Faut-il abandonner le concept de citoyen ?

Ce serait le minimum nécessaire pour affirmer une politique égalitaire dissociée du champ électoral

La violence liée à la globalisation du capital est abordée par Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie (2005). Le philosophe ouvre son pamphlet en déclarant qu’il n’a rien en commun avec ceux qui haïssent la démo­cratie. Où l’on voit que lui non plus ne met pas toujours deux mondes en un, que lui aussi se donne des ennemis. En lisant le livre plus de douze ans après, la question se pose de savoir si aujourd’hui le terme de démocratie est vraiment le bon mot à sauver.

L’ouvrage comporte une structure assez classiquement idéo­logique, avec un retournement d’apparences sinon trompeuses, du moins spécieuses. Il est question d’abord du contenu d’un certain nombre de discours, puis des raisons réelles, différentes de ces contenus, qui informent ces discours et que ces derniers recouvrent.

Dans les trois premiers chapitres sont analysés les discours de la haine mettant en jeu le sens de quelques mots: république, démocratie, égalité, société. Est montré que des ouvrages tels Les Penchants criminels de l’Europe démocratique de Milner, Le Meurtre du pasteur de Benny Levi, L’Ère du vide de Gilles Lipovetsky ont tous un sol commun: ils ne font que répéter, en l’affectant de signes de valeur contraires, l’argument platonicien contre la démocratie. Milner incrimine la démocratie, Lipovetsky l’encense, pour les mêmes raisons. Pour Platon, rappelons-le, cette dernière est le règne de la loi abstraite opposée à la sollicitude réelle, mais elle n’est, sous cette apparence, que le règne du bon plaisir et des appétits.

Honoré Daumier, La Loge d’Orchestre

La cible principale de Rancière est Milner. Là où Marx mettait en cause le capital, les penseurs du déclin accusent ceux qui le subissent: c’est cette débauche des gens incultes percevant le RSA dans les grandes surfaces, et non les impositions et préda­tions opérées par les logiques du capital, qui est responsable de l’atomisation sociale. Selon une élucidation presque intégralement grecque de la haine des discours contemporains, le livre fait valoir contre eux le scandale du mot démocratie: son enjeu politique est d’égalité ou d’inégalité, elle fait valoir l’absence de titre de tous comme titre à gouverner, contre l’ordonnancement de la cité par l’aristocratie ou l’oligarchie.

Les arguments de ces discours ayant été disséqués, au dernier chapitre, les raisons de cette haine sont prises en vue. Il apparaît alors que les arguments et les raisons divergent: les uns sont idéo­logiques, les autres répondent aux mutations globales du capital.

Sous l’apparence d’être des arguments en faveur de l’autorité, de la raison publique, de l’exceptionnalité de la filiation, les termes société, démocratie, république, égalité maniés par ces discours participent de fait d’une reconfiguration de l’illimitation des richesses, d’une globalisation qui entend supprimer les limites que lui imposent encore la nation. Cette poussée du capital contraint les états de droit oligarchiques à une tâche nouvelle, gérer les effets locaux de cette globalisation sur leurs populations. À cet égard, on entre dans une phase où les bons choix de gouvernement pourront de plus en plus difficilement s’équilibrer avec la légitima­tion populaire, mais où ils exigent quasiment l’imposition du choix expert, du savoir objectif du capital.

L’Omnibus

La division ainsi expulsée du champ représentatif revient alors par d’autres côtés, le plus souvent du côté de l’essor des extrêmes droites et des mouvements intégristes en prise avec le religieux, parfois du côté des combats refusant les rationalités nouvelles du capital comme rationalité du commun. Tout cela est une descrip­tion lucide de la situation, qui permet de faire sens de certaines des tendances les plus récentes, ainsi de l’hostilité désormais ouvertement affichée des institutions financières européennes et des gouvernements dominants à l’égard d’élections légitimes -ce qui s’est passé en Grèce-, ou encore, en France, l’autoritarisme rampant de l’État républicain présidentiel et la décomposition du régime représentatif qui l’accompagne.

