Les accommodements déraisonnables de Charles Taylor

Le cosmopolitisme est, sur le plan politique, un nouvel âge des relations internationales; il est, sur le plan culturel, un nouvel âge des mœurs.

Dans le kantisme, ces deux dimensions sont réunies dans une même philosophie de l’histoire: l’histoire de tous les peuples est portée par une même destination, commune à tous les membres de notre espèce, de sorte que la citoyenneté cosmopolitique annonce l’avenir de la civilisation des Lumières, une civilisation de la libre circulation des idées et des connaissances, où l’hospitalité pourrait finir par l’emporter sur l’inimitié, et où l’étranger ne serait plus considéré comme un ennemi potentiel.
Du fait de cette double légitimation, à la fois juridique et culturelle, du cosmopolitisme, l’esprit de tolérance inspiré du kantisme s’associe à l’humanisme et à l’universalisme. Plus exactement, il alimente un humanisme qui ne saurait être qu’universaliste.

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De nos jours, en revanche, deux régimes de tolérance opposés viennent mettre en conflit la dimension politique du cosmopolitisme et la dimension culturelle de l’humanisme. D’un côté, il existe une logique de la paix qui continue de se nourrir de l’espérance juridique du cosmopolitisme kantien: elle présuppose que tous les peuples, nonobstant les différences et les inégalités qui les séparent, peuvent convenir de répudier la guerre en lui préférant la voie du débat et du consensus.

D’un autre côté, se développe une logique différentialiste de la tolérance, qui place l’identité au-dessus de l’égalité, l’altérité au-dessus de la fraternité et le pluralisme au-dessus de l’universalisme: elle estime que la reconnaissance de l’autre comme un étranger sur le plan culturel constituerait une exigence morale qui serait devenue supérieure à l’humanisme juridique des Lumières.
Par suite, ce que Kant avait associé, à savoir la dimension politique et la dimension culturelle du cosmopolitisme, se trouve éclaté et fracturé.

Rappelons que le cosmopolitisme kantien illustre à la fois la modernité politique et la modernité culturelle des Lumières.
-La modernité politique des Lumières: à l’avenir, l’intérêt de tous les peuples est de former une libre confédération de républiques, une alliance de paix.
-La modernité culturelle des Lumières: Kant prévoit que la diffusion planétaire d’un mode de penser rationnellement critique ne peut que favoriser la reconnaissance d’une même identité universelle humaine. Le concept de Weltburger, de citoyen du monde, occupe ainsi une place décisive aussi bien dans la Doctrine du droit que dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique.

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La Doctrine du droit raisonne de manière déductive a priori. Le droit cosmopolitique est celui qui tend à une union possible de tous les peuples, en vue de certaines lois de leur commerce possible.Il s’agit d’un droit qui ne porte pas sur des choses, qui ne porte pas sur des possessions, mais uniquement sur des relations. Les peuples étant contraints de coexister sur la même planète, il est de leur plus haut intérêt de réglementer par des moyens de droit les relations qui sont le mode d’être de leur cohabitation. Le droit cosmopolitique concerne donc au premier chef les États, qui pourront ajouter au droit international, lequel gère le droit à la guerre, les principes d’un droit cosmopolitique, dans le but d’organiser une vie collective des peuples en vue d’une coexistence pacifique. Alors que le droit international se borne à préserver les peuples les uns des autres, y compris par le moyen de la guerre, le droit cosmopolitique regarde les États comme les citoyens d’un monde inévitablement commun à tous.
Dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, ce ne sont pas les États, mais les hommes, les individus-hommes qui sont considérés comme des citoyens du monde. La perspective n’est pas politique, mais pragmatique et culturelle.

