La médecine, une science? Cette vue est absolument moderne: elle est le résultat d’un véritable séisme épistémologique qui a décidé de son paysage actuel, au terme de deux siècles de secousses multiples.
La Praxis medica publiée par G. Baglivi en 1696 se réfère au Chancelier Bacon pour prôner la démarche inductive en médecine: tel est le prodrome. Le séisme se déclenche et finit par bouleverser une première fois le paysage cent ans plus tard avec la publication par Edward Jenner (1749-1823) des résultats obtenus en matière de vaccination contre la variole. L’exigence ou l’espoir ne tarde pas à se faire jour d’un mode de calcul de l’espérance et du risque qui se substituerait, en matière de dérision thérapeutique, à la simple sagacité du praticien éprouvé.
L’histoire ultérieure de ce que Charles Daremberg [Daremberg est l’auteur d’une très fameuse et très précieuse Histoire des sciences médicales, 1870; il est aussi le traducteur des œuvres de Galien en français] appellera significativement en 1870 les sciences médicales peut être décrite comme une succession de tentatives et de réussites, mi-délibérées mi-fortuites, de répondre à cet espoir.
Le programme se trouve solennellement énoncé par le mathématicien et astronome français Pierre-Simon Laplace, prophète éloquent d’une vaste conception newtonienne du monde, où il appelle la médecine à venir prendre rang parmi les sciences conjecturales. Le célèbre Essai philosophique sur les probabilités annonce cette conquête nouvelle. Finis, désormais, les tâtonnements du praticien! Le calcul des chances devra être appliqué au choix du meilleur traitement possible. Au même moment, les principaux chefs de file de l’école philosophique dite des Idéologues, qui se trouvent avoir été, comme Georges Cabanis (1757-1808), des médecins, se flattent eux aussi de pouvoir opérer la transmutation scientifique de la médecine.
Un événement viendra, dès 1819, conforter cette conviction: l’invention par René Th. Laennec (1781-1826) du stéthoscope. François Dagognet [La philosophie de l’image, Vrin, 1984] a bien montré qu’avec cette nouvelle méthode d’auscultation un renouvellement épistémologique s’opérait: à côté du symptôme, livré à l’interprétation, venait s’adjoindre le signe sûr que le médecin pouvait faire paraître en l’absence même de tout symptôme.
Claude Bernard aligne bientôt les lois de la pathologie sur celles de la physiologie dont il dégage le champ propre grâce à la notion de milieu intérieur. Toute différence d’essence se trouve ainsi abolie entre fonctionnements normal et pathologique de l’organisme: l’état pathologique pourra désormais, comme le normal, faire l’objet d’études expérimentales en laboratoire. La célèbre expérience dite du foie lavé témoigne de la fécondité d’une telle démarche. L’Introduction à la médecine expérimentale (1865) en fait une vérité populaire, transmise par les écoles.
Mais ce sont les travaux de Louis Pasteur qui provoquent la secousse la plus forte. Voici en effet un non-médecin, un chimiste et cristallographe, qui, en étudiant des fermentations affectant la bière et le vin, impose brutalement à la médecine un changement de destination et un déménagement de ses lieux d’exercice -selon la formule de Georges Canguilhem.
Avec la naissance de la bactériologie, la clinique se trouve en effet désormais définitivement invitée à s’appuyer sur l’analyse pratiquée en laboratoire. Grâce à elle aussi, le médecin peut, et bientôt devra, sortir de son cabinet ou de l’hôpital non plus seulement pour se rendre au chevet du patient, à son domicile, mais pour dépister, à l’école, à la caserne, dans les entrepries.
Le statut social de la médecine change. La découverte des microbes permet de promouvoir une notion toute nouvelle: celle de l’hygiène publique; elle impose l’usage d’un vocable dont l’équivoque, qui oscille entre santé et morale, sera mise à profit par les pouvoirs politiques pour tenir en respect les classes dangereuses: la salubrité.
Ces transformations profondes ont peu à peu accrédité l’idée selon laquelle le progrès de la médecine consisterait, en définitive, à se donner toujours de nouveaux moyens pour mettre l’individu malade entre parenthèses. On connaît les avantages indéniables de ladite mise entre parenthèses, et l’on connaît les raisons de la propension toujours plus forte des cliniciens à adopter le point de vue du physiologiste sur la maladie. On sait bien en effet que l’identification du symptôme par le malade n’est guère fiable: la plupart de ceux qui déclarent avoir mal aux reins, ce n’est pas d’une affection du rein qu’ils souffrent! Surtout, combien de maladies se développent dans le silence des organes, en l’absence de tout symptôme apparent!
De fait, les succès obtenus furent, et restent, spectaculaires. Mais nous voici pourtant au cœur, très brûlant, de la difficulté.

