J’employai à cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le travail de mes premières études m’ont fait acquérir dans les mathématiques: et, après une profonde méditation, je reconnus que ce secours n’était pas impossible à trouver. Les lumières de la géométrie, de la physique, et de la mécanique m’en fournirent le dessein, et m’assurèrent que l’usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l’instrument dont j’avais imaginé le modèle.
J’ai pris la patience de faire jusqu’à cinquante modèles, tous différents, les uns de bois, les autres d’ivoire et d’ébène, et les autres de cuivre, avant que d’être venu à l’accomplissement de la machine que maintenant je fais paraître.

L’utilisation d’instruments et d’outils change la nature conceptuelle des questions que l’on se pose et des réponses qu’on peut leur faire. Bien entendu, la technique mathématique n’est ni seulement ni premièrement, dans des fabrications de bois et de métal, détachables de l’intelligence qui les produit et qui s’en sert; elle se tient dans des objets graphiques ou des objets de pensée, dont la machine, dans son autonomie matérielle, exploite à l’extrême quelques caractéristiques: en particulier, la coupure avec l’intelligence, qui met son produit en face d’elle, et la mise à son service de ce produit, de façon indépendante.
L’introduction de machines dans les démarches et les calculs n’est pas simplement, pour le mathématicien, un décuplement de sa puissance, qui lui permet de faire plus vite, mieux, avec plus de certitude, ce qu’il pourrait faire, avec son intelligence et à la main seule, en y mettant plus de temps et en déployant plus d’efforts. Elle change intimement, modalement, le rapport de l’intelligence à ses objets et à ses méthodes, tout à fait conformément toutefois à l’essence technique des mathématiques.
Il s’agit non pas de faire plus et mieux la même chose, mais d’une activité par laquelle l’intelligence se scinde d’elle-même, veut cette aliénation, puis l’assume, pour constituer des situations inédites. Sans développer cet aspect des choses qui impliquerait une réflexion sur la portée de l’ordinateur dans les démarches du mathématicien, lequel lui permet d’entreprendre ce que sa puissance et sa longévité d’esprit humain lui interdiraient autrement, il faut saisir chez Pascal cette inflexion très singulière.
Avant que la machine à calculer de Pascal ne sollicite la main pour tourner de petites roues qui elles-mêmes entraînent, selon divers axes. d’autres rouages qui aboutissent à un tambour sur lequel s’inscrivent des chiffres, la main fut le premier instrument de calcul. Le nombre de ses phalanges, ses ongles, les directions de ses phalanges, sa paume, ses articulations du bras aux ultimes phalanges, la possibilité pour ces phalanges de faire entre elles diverses figures, tout a été utilisé pour désigner les nombres et calculer des actions commerciales, parfois sous un voile et sans que le regard des contractants ou celui de leurs éventuels témoins ne s’en mêle. Il est clair que la machine et la boîte, qui en dissimule à l’œil les rouages, s’inscrivent dans une longue histoire et marquent en elle une étape décisive: celle où la main a délégué, à un instrument réellement séparé d’elle, des calculs qui, jusqu’alors, la traversaient.

L’intérêt de ce moment décisif, qui a parfois été salué comme le seul événement important en arithmétique de cette période (1640-1650), tient à la nouvelle répartition qu’il implique entre la mécanique (entendue comme construction de machines), la géométrie, l’arithmétique, le commerce et le droit, cette répartition donne l’occasion d’explorer un nouvel équilibre, à la fois réel, imaginaire et symbolique, entre l’œil et la main. D’utilité sans doute plus fantasmatique que ce qu’imaginait son auteur à l’époque, la machine trouve son importance essentielle dans le jeu des transplantations ou des traductions, dont on ne trouve pas trace seulement dans les nouveaux rapports de la mécanique et de la mathématique, mais, dans la mathématique même, entre l’arithmétique et la géométrie, et jusque dans la philosophie et l’apologétique pascaliennes, c’est-à-dire dans le corps symbolique qu’elles requièrent.
Quand on lit L’Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de voir la machine arithmétique et de s’en servir (1645), on est frappé par le récit d’une collaboration à la fois indispensable et difficile du théoricien et des artisans pour la réalisation de la machine arithmétique; la nature de cette difficulté peut échapper en raison du vocabulaire psychologique et moral qu’utilise Pascal pour relater cette collaboration douloureuse qui paraît trouver son dénouement dans l’intervention salutaire du Chancelier Séguier, lequel accordera officiellement à Pascal, par un privilège destiné à le protéger contre tous les faussaires qui ont tenté de fabriquer des machines arithmétiques et qui ont failli, s’il faut en croire Pascal lui-même, le faire renoncer à son projet.
