Un des dons les plus remarquables de Charles Tomlinson est l’extrospection, le désir insatiable de voir, d’entendre, de saisir par l’esprit, ce grand Réel où nous nous trouvons, en disciplinant le moi pour que la poésie, au lieu de faire sa pâture de ces tours et retours de la vie intérieure qui fascinent l’esprit et charment l’amour-propre, reconnaisse l’altérité du monde et se réjouisse -selon un aspect perpétuel du génie de la poésie anglaise- de la profusion de ses détails.
Devant un feu de jardin qui brûle, en automne, près d’une ferme, Tomlinson médite (dans At Holwell Farm, À la ferme Holwell) sur la chaleur qui émane d’un lieu et des contrastes -froid et flammes, champs et maison, pierres grossières et élégance du bois sculpté en coquille au-dessus d’une porte- qui s’organisent, comme dans la poésie de Pope, Into a pattern of utilities (Dans la forme de l’utile).
Il regarde des arbres fruitiers, pour y voir Pears by the wall and stone as ripe as pears (Des poires près du mur et des pierres aussi mûres que des poires). L’œuvre des siècles devient, comme celle des saisons, un travail de maturation, afin d’associer les règnes végétal et minéral, dans l’imagination et aussi dans la mémoire de la poésie anglaise, dans la perfection d’un pentamètre iambique où tous les monosyllabes (y compris pear et wall) viennent du vieil anglais. Surtout, approfondir ainsi le lieu, enraciner sa demeure dans plus que de la terre, Is to discern the Eden image.
… Tomlinson explore la présence du réel, comme une altérité salutaire, une profondeur édénique -et post-édénique- un mystère qui initie, non pas à la signification occulte de l’invisible, mais à la santé de l’être, du moi qui apprend peu à peu sa place dans le visible.
Et cette présence, chez un poète résolument non-croyant, est curieusement religieuse, comme pour affirmer de nouveau, là même où l’on ne s’y attendrait pas, la dimension religieuse persistante de la poésie anglaise. Dans A Given Grace (Une grâce donnée), qui se trouve dans le livre American Scenes and Other Poems (Scènes américaines et autres poèmes) de 1966, Tomlinson regarde et regarde encore, avec une attention presque mystique, deux tasses sur une table. Il observe la collaboration entre la fraîcheur du brun rougeâtre de la table et la blancheur des tasses qui brûle; il contemple surtout les reflets des tasses sur la surface polie et les imagine -ou plutôt, les voit- afloat on the mahogany pool/of table (flotter/sur l’eau d’acajou/de la table). L’œil qui regarde bien se remplit d’esprit, et transfigure, sans visions et sans extase, l’être-là de l’ordinaire.
You would not wish them other than they are
You, who are challenged and replenished by these empty vessels.
Tu ne les voudrais pas autres qu’elles sont
Toi, qui es mis au défi et rempli de nouveau par ces vaisseaux vides.

Tomlinson rappelle (volontairement, ou parce que le passage était imprimé dans sa mémoire) le moment dans le deuxième ou quatrième Livre des Rois dans l’Ancien Testament où Élisée dit à une veuve pauvre et endettée de remplir, avec le peu d’huile qui lui reste, tous les vaisseaux vides qu’elle peut trouver et de vendre l’huile multipliée ainsi par miracle pour payer son créancier et pour subvenir dès lors aux besoins de sa famille. Les tasses de Tomlinson demeurent vides, cependant, et ce qui remplit et ne cessera de remplir le poète et le lecteur, c’est la plénitude du moment, la vue du rare dans le commun, la prise de conscience, non pas d’un calice contenant du vin, mais de la suffisance de la réalité habituelle, vide de Dieu mais emplie d’une présence naturelle et un peu plus que naturelle.
Car les tasses blanches et pures sur le bois rougeâtre et luisant sont une grâce, nous passons de quelques objets au salut de l’être et, comme si souvent dans la poésie anglaise, du trivial au très élevé. Les deux tasses -celles, probablement, de Tomlinson et de sa femme- parlent des relations humaines et de l’amour, d’une participation à l’humanité sans laquelle l’intuition poétique la plus éclairante est inachevée, et elles constituent un don, elles révèlent, à celui qui les considère avec attention et qui les nomme avec un langage à la fois précis et innovateur, que le réel entier est un don. La poésie intervient, se place entre le réel et nous, afin d’associer les deux sens du mot grâce, afin de passer par l’élégance de la chose vue à la faveur, la bénédiction, de ce qui est.
