1 Un invariant qui engendre des transformations, des déformations, des germinations, des bourgeonnements, des réduplications et des métamorphoses

Si bien que la Nature est à la fois profuse, proliférante et créatrice, pure dépense et gratuité, et ordonnée au plus juste. Ceci parce que cela. Quant aux Beaux-Arts:

Il est temps de dépas­ser le faux dilemme du naturalisme selon lequel un seul système musical serait fondé en nature (Vasari, Rameau) et du conventionalisme selon lequel tous les systèmes seraient également arbitraires (Francastel, Boulez). En réalité il n’y a pas d’arrachement de sens à la Nature sans sélection culturelle, et inversement, pas de véritable système de base qui ne soit, à sa façon, fondé en nature, au même titre, ni plus, ni moins, que l’espace de la Renaissance ou que le système tonal, réputés l’un et l’autre si longtemps et si naïvement seuls naturels.

Ce point capital repose sur le fait que l’institu­tion d’un règne nouveau comme celui qu’inaugure le monde des Formes esthétiques implique, comme l’a dit Focillon, un nécessaire divorce entre les matières de l’art et les matières de la nature. Et quelle que soit l’émulation qui se déploie entre celles-ci et celles- là, l’artiste tantôt sélectionnant entre toutes les matières de la nature celles qu’on croirait quasi intentionnelles et comme élabo­rées par quelque art obscur, tantôt au contraire cherchant à donner à son matériau l’apparence même de la nature (ainsi ces laques d’Extrême-Orient qui tiennent à la fois de l’eau et de la fumée, réus­sissant à fixer ce qui ne cesse pour autant de demeurer fluide, impondérable et mobile), il ne saurait y avoir d’art sans métamor­phose de la matière.

Les choses sans surface, cachées derrière l’écorce, enterrées dans la montagne, bloquées dans la pépite, englou­ties dans la boue, se sont séparées du chaos, ont acquis un épi­derme, adhéré à l’espace et accueilli une lumière qui les travaille à son tour. Encore que le traitement subi n’ait pas modifié l’équilibre et le rapport naturel des parties, la vie apparente de la matière s’est métamorphosée.

A la fois décalage par rapport à la nature et ancrage en celle-ci, voilà en définitive ce qui fait la qualité poétique d’une matière de l’art, à savoir cette profondeur que lui confère son pouvoir de faire venir la Terre. On comprend dès lors pourquoi, tandis que le physicien parle de la matière, l’artiste lui s’intéresse toujours à des matières différentes c’est-à-dire à des matériaux dont chacun est porteur d’une vocation formelle chaque fois singulière. On comprend aussi le souci d’un peintre comme Tal-Coat, broyant lui-même ses poudres, cuisant ses huiles, préparant ses mixtures comme les vieux maîtres, bref créant ses couleurs en ayant le monde dans son regard au lieu de se livrer à la platitude des cou­leurs acryliques achetées dans le commerce. Car tout ne se joue-t-il pas déjà au niveau du matériau de base? L’extraordinaire privilège d’un authentique matériau de l’art est donc bien d’être une sorte d’archétype matériel permettant à toutes les riches matières de la Nature de libérer un sens qui monte des profondeurs.