Que veut dire pragmatique? La connaissance de ce que l’homme, en tant qu’être libre, fait ou peut et doit faire de lui-même. Et que veut dire culturel dans ce même contexte anthropologique? Le mot définit la manière dont l’espèce-homme fait son éducation. Le concept anthropologique de citoyen du monde guide l’examen des progrès de la culture du point de vue de l’homme en tant qu’il est à lui-même sa fin dernière. En d’autres termes: la culture correspond à l’humanisation de l’homme, c’est-à-dire au développement de toutes les facultés et dispositions de l’homme. Le progrès de la culture n’a pas d’autre fin que cet accomplissement humain des individus. En d’autres termes encore: l’individu n’a pas d’autre but, d’autre espérance, ni d’autre avenir que le développement humain de l’humanité toute entière.
Il en résulte que les individus et les peuples doivent se considérer culturellement comme membres d’une société cosmopolitique qui n’est autre que l’espèce humaine toute entière, prise collectivement comme le tout du genre humain ou, pour reprendre la formule même de Kant comme la masse des personnes qui existent les unes après les autres, les unes à côté des autres. Ce n’est pas dans l’individu, mais seulement dans l’espèce, dans la dimension spatiale et dans la dimension temporelle de l’existence de l’espèce que peut se lire, s’apprendre et se comprendre le caractère de notre espèce. L’espèce seule, dans sa dimension historique et collective, enseigne ce que l’homme peut faire de lui-même comme être libre.

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On discerne assez bien la raison qui fait du cosmopolitisme kantien un humanisme universaliste. L’originalité de Kant est d’introduire une part de transhistoricité au sein même de l’historicité. Chaque individu est, sur le plan politique, citoyen d’un État particulier, mais il est en même temps, sur le plan culturel, le citoyen d’un monde en voie de formation et de développement, qui est le monde en devenir de son espèce. Impossible de ne pas citer cette belle formule que Kant n’a jamais publiée:

Se penser à la fois comme citoyen d’une nation et comme membre à part entière de la société des citoyens du monde est l’idée la plus sublime que l’homme puisse faire de sa destination, et qu’on ne peut considérer sans enthousiasme.

Tout individu est politiquement le citoyen d’un État, mais le concept anthropologique de Weltbürger, est quant à lui, (politiquement) supra-étatique, il est culturel cosmopolitiquement et fait de tout homme le citoyen de l’espèce humaine, destinée à s’accomplir conformément à sa destination suprême qui est morale. Le cosmopolitisme incarne ainsi le point de vue d’un humanisme culturel qui regarde l’espèce comme un ensemble de relations.

Être citoyen du monde, c’est être membre d’une espèce en devenir, c’est faire partie du devenir de celui qui vient après moi, c’est traiter les générations qui n’existent pas encore comme des concitoyens envers lesquels existe un devoir d’un type particulier qui est un devoir du genre humain envers lui-même.

L’Anthropologie fait aussi état des différences qui existent entre les membres de l’espèce humaine, différence de sexe, de race, de nationalité, de religion. Les noter, les observer, les décrire fait partie du réalisme empirique de l’anthropologue. Les peuples se regardent et se jugent les uns les autres en fonction de ces traits empiriques de leur caractère (l’Italien est extraverti, l’Allemand est cosmopolite, l’Espagnol est introverti, le Français est communicatif, l’Anglais est insituable …). La lutte, la rivalité, et même les guerres entre États font partie des relations de cohabitation terrestre, et elles peuvent même être dialectiquement interprétées comme un signe, un signe qui serait envoyé par la nature pour refuser que l’unité humaine se réalise au moyen d’une monarchie absolue, sous un sceptre unique:

La manière dont tout Etat (ou son souverain) désire s’installer dans un état durable de paix, c’est pourtant de dominer si possible le monde entier. Mais la nature veut qu’il en soit autrement. Elle emploie deux moyens pour empêcher les peuples de se mélanger et pour les séparer, a savoir la diversité des langues et des religions, Projet de paix perpétuelle.

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Ce signe, c’est bien sûr l’espèce-homme qui l’interprète et qui en fait un élément de sa connaissance de soi anthropologique. Il est alors clair que l’unité humaine est une unité pluralisée, que le caractère de notre espèce est diversement phénoménalisé.