Même si Pascal se plaint de la présomption et de la vanité des artisans, d’autant plus à craindre qu’ils sont excellents en leur art, même s’il dépeint son découragement qui, devant une imitation frauduleuse de sa machine par un artisan rouennais, lui fait sur le champ congédier ses ouvriers, il semble que l’ordre de difficulté soit tout autre que caractérologique; ce n’est pas, en effet, une machine ordinaire que propose, fébrilement et obstinément, Pascal, comme un certain nombre de personnes l’ont compris, dès la décennie 1640.
La machine représente, par sa réalisation même, un événement inaugural appelé à changer des aspects essentiels des mathématiques, quoique très conformément à leur nature.

Louis XIII, portrait d’homme (un joli coup de crayon …)
Mme Périer qui note que c’est à Rouen en 1642 et à l’âge de 19 ans que Pascal conçut sa machine d’arithmétique, par laquelle non seulement on fait toutes sortes d’opérations sans plumes et sans jetons, mais même sans savoir aucune règle arithmétique et avec une sûreté infaillible, ajoute que ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ni pour le mouvement qu’il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu’il fut deux ans à la mettre dans cette perfection où elle est présentement. Mme Périer situe donc le point difficile moins dans la conception de la machine théorique -laquelle devait résoudre la question des compléments et celle de la retenue- que dans sa réalisation concrète, matérielle, dans laquelle Pascal semble lancer toutes ses forces. Pourquoi un tel acharnement, confirmé par le texte de L’Avis?
Tout se passe comme si la machine, dans son état théorique, e suffisait pas à son concepteur, qu’il lui fallait absolument la réalité de la machine arithmétique, qu’il est pourtant, de son propre aveu, incapable d’obtenir par lui-même:
Il n’était pas en mon pouvoir, avec toute la théorie imaginable, d’exécuter moi seul mon propre dessein, sans l’aide d’un ouvrier qui possédât parfaitement la pratique du tour, de la lime et du marteau pour réduire les pièces de la machine dans les mesures et proportions que par les règles de la théorie je lui prescrivais.
Sans doute peut-on considérer que le concepteur tienne à l’existence matérielle de sa machine pour qu’elle rende des services réels, par exemple dans la comptabilité des impôts, comme il le fait valoir dans la Lettre dédicatoire au Chancelier Séguier; il est vrai que Pascal s’intéresse de près aux matières utilisées pour la construire, à son caractère maniable, transportable, à la lisibilité aisée de ses résultats; mais il paraît que la machine mise au point par Pascal doive exister en raison de caractéristiques autres que celles présentées par les machines qui l’avaient précédée. S’il est si nécessaire que la machine existe en face de l’intelligence, si Pascal met une passion très spécifique à sa mise en œuvre, c’est parce que cette machine -ce serait vrai aussi de la machine que Schickard avait conçue, vingt ans auparavant, mais qui s’était trouvée détruite par un incendie- entretient avec l’intelligence un rapport que n’entretiennent pas les autres machines ou qu’elles entretiennent moins directement et parce que celui-ci existe.

Adrien Van de Venne, Gentilhomme à sa toilette
L’intelligence même est intéressée par l’existence de cette machine sous le masque de son utilité économique. L’argument de l’utilité est délibérément mis en avant dans la Lettre, qui commence ainsi:
Si le public reçoit quelque utilité de l’invention que j’ai trouvée pour faire toutes sortes de règles d’arithmétique d’une manière aussi nouvelle que commode, il en aura plus d’obligation à Votre Grandeur qu’à mes petits efforts, puisque je ne me saurais vanter que de l’avoir conçue, et qu’elle doit absolument sa naissance à l’honneur de vos commandements. Les longueurs et les difficultés des moyens ordinaires dont on se sert m’ayant fait penser à quelque secours plus prompt et plus facile, pour me soulager dans les grands calculs où j’ai été occupé depuis quelques années en plusieurs affaires qui dépendent des emplois dont il vous a plu d’honorer mon père pour le service de sa Majesté en la Haute Normandie, j’employai à cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le travail de mes premières études m’ont fait acquérir dans les mathématiques.