Enfin la manière dont s’opère au niveau de cette infrastructure matérielle de l’œuvre une soudure primordiale entre culture et nature permet d’affirmer qu’autonomie et incarnation des formes esthétiques ne sont point antinomiques, mais réciproques. Effectivement il est bien vrai que ces formes constituent, comme on dit aujourd’hui, des systèmes sémiologiques dont la cohérence propre ou l’architectonique est d’un niveau très élevé qui n’a sans doute son égal, dans un ordre analogue, qu’au niveau logico-mathématique supérieur. Aussi bien, prétendre réduire ces formes au simple reflet d’autres réalités, religieuses, politiques ou économiques par exemple, ce serait les briser en tant que structures, les arracher brutalement à l’ensemble où elles trouvent sens pour les rattacher à un phéno­mène entièrement différent et qui lui aussi possède sa structure propre. Mais ce n’est pas pour autant que le monde des formes pla­nerait intemporel et comme immaculé au-dessus des cultures: sa cohérence formelle n’est pas celle d’un formalisme. Si une œuvre n’est réductible à un reflet que dans l’exacte mesure où elle est ratée, œuvre de propagande, œuvre de séduction ou œuvre à thèse, justement parce qu’elle n’a pas atteint à sa propre autonomie faute de cohérence interne, cela n’implique pas cependant que l’œu­vre réussie, celle qui a acquis la dignité esthétique, soit soustraite aux capacités de l’histoire. En effet si tout système est nécessairement prélevé sur un fond de possibilités plus vaste qui lui est donné au départ, il actualise en un certain registre qui lui est propre une structure commune à la totalité de la société. Ancrage dans une culture donc, mais, en même temps, par la médiation de cette dernière en vertu du principe de sélection, ancrage dans la nature qui est le Fond pri­mordial d’où émergent toutes les cultures. Nul mieux que Nietzsche peut-être n’a insisté sur ce lien indissoluble entre fidélité à une culture et vitalité dionysiaque, et l’on pourrait citer mille exemples à l’appui; Bach et le vieux choral luthérien allemand, Bartok et les rythmes des folklores d’Europe centrale, Stravinsky et la terre russe, Claude de France … , mais aussi Shakespeare et Dostoïevsky … Tant il est vrai, comme disait Poulenc, qu’on ne chante juste que dans son arbre généalogique.

Combien apparaissent artificiels à côté, pour ne pas dire puérils, les efforts laborieux de certains compositeurs contemporains pour accoler à leur musique, sous pré­texte de retour à un ordre pré ou ante-culturel, des pseudo-langages fabriqués par bricolage phonématique à partir de plusieurs langues différentes! C’est toujours le même oubli des résistances propres à cette infrastructure sur laquelle se fonde en définitive toute communication esthétique possible.

Dans cette perspective le style renvoie toujours à un invariant comme principe engendrant transformations, déformations, méta­morphoses. Au niveau archéologique caractéristique d’une culture, un style est un ensemble cohérent de formes unies par une conve­nance réciproque. C’est en ce sens que Focillon peut dire que le principe des styles permet de coordonner et de stabiliser la vie des Formes. Ainsi l’architecture gothique par exemple n’est pas une col­lection de monuments mais un enchaînement de formes, le dévelop­pement d’un théorème opératoire, la voûte d’ogive. On pourrait également citer l’étude de Panofsky sur l’évolution du schème struc­tural des proportions humaines qui est au principe d’espaces plastiques qualitativement aussi différents que ceux de l’Égypte, de la Grè­ce, de Byzance, de l’art gothique et de la Renaissance italienne. Exemple imposant de cette histoire structurale qui se refuse à construire une évolution des Formes à coup d’influences et de tran­sitions accidentelles et à la réduire à la résultante d’un détermi­nisme externe. En réalité, principe de variabilité articulant des dif­férences qui apparaissent comme autant de transformations de l’invariant de base, un style est toujours vraiment du domaine de l’opératoire, à la fois jeu de règles cachées obéissant à une logique immanente et processus expérimental de recherches incessantes et d’essais en tous sens.

Si nous nous plaçons maintenant au niveau d’une œuvre parti­culière, nous définirons la Forme esthétique comme un développe­ment organique qui engendre par répétition et transformation son propre espace-temps. La forme mesure et qualifie l’espace. C’est dans cette extériorité même que réside son principe interne (Focillon). C’est pourquoi l’œuvre même la plus figurative est toujours une totalité autonome irréductible à une image prise au sens d’un double ou d’un reflet de la réalité. Quant au méca­nisme de ce passage à l’existence esthétique, il s’éclaire de façon décisive si l’on reprend, en la généralisant, l’analyse déjà citée de Jakobson dans laquelle il montre comment la transmuta­tion poétique de la langue ordinaire s’effectue grâce à la projection des rapports d’équivalence sur la chaîne syntagmatique. Les compo­santes du langage, phonologiques et sémantiques, se trouvent alors réévaluées selon le principe de similarité ou d’équivalence, c’est-à- dire en fait au moyen d’une articulation rythmique tout à fait comparable à celle où s’accomplit le temps musical: ainsi, déclare lui-même Jakobson, est donnée, en poésie, par la réitération régu­lière d’unités équivalentes, une expérience du temps de la chaîne parlée qui est comparable à celle du temps musical. On remar­quera que la langue se transforme en matériau esthétique au moment précis où elle est traitée rythmiquement. Il ne fait donc pas de doute que le principe de répétition, d’essence rythmique, soit au principe même de ce dynamisme qui engendre, par réitération et auto-transformation, son propre contenu et qui n’est autre en défi­nitive que la Forme esthétique.