Le partage entre normal et pathologique opéré par le physiologiste coïncide-t-il avec l’opposition vécue par l’individu entre santé et maladie, n’en est-il que la traduction en termes savants?
Faut-il considérer que le physiologiste énonce la vérité scientifique de la maladie? Dira-t-on que sa notion du normal est une notion objective, au sens où le physicien et le chimiste, dont il utilise les concepts et les méthodes, établissent des faits objectifs? Mais justement: il n’existe pas dans les sciences physiques de phénomènes qu’on puisse, sinon par métaphore mal contrôlée, qualifier de pathologique. Une aberration astronomique n’est pas une maladie. On veut que la médecine soit une science comme les autres, mais pourquoi le physiologiste qui lui fournit l’essentiel de ses bases théoriques fait-il -et lui seul- usage de ce vocabulaire? N’est-ce pas le signe qu’il a toujours, subrepticement, introduit dans sa pensée un système d’évaluation à lui transmis, comme en contrebande, par le médecin? Et d’où le médecin, en définitive, l’a-t-il lui-même reçu, sinon de l’individu humain en détresse qui s’est adressé à lui? Les relations entre médecine et physiologie sont le théâtre d’un véritable tour de passe-passe qui tend à escamoter, à l’insu des uns et des autres, la réalité du patient, c’est-à-dire d’un être qui parle, qui jouit et qui souffre; qui, parce que ainsi il pense, porte des jugements d’évaluation sur ses jouissances et ses souffrances.

Mais ce système d’évaluation ne se laisse pas transporter au laboratoire sans grave altération, car un autre système l’attend sur la paillasse: celui qui règle la pratique expérimentale du savoir. Et ce système, qui n’a rien à voir avec le premier, vient lui surimposer ses propres règles. Résultat: ce n’est pas, comme on le croit, la subjectivité incertaine des appréciations du malade qui se trouve alors seulement réduite au seul bénéfice d’une connaissance objective de la maladie; c’est la dynamique du partage vécu entre santé et maladie qu’on perd de vue. Or cette dynamique se présente d’abord comme individuelle. Si un individu, en effet, se déclare malade, c’est toujours par contraste avec un état antérieur qu’il juge sain. Santé et maladie pour le sujet humain n’ont aucune existence en soi; ce sont des notions comparatives, des catégories de jugements polémiques.
La santé ne se manifeste-t-elle pas d’abord comme une exigence de l’individu portant sur les possibilités (physiques, intellectuelles ou affectives) dont il peut jouir dans ses rapports avec son milieu? Et s’il qualifie, pour sa part, de pathologique un état de son organisme, n’est-ce pas qu’il prend conscience de quelque rétrécissement de ces mêmes possibilités? Il attend du médecin (et de la médecine) qu’il les rétablisse. Une personne se dira en bonne santé lorsqu’elle aura l’assurance (même illusoire) de pouvoir tomber malade et, comme on dit, de s’en relever; c’est si vrai qu’à l’inverse, on s’inquiéterait d’une personne qui ne serait jamais malade. On ne la jugerait pas normale.
Mais le rétablissement n’apparaît jamais, pour autant, comme la pure et simple restauration des anciennes normes. La vie étant un processus irréversible, la santé se présente, au premier chef, comme la capacité pour l’organisme d’inventer sans cesse de nouvelles normes pour répondre aux accidents auxquels il s’expose dans son débat avec son milieu, et pour tenir compte de leurs séquelles. Bref, la santé se présente essentiellement non comme la conformité à une norme donnée, mais comme le maintien d’un pouvoir normatif aussi souple que possible à l’égard du milieu.
Or, il se trouve que l’individu humain, en tant qu’il est humain, ne se réduit ni à un agencement d’organes, ni à une machinerie moléculaire génétiquement programmée. Le neurobiologiste Alain Prochiantz -je me réfère ici à l’ouvrage majeur, La construction du cerveau (Hachette, 1989) où les questions médicales sont très présentes- retrouvant des formules de Montaigne, le dit très bien:
Sa nature est de n’en point avoir au sens où les individus des autres espèces, même les plus proches de homo sapiens, en ont une. Son programme génétique est trop lâche: il ouvre à l’épigenèse une part essentielle à sa propre exécution. Et c’est pourquoi l’individu de l’espèce humaine, tout en étant le plus individuel parmi les individus vivants, se trouve être le plus social.