Mais il est caractéristique de la démarche kantienne de ne jamais traiter les origines, qu’il s’agisse de souches ou de germes, en ce qui concerne la connaissance physiologique de l’homme, qu’il s’agisse de traditions, d’habitudes ou de mœurs, en ce qui concerne la connaissance morale de l’homme, comme des causes déterminantes d’un développement déterminé, mais seulement comme des dispositions à un devenir final. C’est un principe méthodologique précieux contre toute tentation de pratiquer un différentialisme racial à prétention scientifique ou morale. En affirmant qu’il est absolument impossible de connaître la souche originaire et impossible de s’en servir comme d’un critère de jugement envers les races, les peuples et les individus, les Opuscules kantiens sur la diversité raciale confèrent à la finalité une fonction théorique spécifiquement critique, tant sur le plan des sciences que sur le plan des mœurs: aucun peuple, aucune race, en effet, ne peut se vanter d’être le plus proche de la pureté de nos origines. Dès lors qu’il nous est absolument impossible d’avoir une science de nos origines, nous ne pouvons connaître que nos dispositions, lesquelles ne se révèlent et ne se donnent à connaître que dans le destin, dans le but, dans l’avenir qu’elles engendrent par leur développement. Une disposition ne se connaît et ne se reconnaît que dans le développement final qu’elle réalise phénoménalement. Le phénoménalisme kantien contribue ainsi à détruire toute prétention à une légitimité pseudo-scientifique ou pseudo-morale de la part de revendications qui seraient en faveur d’un différentialisme racial.

Mais qu’en est-il du différentialisme culturel? Le raisonnement de Kant, pour sa part, ne change pas. Il existe une identité universelle humaine, qui fait de chacun, quelle que soit son origine, un citoyen de la civilisation humaine. Mais, à cette étape de la réflexion, il faut bel et bien constater que la position kantienne est concurrencée par d’autres attitudes, par d’autres positions théoriques, par d’autres engagements culturels. A commencer par celle de son ancien étudiant, Herder, qui lance, en quelque sorte, la vague « moderniste » du différentialisme culturel. Et comme cette vague moderniste s’est à la fois régénérée, renouvelée et amplifiée sous l’influence de reprises contemporaines des arguments de Herder, le débat se trouve être à la fois classique et actuel.

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Johann Gottfried Herder

Commençons par consulter la recension que Kant fait des Ideen de Herder, in Opuscules sur l’histoire. Il reproche à l’ouvrage une manière de penser datée, substantialiste et non phénoménologique, dogmatique et non critique, en ce sens que Herder, à la manière de Leibniz, parle de la nature comme d’une sorte de chose en soi organique, une chose en soi créée et organisée par une présence divine et un plan divin. Aussi Kant note-t-il que Herder met au service d’une telle métaphysique et d’une telle théologie naturaliste une méthode plus métaphorique et rhétorique que conceptuelle et philosophique.

En outre, Herder introduit un critère de jugement sur la pluralité des cultures qui ne peut que constituer une provocation pour le kantisme: au lieu de juger les cultures à l’aune des critères de l’Aufklarung, qui sont le progrès du savoir et de l’esprit critique, il adopte le critère du bonheur. Non pas le jugement, mais le bonheur, ici et maintenant, se trouve érigé en principe de satisfaction culturelle et d’unité culturelle. Comme la félicité est un état intérieur, elle a son critère et sa définition non en-dehors, mais au-dedans de chaque être individuel. Le critère du bonheur culturel d’un peuple se substitue au critère représentationnaliste du kantisme, lequel alimente l’exigence d’un progrès vers la perfection suprême, critère ontologique d’identité personnelle. Dès lors que le bonheur est un critère d’identité culturelle, chaque culture peut faire valoir sa particularité, revendiquer d’être seul juge de soi, s’installer dans la coïncidence de soi avec soi. Le critère du bonheur met en avant la sensibilité, il fait de la sensibilité et de l’imagination le principe singulariste de l’inimitable et de l’incommunicable, et il érige cette singularité en objet de respect inconditionnel.

La réplique de Kant à cette orientation herdérienne, que l’on pourrait qualifier de pré-communautariste, est double, et elle est doublement significative. Kant en dénonce: -l’irréalisme sur le plan empirique -la faiblesse sur le plan moral

a) Irréaliste est la croyance qui admet que le bonheur est le but le plus naturel des êtres doués de raison. Au niveau des relations entre les individus et les peuples, cette illusion de la spontanéité du bonheur menace de s’ériger en mystification.