Ce principe n’est-ce pas d’ailleurs celui de tout art, à savoir le principe de la variation ornementale? L’art ornemental, peut-être le premier alphabet de la pensée humaine aux prises avec l’es­pace, selon la profonde remarque de Focillon, nous livre ici le secret de la vie des Formes. Sur l’exemple de l’écriture coufîque ou celui des lettrines dans les manuscrits du Moyen Age, on saisit sur le vif comment un signe tout à coup prend vie, se dégage de l’écriture, bref devient forme en engendrant, avec un grand luxe de variations, toute une série de figures, libérant ainsi une symbolique foisonnante qui se superpose à la sémantique du langage. Mais cette puissance des transformations co-essentielle à la Forme esthétique, comment en donner une illustration plus frappante que celle de la sculpture romane telle que l’évoque pour nous Focillon?

En celle-ci la forme abstraite sert de tige et de support à une image chimérique de la vie animale et de la vie humaine, le monstre, toujours enchaîné à une définition architecturale et ornementale, renaît sans cesse sous des apparences inédites, comme pour nous abuser et pour s’abuser lui-même sur sa captivité. Il est rinceau recourbé, aigle à deux têtes, sirène marine, combat de deux guer­riers. Il se dédouble, s’enlace autour de lui-même, se dévore. Sans excéder jamais ses limites, sans jamais mentir à son principe, ce Protée agite et déploie sa vie frénétique, qui n’est que le remous et l’ondulation d’une forme simple.

Femme lionne

Tout est là pour caractériser forme et style: un invariant et ses transformations, la duplication et la différence qui expliquent (au sens propre du mot) l’étonnante fantaisie des métamorphoses et la richesse des variations, le tracé enfin d’une arabesque à nulle autre pareille où se chiffre claire­ment, et se déchiffre, le style singulier de cette Forme.

Que la vie des Formes à tous les niveaux repose sur le principe de la variation, c’est peut-être cependant en musique qu’on en trouve l’exemple le plus éclatant. La variation est l’âme de toute musi­que. Nous n’entendons pas ici par variation ce schème compositionnel engendrant ces formes traditionnelles particulières que sont la canzone, la chacone, le choral, la passacaille, le thème varié, etc. En ce sens Debussy n’a peut-être jamais écrit de variations, mais cela n’empêche pas que toute sa musique soit variation subtile, inces­sante, grâce à cette inlassable réduplication, sorte de bourgeon­nement métaphorique, qui réussit à fondre en une totalité orga­nique vivante les matériaux les plus hétérogènes quant aux timbres, échelles, rythmes, intensités, modes d’attaque … Ce que Debussy a écrit à propos de la musique de Bach est à cet égard hautement significatif:

Dans les cahiers du Grand Bach on retrouve presque intacte cette arabesque musicale ou plutôt ce principe de l’orne­ment qui est à la base de tous les modes de l’art … Bach en repre­nant l’arabesque la rendit plus souple, plus fluide, et, malgré la sévère discipline qu’imposait ce Grand Maître à la Beauté, elle put se mouvoir avec cette libre fantaisie toujours renouvelée qui étonne encore à notre époque. Dans la musique de Bach, ce n’est pas le caractère de la mélodie qui émeut, c’est sa courbe.

Or qu’a voulu finalement Debussy, sinon retrouver, à sa manière, cette ara­besque musicale souple et fluide mais toujours ferme et rigoureuse (même lorsqu’elle demeure allusive et virtuelle comme dans Jeux) qui ne fait qu’un avec le grand principe de l’ornement, base de tous les modes de l’art?

Le développement musical est donc par essence l’art des varia­tions, c’est-à-dire la transformation d’un support sensible à travers une suite de figures s’engendrant successivement.

Anatolie, Cyclades, vers -4000

Mycènes, vers -1500