Lorsque Galilée se promène sur les arsenaux de Venise:
Quel large champ de réflexions me paraît ouvrir aux esprits spéculatifs la fréquentation assidue de votre fameux arsenal, Seigneurs Vénitiens, et particulièrement le quartier des travaux mécaniques. Toutes sortes d’instruments et de machines y sont en effet constamment mis en œuvre par un grand nombre d’artisans dont certains, tant par les observations que leurs prédécesseurs leur ont léguées que par celles qu’ils font sans cesse eux-mêmes, allient nécessairement la plus grande habileté au jugement le plus pénétrant …
… Ou lorsque Descartes conseille de regarder travailler les artisans, c’est pour que l’esprit théorique s’exerce. Sans doute l’intelligence peut-elle intimer aux artisans de faire telle ou telle œuvre -comme le polissage de lunettes ou la fabrication d’une horloge- pour satisfaire des intérêts commerciaux ou sa propre curiosité; mais l’objet technique reste une sorte d’artifice qui permet de mieux considérer ou d’imiter la nature.
Or la pascaline est moins un intermédiaire entre l’intelligence et la nature qu’une médiation de l’intelligence avec elle-même, par laquelle, s’instrumentalisant, elle se subordonne la nature beaucoup plus radicalement que par le passé. Par la machine arithmétique, l’intelligence crée un être qui se substitue à elle même, encore partiellement certes, mais aussi efficacement, infailliblement, pour une de ses fonctions importantes. L’intelligence ne se pose plus seulement en intermédiaire entre un état de la nature et une autre situation naturelle; elle pose une transformation de la nature en intermédiaire entre elle et elle-même.

La machine ôte au sujet la prérogative de calculer; ou plutôt, le sujet se démet lui-même, par quelque délégation à un composé de cuivre, d’ivoire ou d’ébène, d’une prérogative qui, jusqu’alors impliquait jugement et mémoire.
Il suffit, dit Pascal, que celui qui opère par [cette machine] ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d’elle même ce qu’il désire, sans même qu’il y pense.
Grâce à son ingéniosité, l’intelligence se remplace elle-même par la composition de ce qui lui est le plus opposé: le matériel, le mécanique, la notion de substitution étant ici essentielle; elle n’existait pas dans les machines précédentes. Si Pascal met tant de passion à constituer celle machine, c’est pour qu’elle puisse exister comme vis-à-vis substitutif de l’intelligence.
Ce n’est plus, pour le coup, à la théorie de se mettre à l’école de la nature et de l’art; mais bel et bien à la théorie de faire la leçon et de montrer la voie à l’art, lequel pourra ensuite devenir une espèce d’habitude et de seconde nature. Il importe d’apprendre aux ouvriers trop présomptueux en raison de leur grande habileté que, pour les nouvelles inventions, il faut nécessairement que l’art soit aidé par la théorie jusqu’à ce que l’usage ait rendu les règles de la théorie si communes qu’il les ait enfin réduites en art et que le continuel exercice ait donné aux artisans l’habitude de suivre et de pratiquer ces règles avec-assurance.
L’art ne devient art que s’il se soumet un temps assez long à la théorie. Le ton de Desargues et de Bosse, dans la Manière universelle pour pratiquer la perspective, ouvrage auquel Pascal a voué la plus grande admiration dès sa publication, est présent dans le texte que nous venons de citer.
L’une des difficultés que je trouve qui étaient causées par les théoriciens est que, faisant état de ne point opérer de la main, leur entendement demeurait satisfait des vérités que la lumière de la théorie leur avait fait voir d’une partie de cet art, et se contentaient là-dessus d’en voir les règles de l’opération réduites dans l’ordinaire de leur géométrie pratique, les tenant par là bien suffisamment expliquées à ceux qui auraient à les mettre à exécution; et ils ne s’arrêtaient aucunement à considérer la portée ou façon ordinaire du commun des ouvriers à s’instruire ou instituer dans la pratique effective de semblables arts; et ils n’avaient aucune pensée de s’abaisser jusque à la recherche des moyens par lesquels un chacun d’entre eux suivant sa portée et sa coutume d’agir aurait plus de facilité à les apprendre et effectuer avec quelque espèce de connaissance, aucunement proportionnée à la portée et capacité de son entendement. Et aux rencontres où il se présentait de parler de cet art et des règles de la pratique de son trait, avec de tels ouvriers qui ne savent communément point de géométrie, ni spéculative ni pratique, ils leur en parlaient en même langage et en la même sorte dont ils avaient accoutumé d’en parler avec ceux qui peuvent y être entendus en quelque sorte et ces ouvriers qui n’entendaient rien à ce que disaient ces théoriciens leur répliquaient en leurs termes d’ouvriers auxquels ces théoriciens n’étaient non plus accoutumés. Et comme cela toutes leurs conférences venaient à se passer inutilement et sans autres effets que d’abonder en contredits superflus, et à se rendre les uns aux autres leurs pensées moins intelligibles.

