Que se passe-t-il quand on arrive dans un pays dont on ne connaît que très peu l’idiome, mais dont on voit dans les temples, sur les chemins, des œuvres qui atteignent à des sommets du sentiment ou de la vie spirituelle, et existent ainsi en avant de nous: dans l’absolu, croirait-on, comme le Sphinx des Naxiens ou le Bodhisattva d’Horiu-ji?
On ne peut qu’imaginer tout d’abord que si ces œuvres s’ouvrent si magnifiquement à quelque chose de l’invisible, c’est parce que la langue de ceux qui les ont conçues et réalisées a des moyens que n’a pas celle que soi-même l’on parle: on lui suppose des catégories de pensée, des notions, des structures de la syntaxe assez différentes de celles dont on se sent le captif pour que leur soit possible ce qu’on se sait refusé, une connaissance intime de l’être, un savoir suprême, ce qu’on peut dire une gnose.
Et alors, et surtout si l’on est très jeune, mais c’est quand on est très jeune que les vocations se décident, on se retourne contre sa propre langue avec une grande impatience, on l’emploie à rêver ce qu’elle ne peut donner, après quoi il ne restera plus qu’à découvrir que ces supputations ne sont que chimères, que les langues ne sont partout que le voile que les grandes œuvres déchirent.

Mais on aura appris l’impatience, c’est-à-dire la raison.
Le pays autre, la langue close sur soi qui fait rêver sur les signes, c’est une des voies par lesquelles notre soumission à la langue, qui est abstraction, qui risque d’être une mort, peut se faire exigence et réflexion plus profondes.
Mais pour que cette expérience ait lieu, il aura certes fallu à son début, c’est-à-dire aux jours du voyage, que le pays visité, que ses habitants coïncident avec eux-mêmes, montrent qu’ils ne doutent pas de leur vérité, de leur être, ne se savent pas vus par leur visiteur autrement qu’ils se voient eux-mêmes, si même ils ont idée de se voir. Naïveté, ingénuité -comment dire?- qui font du désirant, du rêveur qui s’est glissé parmi eux, qui se sent une ombre dans leur lumière, un apprenti tout à sa recherche.
Et voici pourquoi je crois que j’ai le droit de dire que voyager -voyager ainsi, poétiquement- c’est quelque chose de révolu.
Là, en effet, où on pouvait se vouer naguère encore à cette expérience de l’autre, aussi chimérique fût-elle, le tourisme s’est répandu comme une eau en crue qui charrie des épaves. Il disloque le plus lointain des villages, il claironne dans la chambre la plus secrète des temples ses formules creuses et arrogantes, stéréotypes qui sont bien de notre Occident, dont la brochure publicitaire, cette parole de personne à propos de rien, est une des inventions spécifiques, avec ses tendances au génocide. Un mot qui n’est pas excessif: tant il est vrai que quand il envahit des nations sans ressources, politiquement déstructurées, le texte touristique peut contraindre les habitants de ces lieux à se voir de par le dehors d’eux-mêmes, à se raconter comme le désire la paresse des arrivants, à substituer à leurs intuitions et leurs souvenirs les dessins bariolés qu’il faut à des visiteurs hilares.
Alors que le voyageur d’avant ces déplacements de foules pouvait se donner le droit d’être soi, ce qui lui permettait de rencontrer l’autre au meilleur, parfois, de ce qu’était celui-ci, ce même arrivant ne pourra éprouver, en ce crépuscule, qu’une compassion impuissante, et il préférera donc chercher l’ailleurs en tournant les pages des livres, dont les images ne sont pas davantage privées de ciel nourricier et de pierres que les œuvres dont elles sont la photographie ne le sont désormais là où on les parque, dans ces salles où se bousculent des groupes menés par des haut-parleurs. A-t-on quitté son pays, d’ailleurs, quand il faut buter en tous lieux sur les mêmes hôtels entre les mêmes aéroports?
Et quant aux nations puissantes de notre époque, celles qui sont moins atteintes, moins indécemment visitables que les plus pauvres, elles parlent toutes, dorénavant, la même langue, à peu près, celle de la technologie, du commerce, ce qui leur fait refouler dans le passé, un passé travesti et simplifié, ce qui autrefois donnait sens à leurs différences.
Mais n’y-a-t-il donc aucune sorte de voyage qui ait valeur à vos yeux, que vous pourriez songer à entreprendre si vous étiez au commencement de votre existence d’adulte; ou que vous recommanderiez à de jeunes gens?
Si, le voyage d’études. Celui qui, dès le départ vers l’autre pays, est averti de la superficialisation que je viens de dire, et se fait donc attention précise à la variété des époques autant qu’à celle des œuvres; et, loin cette fois de se contenter de rêver à ce que cette société, cette civilisation ne sont plus, cherche courageusement à les reconnaître dans ce qu’elles deviennent autant que dans des vestiges: parce que agir de la sorte, c’est aider à la vie, là où les envahissements touristiques risquent de tout faire périr.