C’est pourquoi il faut adopter une tout autre vision de la nature, vision que la troisième Critique introduira avec la question de savoir quel est le but final de la nature en l’homme. Pour l’heure, dans sa recension de Herder, en 1785, Kant en donne une formulation déjà très approchée:

Mais si le dessein véritable de la Providence n’était pas cette image de la félicité que l’homme se crée à lui-même; si c’était plutôt l’activité et la culture mise en jeu de ce fait et considérés dans leur progrès et leur développement incessants?

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Autrement dit, il est plus réaliste et plus conforme à la genèse naturelle du progrès de concevoir que les cultures sont contraintes au dépassement de soi, contraintes d’abandonner le rêve d’un bonheur naturel pour se résoudre à se faire elles-mêmes ce qu’elles peuvent devenir.

b) Sur le plan moral, Kant dénonce également les faiblesses du critère du bonheur érigé en critère suprême de la valeur ou de la qualité d’une culture:

Que si les heureux habitants de Tahiti n’avaient jamais reçu la visite de nations plus policées et se trouvaient destinées à vivre dans leur tranquille indolence encore des milliers de siècles, on tiendrait une réponse à la question: à quoi bon l’existence de ces gens, et est-ce qu’il ne vaudrait pas autant avoir peuplé ces îles de moutons et de veaux heureux que d’hommes heureux dans leur pure satisfaction physique.

Traduisons en vocabulaire contemporain: une culture qui voudrait s’abîmer dans l’identité de soi à soi, dans la simple reconnaissance de soi, ne ferait que se borner à une quiétude indifférente à l’exigence de dignité. Certes, le kantisme n’attend pas des cultures qu’elles se jugent et se condamnent, puisque c’est un ferment de guerre et de haine, mais il attend qu’elles se dépassent toutes, chacune pour elle-même, par et pour un même souci de perfectionnement. La dignité est dans ce dépassement, dans ce renoncement à la passivité, à une simple et passive facticité.

Considérons maintenant la reprise du différentialisme herdérien qui se pratique de nos jours. Les arguments de Herder y ont acquis une nouvelle postérité. Charles Taylor, en particulier, leur a donné une popularité fort grande, en reprenant le critère herdérien de la félicité pour le convertir en vertu d’authenticité.
Une vertu qui fournit au communautarisme son argument le plus attractif et séduisant: tout comme les individus, un Volk (un peuple) doit être fidèle à lui-même, c’est-à-dire à sa propre culture. Fidélité que Taylor définit ainsi:

Être fidèle à moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité qui est quelque chose que moi seul peut énoncer et découvrir. En l’énonçant, je me définis moi-même du même coup. C’est la notion de base de l’idéal moderne d’authenticité.

On remarque que ces formules présentent le différentialisme culturel, plus populaire sous le nom de pluralisme culturel, comme la vraie modernité, comme la modernité la plus actuelle et la plus accomplie. Le succès du pluralisme culturel tient à cette prétention d’être une avancée dans la modernité, de nourrir une pensée plus progressiste que le progrès en rendant la différence plus juste que l’égalité et en plaçant l’altérité au-dessus de la ressemblance.

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Le Soldat Inconnu, style ethnique

Un commentateur de Taylor, Michaël Walzer l’exprime de façon limpide en estimant que l’on assiste à une transformation du libéralisme, c’est-à-dire à l’avènement d’un libéralisme n°2, qualifié de sensible aux différences et jugé supérieur au libéralisme n°1, lequel a pour caractéristique un égal respect des droits égaux de tous les hommes. Michaël Walzer résume de la façon suivante les thèses exprimées par Charles Taylor:

La première variété de libéralisme -libéralisme 1- est confiée aux droits de l’individu et, ce qui en est le corollaire, à un État rigoureusement neutre, c’est-à-dire un État sans desseins culturels ni religieux, voire sans aucune sorte d’objectifs collectifs au-delà de la liberté individuelle, et de la sécurité physique, du bien-être et de la sécurité des citoyens. La seconde sorte de libéralisme -libéralisme 2- fait la part d’un État engagé pour la survivance et la prospérité d’une nation, d’une culture ou d’une religion particulière.