Plus tranchant encore, Pascal dit un peu plus loin:
Il est absolument impossible à tous les simples artisans, si habiles qu’ils soient en leur art, de mettre en perfection une pièce nouvelle qui consiste … en mouvements compliqués, sans l’aide d’une personne qui, par les règles de la théorie, lui donne les mesures ou les proportions de toutes les pièces dont elle doit être composée.
Les fontaines et autres machines à eau, les leviers et plus généralement les machines de soulèvement, les montres … ont fonctionné bien avant qu’on sache en faire la théorie; le peintre peut même esquisser des perspectives crédibles sans connaître leur principe mathématique; mais, pour la machine arithmétique, il est rigoureusement nécessaire qu’on sache en faire la théorie avant qu’on la construise, faute de quoi on aboutit à enfanter un petit monstre auquel manquent les principaux membres, les autres étant informes et sans aucune proportion.
L’ordre requis pour la présente construction va, sans exception, du théorique au pratique, à l’inverse de ce qui se passe pour la plupart des inventions techniques, qui ont la préséance sur leur théorisation.
Ces considérations impliquent trois remarques sur le droit, sur l’artifice régulièrement confondu avec la nature, sur la façon d’envisager la science. La première est une conséquence: la place singulière de cet objet technique, par laquelle l’intelligence substitue à elle-même un jeu matériel, paraît justifier une protection juridique particulière censée défendre les authentiques prototypes et étouffer avant leur naissance tous ces avortons illégitimes qui pourraient être engendrés d’ailleurs que de la légitime et nécessaire alliance de la théorie avec l’art. Cette protection n’a lieu d’être ni dans le cas des purs objets géométriques, qui se défendent bien par eux-mêmes, ni dans le cas où la justification théorique suit la production d’objets techniques. Nous sommes dans un cas où la prolifération des avortons ou des petits monstres porte préjudice aux enfants légitimes, conçus selon les principes mêmes de l’intelligence.
La deuxième est une confirmation du principe pascalien qui renverse l’adage aristotélicien au point que ce qui est pris pour nature n’est jamais qu’une première habitude: il est nettement indiqué par Pascal que ce qui deviendra habitude et comme naturel a d’abord été artificiel.
En troisième lieu, cette façon d’envisager le rapport de l’intelligence à la machine arithmétique est très significative d’une manière d’envisager la science. La science n’est pas toujours une connaissance de la nature; elle peut être aussi, comme dans le cas du calcul des probabilités, un savoir des meilleures décisions à prendre quand on ne connaît pas les situations.
Ici elle est invention d’un objet qui n’existe pas dans la nature et qu’elle va néanmoins introduire dans les choses, par une délégation d’elle-même, pour que l’objet remplisse une de ses fonctions que, assez étrangement, elle ne peut pas assumer par ses propres efforts; elle est exploration de possibles.
La souricière
Ce qu’on a parfois malencontreusement versé au compte de la fierté pascalienne relève plutôt d’une façon nouvelle d’envisager la technique et la science, d’un nouveau couplage de la machine et de l’intelligence. Venant de mettre au point le principe de cascade selon lequel les sautoirs s’activent de la droite vers la gauche pour effectuer les reports de retenue, Pascal écrit: Je ne sais si, après le principe sur lequel j’ai fondé cette facilité, il en reste un autre dans la nature.
La nature est une potentialité technique, dont la limite est, au moins provisoirement, inassignable; elle n’est pas un réservoir de choses qu’il s’agirait d’imiter. L’invention précède la copie et l’imitation, quelque illusion de refléter les objets qu’elle nous donne. L’excellent artisan dont les compétences sont requises ne peut rien copier d’autre qu’une règle de l’intelligence.
