La liberté et l’inquiétude de la vie animale …

La naissance fait sortir l’animal d’un milieu où il puisait directement sa subsistance. La satisfaction des besoins n’est plus immédiate. L’individu doit y pourvoir. Le différé entre le besoin et la satisfaction est la condition de possibilité du désir, dont le corrélat est le manque. L’individu est séparé de ce dont il veut s’approcher. L’existence animale est médiate et marquée par l’incomplétude: la distance entre le désir et son objet, le fait de vivre toujours en tendant vers quelque chose, l’expérience vécue de soi en transition, le déplacement entre ici et là … Le caractère indirect de la vie animale ouvre le champ de la souffrance et de la jouissance. L’animal mène une existence précaire dans un monde hostile dont il perçoit les dangers. La souffrance inhérente à son existence tient au manque et à la peur. Il est habité d’un sentiment inquiet, anxieux et malheureux (Hegel). Même sans représentation de la mort, il est hanté par la menace d’annihilation qui pèse sur lui, absorbé dans la préservation inquiète de sa vie et de celle de sa progéniture. L’espace et le temps sont constitutifs de l’expérience subjective: plus que des contenants extérieurs où s’inscriraient des points géographiques ou des événements, ils sont des dimensions inhérentes au sentir.
L’espace. C’est en s’éprouvant ici face aux choses qui sont là que l’animal fait l’expérience de lui-même et du monde. Le temps. En désirant ce qui est encore à venir, l’animal fait exister quelque chose sur le mode du pas encore. Il a, ce faisant, rapport au non-être. En ce sens, le désir fait figure d’analogon du langage, en tant qu’il rend présent ce qui est absent. Strauss illustre par l’exemple de la mélodie ce rapport au non-être dans sa dimension temporelle: nous ne percevons pas une musique comme une succession de notes séparées, mais comme une unité s’accomplissant.

Robert Hainard, loups

La note individuelle nous apparaît incomplète, nous la relions à celle qui n’est déjà plus et sommes suspendus dans l’attente de celle qui n’est pas encore. La mélodie forme une unité de signification. C’est aussi dans une unité de signification et non dans un temps atomisé que s’inscrivent les comportements: guetter, repérer, approcher, fuir … Les animaux agissent selon des motifs, chaque animal est un sujet placé au centre d’un monde qui lui est propre. Pour chacun, ce sont certains objets et événements qui présentent un caractère saillant, et les mêmes objets revêtent un sens différent selon l’individu ou l’espèce. Le chêne est un abri possible pour la chouette, un support pour l’écureuil bondissant de branche en branche, un arbre à abattre pour le forestier … La causalité physique ne suffit pas pour rendre compte du comportement. C’est la signification qui est le fil directeur sur lequel la biologie doit se guider écrit Uexküll.
L’animal n’a pas uniquement avec les choses une relation d’appropriation (prendre pour consommer). Il a aussi avec elles un rapport de laisser-être ce qui est autre sans y être indifférent (Hegel). L’existence de choses qui ne lui sont pas vitales lui procure une satisfaction; il est modifié par elles. Il existe ainsi chez lui un pur plaisir de savoir. Parce qu’ils agissent et perçoivent, les animaux sont des sujets. Ils sont les auteurs de mouvements spontanés qui seuls peuvent être qualifiés de comportements. Ils sont parmi les vivants ceux dont l’existence est médiate, toujours en quête, ceux qui ont des désirs, des affects, une intériorité, un soi. Il y a une dimension tragique dans cette vie qui se devine vouée à la mort, perpétuellement menacée. C’est aussi chez ces êtres mobiles dont le rapport à l’environnement n’est pas donné d’avance que jaillira la liberté …

Un bel article des cahiers antispécistes

Robert Hainard