Différence et démocratie, Champs, Paris, Flammarion, 1991

Observons que cette lecture identifie l’universalisme à un simple neutralisme (au sens d’un égal respect des individus, sans considération des différences), tandis qu’une politique multiculturelle est définie comme un nouveau libéralisme, qui prend en compte les différences, qui se rend hospitalier à la différence des coutumes et des religions.

Le différentialisme culturel serait donc plus moderne, plus juste et plus libéral que l’universalisme des droits de l’homme. Conviction qui conduit le pluralisme culturel à se concevoir lui-même comme plus humaniste que l’humanisme et comme plus cosmopolite que le cosmopolitisme. De même que le libéralisme se montre capable, comme le souligne la citation de Michaël Walzer, de régénération par auto-dépassement, de même l’humanisme et le cosmopolitisme pourraient produire des figures sublimées d’eux-mêmes, à condition de comprendre et d’accepter que le moyen de ce dépassement consiste en rien de moins que le rejet d’un universalisme rationnel de type kantien.

Nous saisissons alors, à ce niveau de la réflexion, toute l’ambiguïté du pluralisme culturel. Sur un plan philosophique s’entend. Car cette ambiguïté a une fécondité paradoxale sur le plan idéologique, convivial et populaire. Elle fait oublier les nuances et les enjeux réels du cosmopolitisme. Car elle les supprime!

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Liberia, 1990

Le prix à payer est très élevé: ce qui est exigé, en faveur de la thèse de l’égalité culturelle de toutes les cultures, c’est la réduction de l’universalisme humaniste à un simple préjugé et à une violence culturelle unilatérale. En un mot: la fondation ultime du différentialisme culturel est la négation de l’humanisme en tant que légitimation suprême de l’égale dignité de tous les hommes. Au dessus de l’égale dignité des hommes, le pluralisme différentialiste place l’égalité culturelle de tous les particularismes communautaires.

La philosophie française des années 60-70 a été claire sur ce prix à payer. Exemple significatif, Lévi-Strauss considérait qu’il est impossible de cultiver à la fois un idéal humaniste de communication entre les cultures et de soutenir la revendication de chaque culture à une originalité incommunicable et inimitable: animé du désir de défendre la diversité des cultures contre le risque d’ethnocentrisme culturel (l’eurocentrisme, en la circonstance), Claude Lévi-Strauss soulignait, en 1971, dans Le regard éloigné, Paris, 1971, la vocation anti-humaniste et anti-universaliste du différentialisme culturel, quand il affirmait que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de ma et de sa création. Affirmation qui reprenait la thèse de son ouvrage le plus populaire, Race et histoire:

La simple proclamation de l’égalité naturelle entre les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races ou de couleurs, a quelque chose de décevant pour l’esprit parce qu’elle néglige une diversité de fait qui s’impose à l’observation.

Sur le plan philosophique, cette position différentialiste assume parfaitement la répudiation de l’universalisme, elle popularise le soupçon qu’il s’agirait d’eurocentrisme, d’occidentalo-centrisme et donc de domination culturelle; c’est la raison pour laquelle l’universalisme se trouve combattu par le relativisme, un relativisme culturel qui s’exprime ainsi dans Race et histoire:

Le progrès n’est jamais que le maximum de progrès dans un sens prédéterminé par le goût de chacun.

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Congo, 2018

L’étrange, quand on regarde le relativisme de notre époque, c’est le fait qu’il puisse se regarder lui-même comme le moteur d’un nouvel humanisme, d’un nouveau libéralisme, d’un nouveau progressisme. On raisonne comme si le relativisme ne détruisait plus l’universalisme, mais le régénérait. Comme si on pouvait fonder un cosmopolitisme juridique sur la conviction que l’égalité des droits est contraire à la diversité humaine. Comme si la paix entre les États était plus facile à réaliser sur la base de l’irréconciliabilité des individus.