Ainsi la collaboration du savant et de l’artisan est-elle absolument nécessaire: le savant ne peut seul fabriquer une telle machine (encore que Pascal ait su manier la lime), ce qui signifie en particulier qu’elle ne peut rester une machine de pensée, au sens où l’on parle d’expérience de pensée. L’artisan ne peut non plus fabriquer seul une telle machine sans qu’elle ne soit pensée.
Quoique Pascal ait opposé l’activité théorique à la pratique des artisans et qu’il ait parlé, dans le cas de la machine arithmétique, d’une préséance du théorique sur le pratique, il ne faut nullement imaginer que l’activité technique puisse être une sorte d’application de la théorie dans un univers qui mettrait à sa disposition des matières; l’activité mathématique est une activité technique, une activité physique par laquelle celui qui cherche un problème construit sa solution en fantasmant son propre corps en un jeu complexe qui traverse l’objet et permet de le repérer en de multiples sens. L’objet du mathématicien se trouve inséré au cœur d’investissements projectifs et imaginaires croisés qui permettent au concept de s’établir. On pourrait montrer que, dans les problèmes de probabilités, qui sont sans doute plus abstraits encore que les problèmes de géométrie, il en va de même, puisque c’est la ramification de tous les possibles qui se trouve alors digitée, tandis que les étapes, nécessairement imaginaires, se trouvent nettement tranchées et articulées, pour fonder la récurrence.
On pourrait même aller plus loin et remarquer qu’un bon nombre d’actes sont comparables en géométrie et en mécanique. Ainsi on peut changer un mouvement d’orientation par un jeu de roues diversement axées -Pascal en parle dans son Avis pour justifier quelques complications de sa machine; il en va de même en mathématiques où l’on doit parfois transformer des sommes triangulaires peu maniables en d’autres sommes triangulaires équivalentes et plus directement monnayables.
Il est clair que l’imaginaire mathématique, par sa généralité -perceptible il est vrai à ceux-là seuls qui ont l’air de la géométrie- et par sa proximité à l’égard de l’objet technique, se trouve être condition de possibilité de l’objet mécanique.

Les objets mathématiques sont exactement mesurés par le discours, fût-il vernaculaire et sans spécificité symbolique; ce que signifie l’exclusivité de l’usage des définitions nominales en mathématiques. Le discours engendre son objet, lequel n’est pas proprement en rapport de transcendance à son égard; alors que l’intention de décrire l’objet technique qu’est la machine arithmétique se trouve aisément débordée par cet objet qui existe et se promeut sans elle. Si bien que la description que l’on risque ne peut être accomplie qu’oralement, plutôt en présence de l’objet technique et en le montrant, mais non par écrit -dans la mesure où celui ci serait une tâche indéfinie et rebutante.
Dans L’Avis, Pascal oppose la facilité qu’il y a d’expliquer de bouche et d’entendre par une brève conférence la construction et l’usage de cette machine à l’embarras et la difficulté qu’il y eût eu d’exprimer par écrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriétés de tant de pièces différentes; lors tu jugeras, ajoute-t-il à l’adresse du lecteur de L’Avis que:
Cette doctrine est du nombre de celles qui ne peuvent être enseignées que de vive voix: et qu’un discours par écrit en cette matière serait autant et plus inutile et embarrassant que celui qu’on emploierait à la description de toutes les parties d’une montre, dont toutefois l’explication est si facile, quand elle est faite bouche à bouche; et qu’apparemment un tel discours ne pourrait produire d’autre effet qu’un infaillible dégoût en l’esprit de plusieurs, leur faisant concevoir mille difficultés où il n’y en a pas du tout.
Situation paradoxale car, en raison de son articulation, il semble que l’on puisse aisément rendre compte de la machine par la langue écrite; ce qui n’est pas le cas. L’oral permet un discours en présence de l’objet; l’écrit se contente d’un objet in absentia, il ne saurait, par lui, être question de restituer l’objet dans sa transcendance qui n’est plus fictive et idéale comme peut l’être celle de l’objet mathématique, mais matérielle. Même si, en l’occurrence, ce qui est confié à la matérialité du cuivre, de l’ivoire et du bois, consiste en actes psychiques que l’intelligence lui délègue pour la mettre à son service.
C’est un véritable rapport de traduction qui s’instaure entre la machine et l’écrit; comme si la machine était une langue différente de celle dans laquelle on entend l’exprimer par écrit. Le point a été parfaitement envisagé dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, lorsque, à l’article Arithmétique, la pièce du sautoir est envisagée, à la façon d’une unité syntaxique: comme une véritable synthèse de fonctions. Il n’est pas étonnant que ce soit Diderot, qui connaissait le pouvoir technique des mathématiques qui en fasse la remarque.
