Le temps sans passé, sans promesse, des hommes de Babel

Lorsque le petit Yniol, dans Pelléas et Mélisande, s’angoisse et chante: Il fait trop noir. Je vais dire quelque chose à quelqu’un, il ne sait pas clairement ce qu’est la conscience, transcendantale ou non, mais il s’ordonne immédiatement à l’origine: la parole, avec lui, sort de l’ombre, du rien -non qu’il y ait un rien dont elle soit faite ou provienne comme d’une matière; ni en général de formes universelles qui la devancent- contre le trop noir silence jaillit la voix du cœur: un troupeau d’ombres sans nombre, qui dévale, le contraint à recommencer cet acte indéfini, dont il pressent que seul il peut le défendre.

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Dire quelque chose, n’importe quelle chose que sa voix va rencontrer et, autour, elle prendra appui en espérant quelqu’un. Puisqu’il va parler, plutôt que fuir, ou crier seulement, il sait ce qu’il fait; ce n’est pas la première fois, même si ça n’a jamais été trop noir ainsi; l’angoisse a la répétition pour objet, la prononce pour se démentir: c’est la parole qui crée le temps.

La parole, elle, se meut en avant, part de la bouche de cet être humain ici debout, avance avec lui sur terre et sous le ciel … Non en oblique, précise Varron pour la prorsus oratio, pas comme l’écrevisse (ut cancer) mais ainsi que l’homme (ut homo); la parole qui va droit, la prose, avance sans souci de retour, comme la charrue tirant son soc; l’autre parole, dans la poésie, se retourne pour tracer le sillon parallèle (la rime n’est pas loin, qui vient de rythme en ancien français, et signale la fin du sillon précédent).

Ainsi le temps, qui retourne, revient sans cesse, répète l’origine.
Nous avançons, nous autres animaux raisonnables et mortels, dans le fini, non dans l’infini -pas plus dans l’infini linéaire que dans la brousse des étoiles ou de la forêt, mais sur des voies et de sillons qui déjà nous appellent; le monde n’est pas ce silence éternel dont Pascal s’effraie pour nous épouvanter: nous ne sommes pas jetés sans remède. Il est déjà là, le monde, théâtre des retours, des conjonctions, des dissonances …

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La Genèse ne pose pas -mais elle résout- la question du commencement par la création d’un temps qui ne rend pas seulement possibles les retours, mais qui les appelle: la succession des jours y apporte le même et l’autre, soirs et matins, et le mystère du péché originel y exige et promet un salut, extraordinaire quand on songe à la différence de traitement réservé à Adam et aux mauvais anges lumineux; comme si Dieu, pour Adam, s’y était pris à deux fois -c’est le constat de Luis de Léon- laissant en Jésus-Christ une seconde chance à chaque personne du genre initié par Adam.

 Là est la seconde origine, où l’exception humaine inaugure un temps nouveau, non plus générique selon la totalité et diversité des espèces créées, mais historique (précisément en ce que les deux personnes de la femme et de l’homme, avec leur tâche et vocation propres, se constituent quand Dieu s’adresse à chaque Un). Cette origine répète l’ancienne et première, à partir de la poussière, et n’y ajoute que la mort individuelle annihilée à son tour par la génération et la naissance. Cette condition humaine, postulée dans la création première, et précisée par l’image et la ressemblance, est interrompue et transformée par le péché; elle a pour horizon le salut par la foi dans le Christ, et la répétition du temps premièrement créé dans le salut ou la perte de chaque fils d’Adam.

Entre ce terme messianique et la faute: l’arc-en-ciel du nouveau pardon après le déluge, Babel, dont nous allons tout de suite scruter le sens, la promesse faite par Dieu à Abraham, enfin la Loi confiée à Moïse. Jusqu’à Babel, rassurés par l’arc-en-ciel, les fils d’Adam avaient oublié leur second désastre, celui du déluge. Il nous est dit que toute la terre avait même langue et des paroles semblables.
Nous ignorons quelle était cette langue dans laquelle, au premier jardin, Dieu avait demandé à Adam de nommer les espèces vivantes, en simulant de ne pas le savoir.

La tour se jetait à l’assaut du ciel, comme le temps indéfini se passe de Dieu, espace et volume à la manière de ce temps, sans plus d’être qu’un rêve ou un cauchemar. Le temps unique, dans la certitude que Dieu -s’y étant engagé- ne recommencerait pas le déluge, excluait la surprise et l’aventure, hors des croissances et diminutions que produit la guerre, le conflit fécond: Voici qu’ils sont un seul peuple et ont la même langue (Genèse, 11).

Ils pressentent que la gloire de se faire un nom leur épargnerait seule la dispersion. La réponse divine à leur intention de guerre: Voici ce qu’ils ont commencé de faire. Le rabbin Rachi, le commentateur champenois de la Bible au XIe siècle signale qu’est prêté à Dieu un Voici leur commencer; il ajoute: comme leur dire, infinitif. Les gens de la tour sont pareils au mauvais ange; être une masse unique leur suggère une revendication de pareille primauté; le Créateur perçoit l’imitation inversée, leur commencer à eux, qui coïncide avec une autre parole. Quelle parole? Nous pouvons désormais imaginer, dans la direction même de cette unité, une langue comme est la tour, pouvant progresser sans fin vers le simple et l’efficace, en transposant algébriquement la première. Nous sommes là dans la pure hypothèse bien que l’évolution des mœurs et du langage à l’époque post-moderne permette de se faire une idée d’un tel recommencement après la chute, dans la répétition du péché. On serait tenté de dire que les hommes de la tour pratiquent une sorte de réduction, de suspension du jugement à l’égard de ce qui n’est pas leur opération matérielle elle-même …

Ammonite Nacre Squared

Le capitalisme est iridescent, séduisant, et vide.

La Tour est un rempart qui se referme en spirale pour protéger quoi, rien. Lui-même. Un mur qui indéfiniment s’enroule, un commencer, comme leur dire, infinitif. Un accroissement inhabitable. Ce que les philosophes connaissent sous le nom de mauvais infini. Lors de la première mondialisation du XVIéme siècle l’Europe aima méditer par figures sur la Tour de Poussière.

Pierre Boutang, Le Temps, 1993

Miladinovic, gravure sur cuivre, Ammonites