-Peut-on faire passer une revendication d’identité culturelle, ethnique ou religieuse pour un nouvel individualisme, promoteur d’une extension du libéralisme? On peut en douter, puisque les revendications identitaires sont communautaristes plus qu’individualistes.
-Peut-on faire passer pour un nouvel humanisme l’attitude qui affirme que l’unité humaine, la solidarité humaine, ne serait, au fond, qu’un préjugé culturel particulier. Une telle position s’expose à une double détérioration: détérioration de l’image de soi, d’un côté, dans le cas des communautés qui se figent dans la posture d’éternelles dominées; détérioration de l’idée d’universalité, d’un autre côté, toujours plus réduite à un relativisme vide, quand ce n’est pas à la version politiquement correcte d’un libéralisme pseudo-convivial, lui-même réduit à une fonction simplement idéologique, populaire et médiatique.

Il semble bien qu’une contradiction interne à l’idéal humaniste se soit fixée dans les esprits, qui contribue à le rendre confus. On peut faire l’hypothèse d’une impasse relativiste de la pensée moderne, hypothèse que Fukuyama associe à une crise de confiance en soi de la civilisation européenne. Mais on peut aussi s’inspirer d’une manière kantienne de raisonner et considérer qu’il s’agit d’un malentendu, c’est-à-dire d’un usage confus de thèses contraires. En l’occurrence, l’usage populaire et médiatique du terme pluralisme a assurément le pouvoir de mêler deux visées philosophiquement bien distinctes: un pluralisme humaniste, d’une part, et un pluralisme séparatiste, d’autre part.
Pour le pluralisme humaniste, la solidarité et l’unité humaines l’emportent sur les différences: si je respecte l’autre dans sa différence, c’est parce que sa différence ne fait pas obstacle au respect mutuel. Mais la version identitaire et radicale du différentialisme culturel exige bien plus et bien autre chose que ce respect mutuel. Elle ne réclame pas simplement une reconnaissance des différences, mais une reconnaissance par les différences: une reconnaissance de soi qui passe par la négation de l’autre et qui s’affirme contre l’autre.

Continuons d’adopter une manière kantienne de raisonner pour tenter de dissiper cette confusion et cette contradiction. Choisissons de l’exprimer et de le simplifier dans la forme d’une antinomie. Le cosmopolitisme se voit alors mis dans l’embarras suivant:
-Si elle se borne à nier la possibilité d’une solidarité cosmopolitique, la pluralité culturelle active simplement la logique de la guerre entre les cultures.
-S’il se borne à nier la diversité culturelle, l’idéal d’union cosmopolitique dégénère en idéologie de domination.

Quelle est, selon Kant, la cause d’une antinomie? Elle réside dans le fait de croire que la vérité d’une thèse se borne à sa capacité de détruire la thèse adverse. En quoi consiste alors la résolution de l’antinomie? Dans le fait de limiter la validité d’une thèse aux seules conditions de son intelligibilité. Appliquons ce principe au conflit entre les deux thèses:

-Nous pouvons admettre que le relativisme culturel choisit de s’ériger en arme de combat contre un universalisme ignorant de la diversité culturelle. Cette hypothèse correspond fort vraisemblablement à la réalité, du fait que le différentialisme ne se donne le plus souvent que le colonialisme pour unique schème de la réalisation de l’universalisme.

-Nous pouvons chercher par quel moyen un cosmopolitisme humaniste peut se défendre à son tour de ce pluralisme combatif et déconstructif.  Ce qui nous conduit à appliquer le mode kantien de résolution d’une antinomie. Tant que l’on croit que la vérité d’une thèse tient à son pouvoir de détruire l’autre, on perpétue les logiques d’agression. En revanche, si on comprend que chaque thèse est vraie dans son ordre propre, et à condition de ne pas les confondre, alors la résolution d’un conflit se révèle favorable à un intérêt commun aux deux thèses, à savoir la fondation de l’humanisme.