La finesse de la pensée à l’œuvre dans ce poème se voit surtout dans cette parole apparemment simple: tu ne les voudrais pas/autres qu’elles sont. Car, si Tomlinson refuse le rêve d’un monde changé, il ne se contente pas, sans plus, du monde tel qu’il est; s’il n’envisage pas des tasses autres, il suppose qu’elles sont comme il les voit grâce à la clairvoyance de la poésie, qui leur permet de flotter sur leurs reflets dans la profondeur liquide d’une table polie, et grâce à ce quelque chose dans le monde simplement matériel qui le dispose à s’offrir à nous.
D’où l’importance du poème The Garden (Le Jardin) dans Annunciations (Annonciations) de 1989, dont voici quelques vers:
The cool green of that chamber
Shut from view beneath the gloom
Of the copper beech. Its tent conceals
Not darkness, but an inner room,
An emerald cell of leaves whose light
Seems self-sustaining, and its floor
A ground for the reconciling of our dreams
With what is there.
So here we stand,
We two, and two from another land,
To meditate the gift we did not ask
La verte fraîcheur de cette chambre
Fermée à la vue sous l’obscurité
Du hêtre pourpre. Sa tente cache,
Plutôt que le sombre, une salle intérieure,
Cellule émeraude de feuilles dont la lueur
Semble se nourrir d’elle-même et le sol
Être le moyen de réconcilier nos rêves
Et ce qui est.
Alors, nous nous tenons ici,
Nous deux, et deux autres venus d’ailleurs,
À méditer le don que nous n’avons pas demandé …
À la fin d’une visite à un grand jardin, Tomlinson pense à un troisième lac, caché par l’art du paysagiste, et le compare à un autre lieu également secret mais naturel, la chambre ou salle intérieure créée par la frondaison d’un hêtre. Il reprend le thème du jardin anglais. Il note le temps qu’il fait et la région de l’Angleterre où il se trouve -il avance dans le jardin –On a wet day in Gloucestershire (Par une journée pluvieuse dans le Gloucestershire)- et il s’arrange pour employer trois fois ces prépositions juxtaposées qui traduisent le plaisir des Anglais à se représenter les articulations détaillées de l’espace. Lorsque les amis se baissent, par exemple, pour passer in under each low bough (sous chaque branche basse), in under permet de les voir à la fois entrer dans l’espace des arbres et marcher sous la ramure. Lorsqu’ils savent que le lac secret qu’ils cherchent se trouve au-delà de The dark we are trying to gaze out through (Le noir que nous tâchons de trouer du regard), out through les situe dans un intérieur hors duquel ils essaient de voir et dans une obscurité à travers laquelle ils sont obligés de regarder.
Cet intérêt porté au temps qu’il fait et aux particularités des rapports successifs d’un être humain avec les recoins du réel, cette sorte d’empirisme qui peut sembler bien peu poétique à un lecteur français, s’associe toutefois à une aspiration non moins ardente à recréer le visible, aspiration qui s’exprime dans le passage cité, point doucement culminant du poème.
En composant son propre lieu secret et attirant à l’aide de certains mots: green, gloom, beech, Tomlinson rappelle les verdurous glooms et le beechen green, les sombres verdures et les hêtres verdoyants, d’un poème où Keats cherche passionnément à réconcilier le rêve de l’imagination et le monde réel de la misère.
Dans un lieu qui est en partie une intériorité, une chambre, une salle, une cellule, mais qui existe néanmoins dans le monde extérieur à la conscience du poète, Tomlinson distingue une lumière qui paraît autre, qui semble ne pas venir du soleil mais se nourrir d’elle-même, être sa propre source. Le dedans et le dehors commencent ensuite à s’unir, la lumière est aussi celle de l’intelligence, du regard poétique qui renouvelle, qui perçoit à nouveau, un endroit du jardin que le paysagiste n’avait pas aménagé. Voyant sur le sol cette lumière verte et vivante et étrange, il y voit aussi la réconciliation du rêve et du réel, dans un lieu à la fois transformé et resté lui-même, et qui est partageable avec d’autres.