Ce point nous fait rejoindre, en dépit de quelques différences énoncées précédemment, une affinité profonde entre la langue des mouvements et la langue des symboles. La machine est écrite en mouvements, comme les opérations et les objets techniques des mathématiques sont écrites en symboles.
Pascal présente, de même, les mécanismes de la machine à l’égard de l’arithmétique, comme s’articulant en rapport de traduction. Mon dessein (n’a) jamais visé qu’à réduire en mouvement réglé toutes les opérations de l’arithmétique. On ne passe pas plus facilement d’un système de mouvements réglés à un système d’opérations arithmétiques que d’une langue à une autre. Dans ce système de traduction, la mécanique, si l’on entend par là la théorie des machines et l’art d’en construire, tient une place particulière. On sait que Pascal a montré, dans le problème de la cycloïde déjà invoqué, que la solution s’obtenait par un processus de déplacement de ce qui est obtenu dans un certain ordre à un autre ordre. Ainsi, le problème, parti de considérations dynamiques sur l’équilibre des balances, est-il transposé dans le domaine de l’arithmétique -ce qui demande des réajustements réglés dans les avertissements- puis du domaine des quantités discrètes aux grandeurs continues de la géométrie; comme on passe de code en code.
La discussion sur l’art des machines apporte curieusement une dimension supplémentaire qui brise ce qu’on serait tenté de lire comme une hiérarchie, dont le destin se trouve scellé dans une formule du Livre de la Sagesse dont on a légitimement remarqué la modification de l’ordre, pour les besoins de la cause: Dieu a fait tout par poids, nombres et mesures. En réalité, la géométrie peut à nouveau servir de code pour mettre au point une mécanique susceptible de sous-tendre des relations arithmétiques. Plutôt que d’une hiérarchie d’ordres, il s’agit d’un véritable circuit dans lequel il n’y a ni début absolu, ni fin absolue.

Ce qui est troublant dans l’art des machines, c’est qu’il vient réinstaller au début ce qui était à la fin et fait douter d’un ordre naturel, puisque, de la même façon que l’on peut transformer une proposition géométrique en une espèce de sentiment au fur et à mesure qu’on se l’approprie, on trouve un renversement très comparable lorsqu’on apprend que, pour les nouvelles inventions, il faut nécessairement que l’art soit aidé par la théorie, jusqu’à ce que l’usage ait rendu les règles de la théorie si communes qu’il les ait enfin réduites en art et que le continuel exercice ait donné aux artisans l’habitude de suivre et de pratiquer ces règles avec assurance.
Ce jeu de circularité est extrêmement intéressant car il faut comprendre que les transplantations, ou si l’on préfère les conversions ou les traductions, ne connaissent pas de fin, comme si le passage des signifiants d’un texte à ceux d’un autre comptait plus que son arrêt, sans aucune garantie sur quelque signifié.
On achève de se convaincre que la machine est traitée comme un certain type de langage ou de texte, comme lorsqu’on applique les vocables que Platon appliquait aux discours, comme des enfants dont les pères sont des auteurs, de même Pascal parle-t-il le vocabulaire des rejetons ou des bâtards, des petits avortons et des petits monstres, qui impliquent un recours en justice, quand on revendique pour ceux-ci les mêmes droits que pour les enfants légitimes. Si la machine arithmétique suscite particulièrement cette paternité, c’est en raison du lien privilégié qui l’attache à un auteur et de l’étrange partage que l’intelligence fait de ses attributions avec cet objet technique; ce qui ne se voit guère, ou pas au même point, en ce qui concerne les autres objets techniques. Voilà pourquoi un certain type de droit est mis en œuvre dans ce rapport étroit entre la science et la technique, ou, dans les termes de Pascal, entre la théorie et l’art.
La puissance technique des mathématiques tient à un certain type d’écriture, qui ignore les complications de la dialectique, généralement exprimées dans la langue vernaculaire; on comprend à présent son affinité avec la machine, qui suit son chemin selon son propre mode d’articulation, irréductible à toutes les descriptions. La machine accomplit à sa façon les transcriptions qui ne sont pas de nature très différente de celles effectuées par la mathématique.