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Eward Moran, The Commerce of Nations

Appliquons ce principe à la diversité culturelle humaine: pour que la revendication différentialiste ne soit pas simplement solipsiste et séparatiste, il faut lui accorder pleinement la légitimation qu’elle revendique, et que Herder lui a originairement reconnue, à savoir une légitimité esthétique. Mais à la condition de la maintenir dans les limites de la cohérence même qu’elle revendique. Ainsi il est possible d’accorder que le désir de reconnaissance tire sa justification de sa vérité culturelle.

Herder mettait assurément en avant un argument anthropologique convaincant, à savoir que toutes les cultures sont également nourricières. Que le registre de la sensibilité, des mythes et des préjugés, de l’inconscient collectif si l’on veut, contient une puissance d’inspirer et de former l’imagination créatrice. L’égale effectivité esthétique des cultures n’est pas contestable, tant que l’on se place dans le registre de la sensibilité, de l’imagination, des traditions et des créations artistiques. A ce niveau, en effet, il convient de donner à la diversité culturelle sa pleine légitimité esthétique, au sens le plus fort, qui concerne les manières de sentir, d’aimer, d’être-au-monde, la mémoire des premiers attachements qui structurent la sensibilité et l’imagination. Mais sans vouloir pour autant la confondre avec une légitimité juridique et politique. Il est possible d’imaginer un impératif catégorique esthétique sur les bases suivantes: ce qui est inimitable dans une culture, c’est ce qu’elle apporte à l’humanité: une potentialité de vie.

Qu’est-ce que la diversité au sens esthétique? Une manière que la vie a de se donner sans s’imiter elle-même … A chaque fois, dans chaque cas, comme si c’était la première fois. De sorte que notre impératif pourrait s’exprimer ainsi: traite toujours ta culture, envers toi-même et envers tout autre, comme une richesse à conserver et transmettre, c’est-à-dire comme un pouvoir d’inspirer des œuvres. Cela ne veut pas dire, toutefois, que tout, dans une culture, peut constituer un impératif moral et politique: il y a des pratiques que l’on ne peut pas valider, parce qu’elles ne sont pas universalisables et ne sauraient constituer un gain pour l’humanité dans son ensemble. Elles appartiennent à la mémoire collective d’un peuple, elles font partie du récit de ses origines, elles conservent leur fonction esthétiquement identifiante, mais elles ne sauraient acquérir le statut de patrimoine pour l’humanité.
Nous pouvons ainsi cultiver une esthétique des différences qui ne détruise pas l’horizon d’une solidarité humaine, d’une politique cosmopolitique de solidarité humaine. Autrement dit, la capacité d’avoir des racines n’empêche pas la capacité d’être en projet, de co-agir avec d’autres pour un monde futur.

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Pierre Alechinski

Car, si la diversité contribue à enchanter le monde, l’universalité contribue, quant à elle, à l’idéaliser. Mais quelle universalité? Non pas celle qui sert de prétexte à une unité de domination, et que Hegel a si bien décrite comme unité de subsomption. L’universalité véritable n’est pas l’homogénéité, mais l’ouverture, la projection qui nous transporte au niveau des fins les plus souhaitables pour l’espèce humaine tout entière.

La solidarité humaine n’est pas techniquement productible par voie de contrainte. Mais elle vaut par sa dimension éthique, par la présence, en chacun, d’une transhistoricité qui lui permet d’agir en vue d’une communauté idéale, qui n’existe pas encore et n’existera peut-être jamais, parce qu’elle est une Idée, un horizon de sens que nul ne peut s’approprier. L’idéal d’unité humaine ne contribue à idéaliser le monde qu’à condition que cette unité ne soit ni dominée, ni dominante. D’un point de vue transcendantal, elle n’a pas pour mesure l’état du monde tel qu’il est aujourd’hui. Il faut accepter l’idée que l’avenir ne nous appartient pas, que nous n’avons aucun droit de subordonner par avance les générations futures à nos jeux de pouvoirs. Une telle idée maintient ouverte la question suivante, sur le plan économique aussi bien que sur le plan politique et sur le plan culturel: de quelle façon nos descendants auraient-ils souhaité faire alliance avec nous?

Monique Castillo