Au regard de ce diagnostic, on ne voit vraiment pas pour­quoi le terme de démocratie serait un terme apte à réitérer l’existence de la politique contre ce nouvel assaut. S’agissant de la lutte des classes, on sait que la disparition d’une certaine figure de l’antagonisme renvoie à une victoire du capital, dont la recomposi­tion globale a réussi à évider la logique du travail de sa charge anta­gonique, tandis que s’effondraient les régimes des pays du camp dit socialiste. Ce qui est décrit ici, c’est le pas suivant: le capital est en train d’évider la logique des droits démocratiques de leur charge litigieuse, en s’appropriant de plus en plus directement la violence d’État, en les privatisant, les individualisant, en accélérant le rythme de leur intégration aux opérations du capital. Se met en place une continuité opaque entre les évaluations qu’impose le monde du travail, et celles sur lequel prend appui l’État. Le dernier exemple en date de l’idéologie selon laquelle un État se gère comme une entreprise: l’élection à la tête des USA d’un businessman. Il serait dès lors bien plus logique de dire que le mot démocratie désigne la défaite d’une certaine configuration de la politique entre état de droit et capital, comme le fait Mario Tronti dans La Politique au crépuscule et dans Nous, opéraïstes.

L’empoisonneuse

Certes, le concept de citoyen et celui de litige ne sont pas soudés, et la caducité du premier n’implique pas la caducité du second. La dimension inclusive du litige rancièrien n’est pas restreinte à la sphère citoyenne, elle joue la capacité de tous les hommes comme êtres parlants contre la privatisation de ce citoyen, c’est-à-dire qu’elle désapproprie l’universel du droit, y fait revenir la strate d’une subjectivation. En soustrayant à un universel ce qui le fixe en une propriété, l’égalité litigieuse produit l’universel d’un acte appropriable par tous. Mais alors, abandonner le concept de citoyen n’est-il pas le minimum nécessaire pour affirmer une politique égalitaire dissociée du champ électoral, refu­sant l’identification nationale des territoires, localisant les subjectivations politiques dans des conjonctures précaires? La réticence de Rancière à le faire pose question: les oppositions actuelles, du capital, du religieux, peuvent-elles vraiment être redivisées par des opérations circonscrites à un dissensus démocratique ?

La politique porte en effet, comme l’affirme Rancière, sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a supposément la compé­tence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les qualités des rapports qui s’y distribuent. Mais ces affron­tements portent aussi en eux la question des actes qui les trans­forment, de la rupture, et avec elle, de la difficulté à prolonger ces actes, à leur donner une tenue plutôt qu’une représentation. Ainsi des difficultés d’une égalité radicale, auxquelles le dissensus démo­cratique ne répond pas. Comment penser les actes d’une politique qui soit en prise avec la violence spécifique sursécurisée imposée dans les pays riches? Comment construire des actes collectifs qui ne soient ni des substituts factices à une révolution inexistante, ni l’épuisement d’une affirmation dissensuelle prisonnière de sa faiblesse, incapable de fabriquer autre chose à partir de celle-ci que sa propre fiction?

Parade, l’Homme Fort

Nulle part la pureté de la pensée ne se sépare de la description d’une certaine vie, écrit Rancière. La même chose peut se dire de l’égalité politique. Nulle part elle ne se sépare de la description des pratiques et des pensées dont elle provient. L’égalité politique ne saurait être limitée à l’espace de la scène. Elle n’est pas plus le tout de la politique, mais se formule depuis toutes les divisions, affir­mations qu’elle traverse et informe, émerge d’un milieu de combat, participe de la soustraction violente d’une zone franche à la violence de l’État, altère les rapports entre hommes et femmes, se mêle au problème de l’organisation.

Quand elle circule entre femme et homme, l’égalité détraque sa propre logique surnuméraire au profit d’un supplément insituable, d’une jouissance en plus, qui transforme le rapport sacrificiel de la politique au néant en un rapport à l’inconnu, au nouveau.

Antonia Birnbaum