sans point commun -en vérité, rigoureusement identiques: un seul glissement, le déplacement des étamines et leur pétalisation suffit à créer cette impressionnante pseudo-polysémie.
Principe enfin de la variation tel que nous l’avons dégagé dans le domaine esthétique:
Les racines se multiplient sans trêve, les tiges et les rameaux, parallèlement, connaissent l’ivresse de la dichotomie. Bref, le vivant se répand en volutes, en divergences, en ramifications. L’arborescence même. Mais d’un autre côté, rien de plus sériel que cette luxuriance apparente : les segments composent, ne cessent de s’exprimer les uns les autres. Nous pénétrerons d’ailleurs dans ce labyrinthe d’échos multiples, de rappels et de redondances, dans cette mécanique rigoureuse de reprises, cachée sous la diffusion.

Duplication répétitive et différence se composant pour produire l’occupation optimale de l’espace, réalisation du maximum à l’intérieur du minimum, production de la plus extrême variété au cœur de la similitude, conquête de l’affranchissement dans la clôture- ne croirait-on pas retrouver ainsi le mode d’existence propre à l’œuvre d’art? Cette référence à la série permet à Dagognet de montrer comment s’opère ici le passage de la description à la déduction mathématique (où nous retrouvons la problématique de Lévi-Strauss plus haut évoquée à propos de la notion de style):
Non seulement les végétaux déploient un chiffre constant mais, en outre, l’ensemble des plantes se conçoit à l’égal d’une rigoureuse série arithmétique. Il extériorise un ordre calculique … De plus en plus, nous nous éloignons de la botanique descriptive, pour la théorique et la déduite, science strictement topologique, fondée elle-même sur un faisceau de lois isomériques.
Deux remarques nous paraissent ici s’imposer. D’une part les modèles empruntés aux phénomènes de la culture ne se retrouvent pas à l’étage immédiatement inférieur (celui des singes), mais beaucoup plus bas, la culture apparaissant ainsi comme la reprise synthétique de solutions inventées à divers étages par la nature, laquelle se manifeste d’essence téléologique dès les phénomènes les plus élémentaires. D’autre part seules certaines structures du système nerveux central propres à l’homme rendent possible l’aptitude au langage. En d’autres termes le langage est engendré à un niveau (le sommet de l’échelle nerveuse) autre que celui de la génétique cellulaire. Or les formes esthétiques appartiennent de plein droit au plan du langage: à la différence des formes biologiques, elles parlent, accédant ainsi au champ de la communication.
La culture n’est pas contre nature, elle s’y insère en la prolongeant selon un sens inédit et original. Certes la culture a toujours la possibilité de se dresser contre la nature, et, hélas, elle n’y a pas manqué. Mais en détruisant la nature, elle se condamne alors elle-même au suicide, immédiat ou à terme. La sociologie contemporaine, comme l’esthétique, ne font là d’ailleurs que redécouvrir une vieille et riche tradition qui remonte à Aristote selon laquelle l’œuvre humaine -et, par excellence, l’œuvre d’art- travaille dans la même direction que la nature en ce sens qu’elle accomplit, précisément en le portant à la parole, ce que la nature ne saurait achever à elle seule: l’art porte à son terme, écrit Aristote, ce que la nature n’a pas le pouvoir d’achever, ou la mime. Admirable théorie de la mimétique! Non pas redoublement du réel en plus pâle comme on l’a si longtemps cru à tort, mais, comme le mime en Extrême-Orient, danse qui en montrant et démontrant les possibilités du corps, conduit la nature à la manifestation, c’est-à-dire au geste enfin haussé jusqu’à la rigueur du style.

En ce sens, comme l’écrit très bien Michel d’Hermies, à propos d’Aristote, l’art n’est pas illusion -non pas bien qu’il imite mais parce qu’il imite. Il explore le possible. L’imitation manifeste ce dont la nature est capable -un petit pan de mur jaune- elle va plus loin que celle-ci ne pourrait faire seule, mais dans son sens.
Or ce sens est la promotion du style au rang de langage. Tout le mystère du style en art est bien en définitive dans ce lien vivant qui, par lui et en lui, se tisse entre nature et langage. Là en effet s’opère, mais à un autre niveau, celui même du langage, la reprise des phénomènes stylistiques de la nature. Ainsi c’est le style d’abord qui, en prolongeant l’activité rythmique de la nature, assure cet ancrage indispensable à la présence dans l’œuvre géniale d’un sens monté des profondeurs.
Rappeler cette nécessaire référence à la nature n’est donc point sacrifier à quelque romantisme désuet mais exprimer une exigence ontologique fondamentale. Mais d’autre part, et indistinctement, le style c’est aussi, grâce à la sélection culturelle qui s’effectue au niveau du système de base, ce qui finalement permet qu’un sens nouveau soit arraché à la nature et promu au royaume de la parole.
Églantine, rose, bouquet dans un vase de terre par Pierre-Joseph Redouté