As-tu jamais peint la couleur des ténèbres à la lueur d’une chandelle ?

Jun’ichirō Tanizaki, Éloge de l’ombre, 1933, traduit par René Sieffert, 1977

Le plus souvent, des patients viennent [en psychanalyse] en souffrance d’une parole empêchée, impossible, qui n’a jamais été dite ou reconnue. Ils se trouvent dans un silence subi, un silence qui n’est pas heureux. Leur silence est assigné.

Quand Freud a commencé la cure par la parole avec les hystériques, il n’avait pas encore opté pour l’option de silence, mais son angle était le même, à savoir: comment faire pour qu’une demande d’aide ne tourne pas à la discussion, à l’entraide, à un exercice de soutien du moi, aujourd’hui très en vogue.

La psychanalyse n’a pas pour but d’aider à positiver, à faire le bilan. Son objectif est plutôt de révéler les loyautés dont vous n’avez pas idée: là où vous vous croyez libre, vous êtes assujettis. En revanche, il existe en vous une liberté dont vous ne savez rien, qui est refoulée. L’ambition du psychanalyste est de faire émerger cette autre parole par le silence, qui est la seule possibilité de décaler la demande d’aide et de réponse, de fléchage, de conseil du patient.

Ce dernier va d’abord se heurter à du silence. L’analyste n’a pas la réponse. Mais son silence est habité de rêveries, d’associations d’idée, de sensations, de perceptions, qu’il peut partager ou non avec le patient. S’il intervient trop, ce qui est donné entre en résistance avec l’élaboration de la propre parole du patient. 

Pour Winnicott, l’inconscient du patient et de l’analyste ne sont pas deux espaces juxtaposés côte à côte, ils créent ensemble un troisième espace commun où prennent place des rêveries, des images, des sensations qui n’appartiennent qu’à cette interaction. Le psychanalyste doit ainsi avoir le courage d’être en rapport avec son propre inconscient, avec sa propre enfance. C’est son vivier. L’enjeu est d’être à la fois singulier et subjectif dans la relation avec le patient, sans pour autant se raconter. Il n’est pas question de parler de soi, mais de dire à partir de soi. Dans cet espace inconscient commun s’assemblent aussi bien des éléments du conscient de chacun, les paroles échangées, que de l’inconscient. Le silence pourrait désigner tout cet espace d’inspiration, inexploré, qui demeure un work in progress, qui ne cesse de se faire et se défaire.

Il est difficile de parler du temps de la psychanalyse sans parler de l’époque, prise dans un processus de transformation rapide. Dans ce contexte, le temps devient une denrée rare hyperinvestie. La séance de psychanalyse symbolise plus que jamais un espace-temps suspendu. Rien que parvenir à ménager cet arrêt dans le flot ininterrompu qui nous emporte serait déjà thérapeutique. Une, deux, trois fois par semaine le patient se rend dans un espace-temps qui met en suspens le temps horizontal de nos vies pour accéder à un temps que l’on voudrait vertical, sinon spirituel, de descente en soi-même. Pour le dire autrement, le silence dans notre société est transgressif. La psychologisation des analyses en est un symptôme: il existe une telle détresse sociale aujourd’hui, que les patients préfèrent les réponses, le soutien, l’aide du coach au silence de l’analyste.

Dans cet espace-temps, il faut respecter la récurrence des séances, leur temporalité et accepter qu’il y ait d’abord un certain désarroi dans le silence. Ensuite, il faut montrer qu’il ne s’agit pas d’un silence abandonnant mais d’un silence soutenant.

Cependant, les vraies demandes d’analyse, au sens d’un trajet existentiel, d’une exploration du silence des espaces infinis, sont beaucoup moins courantes. D’une certaine façon, les patients, de plus en plus contrariés par les impératifs d’une époque dans laquelle la pression sociale est énorme, ont tendance à privilégier la rapidité et une forme de pragmatisme. Aujourd’hui, avoir le luxe de se pencher profondément sur soi devient rare.

La fin des derniers feux glorieux et insouciants de la société de consommation, après les années 1990, a laissé place à une angoisse. Pour caricaturer, en 1970 un étudiant faisait une psychanalyse par passion de comprendre, par curiosité intellectuelle. Aujourd’hui, il cherche d’abord à se loger.

La société de consommation incite à consommer tout et partout. Donc on consomme aussi du moi, du mieux-être. Tout un marché du moi s’est établi sur les décombres d’une certaine vision judéo-chrétienne valorisant la souffrance. Ce type de coaching peut aider ponctuellement mais il n’atteint pas les mouvements profonds qui ont créé le problème, qui risque donc de se déplacer. Dans le même temps, les psychanalystes se sont enfermés dans des chapelles et dans des modes, dans des langages abscons, dans des cryptes qui en ont éloigné beaucoup de cette formidable aventure psychique et intellectuelle. Enfin, la facilité pousse les analystes à faire des formations au plus vite, en un ou deux ans, alors qu’une véritable analyse dure sept, huit, dix ans, comme un grand amour. Elle fait traverser des phases d’espoir et d‘exaltation, au contact des textes, de la pensée, de la philosophie, de la littérature.

En analyse, on a affaire à des anxiétés, qu’on peut traiter, et à de l’angoisse existentielle, qui ne s’efface pas. Avec cette dernière, on apprend à vivre autrement, à la soutenir sans y être englouti. Je fais partie de ceux qui pensent que la névrose et la psychose ne sont pas deux domaines, mais qu’il existe du psychotique dans le plus archaïque de nous-même et que l’on s’achemine vers des négociations névrotiques avec la réalité. Dans ces négociations plus ou moins ratées, l’enjeu est de réaménager des aires de liberté, bien que des plongées ou des rappels de nos lignes de faille psychotiques, qui touchent notre premier rapport au monde et notre impossibilité d’être avec l’autre ou le réel, demeurent. Il s’agit de composer avec. Un analyste anglais disait: on change de scénario, on raconte une autre histoire avec les mêmes personnages, on se choisit une histoire plus vivable, plus heureuse.

Pour Freud l’aboutissement d’une psychanalyse était de pouvoir aimer et travailler, travailler au sens de créer et d’inventer. Je dirais un peu différemment que la névrose a horreur de l’inédit. Son idée est de préempter le futur au regard du passé. Dès lors, l’aboutissement d’une analyse serait de pouvoir supporter de l’inédit, de l’amour ou un succès inespérés.

Anne Dufourmentelle

Alexandre Bobetsov, Les îles Solovski