Les Rameaux, une célébration de la démocratie

Qu’est-ce que la pureté? On sait que nul ne peut prétendre s’ap­procher du Sanctuaire sans préparation. Les prêtres sont priés de se laver les mains et les pieds pour ne pas mou­rir (Ex. 30,21), la contamination par l’impureté de ce qu’ils ont pu toucher et par celle des lieux où ils ont mar­ché faisant courir un risque de mort.

C’est derechef le cas à l’intérieur du Sanctuaire puisque celui-ci met en proximité directe avec le Dieu créateur de toute vie et que la moindre once d’impureté -donc de mort, sous la forme de tous les miasmes charriés avec soi quand on ne prend aucune précaution- serait fatale.

Pourtant, parmi les prescriptions énoncées avant d’entrer dans le Sanctuaire, on en trouve une relative à la préparation d’un parfum qui sera déposé là où le Dieu qui a libéré les Hébreux d’Égypte viendra parler à Moïse. Or, pour ce faire, il s’agit de choisir diverses essences, le tout d’un poids égal:

Tu en composeras un parfum, composé selon l’art du parfumeur; bien mélangé, ce sera une chose pure et sainte (tahor veqodech) (v. 35).

C’est une composition obtenue par l’art du mélange, ce parfum sera pur, insiste Rachi dans son commentaire. Mais Dieu seul pourra le respirer, il est interdit de le fabri­quer pour soi-même dans le but d’en inhaler l’odeur et d’en être sans doute enivré, sous peine d’être retranché de son peuple (v. 37-38). Toutefois, commente Rachi, tu peux te servir de ces mêmes essences pour composer un parfum que tu vendras afin de subvenir aux besoins de ta communauté. La pureté de ce mélange est donc compatible avec la nécessité de commercer, le seul interdit qui pèse sur elle: vouloir s’en réserver les bienfaits.

Il y a donc des mélanges purs. Mais quels sont-ils? Ce sont ceux que l’on a choisis et agencés avec grand soin en vue de les faire respirer à Dieu, répondent ces versets. Comme toute tâche, cette composition prend du temps et est soumise aux aléas de ce que l’on peut trouver en termes d’ingrédients, de leurs qualités, de leur abondance ou de leur rareté, etc … En outre, et surtout, ces mélanges ne sont jamais destinés à soi seul, nul ne peut se préparer un mélange pur afin d’en jouir, lui et les siens, sous peine de défaillir; il peut en revanche les vendre à d’autres pour le bien de tous.

Le second exemple d’une pureté obtenue grâce à un mélange sera celui du bouquet de la fête de Souccot. Il s’agit en effet d’un assemblage de quatre espèces (minim) différentes -sous peine de perdre toute valeur- que les juifs tiennent serrées dans leurs mains et agitent dans les quatre directions du cosmos pendant cette fête. Le livre du Lévitique, si soucieux des questions de pureté, le décrit ainsi:

Vous prendrez, le premier jour, du fruit de l’arbre hadar (cédrat), des branches de palmier, des rameaux de l’arbre aboth (myrte) et des saules de rivière, et vous vous réjouirez, en présence de l’Éternel votre Dieu pendant sept jours (Lv 23,40).

La tradition juive donne à chaque espèce un sens symbo­lique: le cédrat a un bon goût et une bonne odeur, il s’agit de celui que l’étude de la Torah rend sage et qui fait de bonnes actions; le palmier, comestible mais inodore, correspond à celui dont la sagesse ignore la nécessité des bonnes actions; le myrte a uniquement une bonne odeur, c’est celui qui agit bien mais n’a pas de sagesse; le saule enfin n’a ni goût ni odeur, c’est celui qui manque de sagesse et ne peut se prévaloir d’une quelconque bonne action. La pertinence de cette symbolique pour ceux qui se saisissent de ces quatre espèces ne s’applique toutefois à personne en particulier au temps de la fête. La pureté rituelle du bouquet résulte de ce mélange des quatre espèces et il ne vient à l’idée de personne d’agiter uniquement la branche ou le fruit de ce qu’il estimerait lui correspondre! Chacun(e) fait aussi partie du mélange en cet instant. Dans ce cas donc, aucun quant-à-soi ne peut garantir la pureté, au contraire seul le consentement à l’altérité et à l’altération veille sur elle et suscite la joie pendant sept jours.

La pureté n’est donc pas étrangère aux mélanges. Une pureté qui n’est donc pas une donnée immuable -telle une essence à l’abri du devenir et des métamorphoses- mais une belle et neuve réalité qui résulte d’une composition d’éner­gies, de forces et de qualités. Dans les deux exemples, cette pureté-là reste inappropriable par quiconque, elle n’a de sens qu’à être offerte (le parfum) ou partagée, mise en mouvement (le bouquet). Elle soigne la maladie de l’allergie, si fréquente quand on allègue la nécessité de protéger la pureté, en désirant l’apprivoiser plutôt que de la combattre.

Sur un plan historique et politique, cette pureté-là ne garde sa vigueur qu’à condition de plaider la cause d’une vie qui se servirait des traces du passé, dont elle a souvent la nostalgie, surtout quand celui-ci a été sou­mis à des violences infâmes, non pas pour y retourner illusoirement, en désirant retrouver la soi-disant pureté de ce passé abîmé par l’histoire, mais pour créer à partir de ces traces.

Aucun Tabernacle, ce lieu qui ne tolère que la pureté, n’existe et ne peut être retrouvé hors du temps, resté sauf des altérations souvent extrêmes que lui a infligées le devenir et prêt à accueillir ceux qui feraient retour vers lui.

La pureté altère. L’essence, en voulant se mettre à l’abri, échoue à rester pure. Mais tous les mélanges ne sont pas purs, seuls le sont ceux qui puri­fient de la fascination exercée par la mort, par tout ce qui la fait pressentir ici et maintenant, par tous les dispositifs qui l’amplifient, et enfin et surtout, par nos dispositions à l’accueillir en nous-mêmes.

Catherine Chalier

Penser la démocratie avec la Bible

Giotto, Entrata di Cristo a Gerusalemme