On peut tirer quelques conclusions. La première est que la réalisation -pas seulement la conception ou le fantasme- de la machine arithmétique est peut-être la meilleure preuve que les apparences d’intelligence peuvent avoir un fondement mécanique et qu’il convient de ne pas être dupe des sympathies et des antipathies dont paraissent témoigner les phénomènes physiques. L’esprit peut, par des moyens exclusivement mécaniques, se substituer à lui-même et autoriser des machines, par une espèce de délégation, à faire ce qu’on le croyait le seul à pouvoir faire; cette délégation a lieu très exactement au point où il paraît le plus spirituel, quand il réfléchit sur lui-même. Loin de se projeter sur des objets naturels, en se contentant de compliquer leurs effets, l’objet technique semble, par la machine d’arithmétique, faire une partie du retour de l’esprit sur lui-même, sans que Pascal ne cesse de parler de mécanique. L’objet technique peut suivre mécaniquement l’esprit un peu au-delà de son point de retour sur lui-même: voilà ce qui est nouveau.

Lot et ses filles
Est-ce aller trop loin que de dire que Pascal met entre les mains des matérialistes anti-religieux une carte qui ne tardera pas à se révéler d’un incroyable avantage, encore que ce ne fut pas le but de apologiste? On connaît le mépris de Pascal pour la religion naturelle, antichambre de l’athéisme, et l’on sait qu’il lui oppose la religion révélée du Christ, seule authentique.
Mais Pascal va plus loin: à la lettre, il fabrique ou fait fabriquer, avec acharnement, des pièces qui condamneront la religion naturelle. Hume, par l’intermédiaire de son personnage de Philon, dans les Dialogues sur la religion naturelle, mettra toute son intelligence à montrer qu’il n’y a nulle intelligence à l’œuvre derrière ce qui mime le plus l’intelligence; il semble bien que Pascal ait donné une tournure très pratique et pas seulement contemplative à l’argument, le prouvant par le faire -ce qui est l’essence même de la technique. Ainsi défait-il, au sens strict, la projection des philosophes péripatéticiens qui parlent spirituellement des choses matérielles; mais ne va-t-il pas trop loin en compromettant quelque peu, par sa trop belle réussite, la deuxième partie du chiasme du fameux fragment sur l’imagination qui dénonce le discours trop matériel que l’on tient ordinairement sur les choses spirituelles?
Dès lors que l’on attaque la substantialité de l’esprit, que l’on repère comme constituant cet esprit les actes majeurs de se projeter à l’extérieur et de revenir vers soi, que l’on présente, au moins en l’une de ses parties, comme matériel ce qui passe ordinairement pour être le plus spirituel, ne donne-t-on pas, même à son corps défendant -ce qui est le cas de Pascal- au matérialisme, des armes redoutables qui ne sont pas seulement tournées contre la religion, mais aussi contre la réelle distinction de l’âme et du corps?
Sans doute, l’âme et le corps sont-ils deux substances différentes, chez Pascal, mais leur ligne de partage, ou plutôt celle de leurs fonctions est fluente. Il est troublant qu’un certain nombre d’actes intellectuels, qui comptent parmi les plus fondamentaux, puissent se réaliser mieux par une délégation de l’intelligence dans des objets matériels qu’elle fabrique que par des actes qu’elle ferait ou est censée faire plus directement.

L’idée d’intelligence artificielle fait son chemin, d’autant que le seul fragment des Pensées qui traite explicitement de la machine arithmétique confirme que son auteur la compare avantageusement à l’animal sous l’angle de la pensée: la machine arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux; il fait résonner, à quinze ans de distance, l’étrange statut de cette machine par une proximité à l’égard de la pensée dont ne jouissent pas les animaux qui bénéficient pourtant de la volonté et qui, à ce titre, ne sont pas des machines. La machine d’arithmétique révèle, chez Pascal, la véritable nature de l’imagination, qui n’est pas seulement d’être trompeuse et menteuse, comme pourrait l’être une vaine fiction, mais maîtresse d’erreur et de fausseté, ce qui implique une activité constitutive laquelle, par sa volonté technicienne d’exister, d’insérer dans le monde des objets nouveaux, dépasse beaucoup les fictions seulement métaphysiques, dont le malin génie par exemple, pouvait être un échantillon éclatant.
Un commentaire sur “Chancelier collecteur d’impôts ! Je leur ai appris à polir les pièces de notre machine pensante ! Ils ont bien une forme d’intelligence !”
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