De fait: son milieu n’est pas un simple milieu physique; ni une biosphère; il s’agit au contraire d’un milieu toujours déjà humain, traversé par des flux incessants de paroles, d’idées et de sentiments; polarisé par des conflits de tous ordres.
Lorsque le médecin adopte sur la santé et la maladie le point de vue du physiologiste, il reprend donc à son compte ce que la physiologie lui a d’abord emprunté -le partage du normal et du pathologique- mais il le reçoit profondément modifié: la norme fait maintenant figure de fait objectif, primitif et naturel; le pathologique est considéré comme écart, déviation.
La plasticité des normes inventées au fil de son histoire par l’individu humain pour accroître ses possibilités de vie tend à disparaître de sa pensée, tout autant que leur extrême variabilité en fonction des modes de vie. Or, si la norme apparaît comme un fait, inscrit dans une nature et susceptible de donner ainsi lieu à une formulation statistique, les conséquences sur l’individu en sont graves. Il tombe sous l’empire d’une conception despotique de la santé.
Bien au-delà, c’est un système d’hygiénisme généralisé qui s’est maintenant mis en place dans les pays dits développés. Le message médical, démultiplié par un immense et puissant réseau de publications lucratives et d’associations bien ciblées, s’est en effet insinué dans la vie de chaque citoyen. L’image et la pratique de la médecine dite moderne et scientifique s’avèrent ainsi des instruments capitaux et redoutablement efficaces pour souder l’ordre social.

On le comprend aisément si l’on revient, une nouvelle fois, à la notion de norme, envisagée dans la rigueur de son concept. Pas de sociétés humaines, certes, sans normes, et qui dit normes dit institutions. Tout le champ des activités sociales apparaît de longue date normé: de la norme technique dans l’industrie à la norme scolaire qui commence par l’orthographe, orthopédie de la langue, et se transmettait naguère par les écoles dites normales.
Que l’on songe ainsi à toutes institutions de correction et de redressement qui guettent déviants et marginaux.
Mais quel est, au juste, le fondement -l’origine et la justification- des normes sociales? Les sociétés modernes refusent la voie divine pour répondre à la question; à la place de Dieu, elles instituent la nature: droit naturel, morale naturelle, politique naturelle … Mais le schéma de pensée reste identique -et il le restera encore si, hégélien ou marxiste, vous substituez à la nature une histoire pourvue d’un sens donné dès l’origine. Résultat: la norme, ainsi conçue, apparaît comme une exigence première par rapport aux infractions et aux transgressions dont elle est l’objet, et qui font l’objet de sanctions.
Mais pourquoi ce soin sans relâche des penseurs politiques, depuis deux siècles et plus, pour assurer le fondement des normes? Parce que, de toute évidence, la nature se révèle, en définitive, un peu trop abstraite pour avoir sur les individus une prise aussi puissante que Dieu, avec son arsenal de châtiments et de récompenses. Le rêve se leva donc qu’on puisse enfin découvrir un noyau de caractères constants qui puissent sauver cette nature. Le moyen: inscrire ce noyau dans le corps.

Le médecin pourrait alors, maître des corps, avoir prise sur les âmes. Les philosophies de l’histoire qui ont envoûté la fin du siècle dernier et guidé, jusqu’à il y a peu, elles aussi au nom d’une certaine scientificité, le combat de ceux qui voulaient changer l’ordre social ont aujourd’hui perdu crédit, à force de tragédies effroyables et d’enlisements dérisoires. Elles avaient du moins, dans leur période flamboyante, bloqué le mouvement que nous décrivons.
La conception actuelle de la médecine, organisée autour de la norme biologique identifiée à un fait objectif supposé définir la santé s’accorde à merveille avec la conception de la norme sociale comme réalité intangible d’essence naturelle -conception essentielle au modernisme conservateur.
Quels que soient les bénéfices d’efficacité qu’elle puisse tirer du développement des sciences (fondamentales et appliquées) du vivant, la médecine ne reste-t-elle pas par vocation une technique, ou un art, si l’on refuse au mot de technique la dignité qui devrait pourtant être la sienne, au service de l’individu souffrant; un art destiné à lui permettre de rétablir et d’élargir l’ensemble de ses capacités d’invention normative? Peut-elle continuer, sans se trahir, à prêter son concours aux entreprises de normalisation des comportements et des esprits, par l’imposition d’une conception étriquée de la vie comme simple conservation de l’allure moyenne d’un organisme individuel replié sur la part biologique de lui-même?

La révolte ou le désespoir en poussent déjà plus d’un, parmi les jeunes, à choisir la folie et la mort dans les formes les plus concrètes, les plus tragiques, du défi à la science des médecins, symbole, à leurs yeux, d’un ordre social étouffant.
Craignons alors que l’antique alliance de la maladie et du mal qu’Hippocrate avait commencé à défaire ne se renoue à nouveau sous nos yeux, au nom de la science!
Dominique Lecourt, à partir des acquis de Georges Canguilhem