Ce voyage-ci présuppose des connaissances, au risque pour qui le fait d’un empiègement dans l’idiome de la philologie ou de la critique. Il peut sembler se fermer aux aspirations, aux spéculations dont j’ai crédité l’autre sorte de voyage, celui d’autrefois, le rêveur, autant que je l’en ai accusé. Mais en retour il peut durer assez longtemps pour ouvrir à qui l’entreprend des passages, dans la société rencontrée, vers des lieux qui n’ont pas de noms dans les guides, et vers les êtres comme un par un ils existent, parlant encore dans l’étroitesse de leurs destins la même langue -langue des sentiments, langue des grands aspects de la vie- que du temps des masques dans la forêt ou de la basilique romane.
La durée ainsi vécue, acceptée, répare les effondrements de l’espace. Et c’est pourquoi, je le dis sans penser me contredire, il est alarmant que l’ordinateur permette désormais, et avec quelle fierté fatale!, de stocker sous son écran les archives des petites villes italiennes, disons, ce qui permettra à l’historien de consulter celles-ci dans sa bibliothèque universitaire, sans avoir respiré l’odeur des rues sur le chemin du palais épiscopal, sans avoir traversé et aimé la pénombre du vestibule, sans avoir rencontré ce qu’il ne soupçonnait pas, ce qui aurait cependant changé sa manière d’être, bouleversé son destin.
On n’apprend rien de sérieux que par le hasard qui fait tomber sous vos yeux et entrer dans votre cœur tout autre chose que ce que l’on cherchait ou s’imaginait chercher. Et on ne réparera évidemment pas la raréfaction de ces séjours de recherche à coups plus tard de colloques appelant pour quelques journées ce que l’on nomme des spécialistes aux quatre coins du Japon ou de l’Italie. Le voyage d’études demande beaucoup de temps, demande une vie, en un sens il devient la vie, il cesse d’être voyage.

Et c’est pourquoi, tout de même, il ne remplacera pas l’autre, celui que je disais poétique et qui, lui, pouvait être bref, en fait même faisait de sa brièveté et de ses mirages, le ressort même de sa nostalgie, de son rêve. Or, quelle perte est-ce là! Pensez à ces jeunes peintres qui vinrent, au XVIe siècle, au XVIIe surtout, des pays du nord de l’Europe vers la campagne romaine; et regardaient là châteaux et petites villes établis sur l’horizon dans une admirable lumière. Un Breenbergh, un Claude Lorrain, et bien d’autres encore qui furent avec ceux-ci, paysagistes souvent, le premier souffle de la poésie romantique: car Goethe, Nerval, que firent-ils d’autre que les suivre, et que fit Hölderlin quand il imagina la Grèce dans Hypérion?
Ces voyageurs-là avaient le privilège des ruines embroussaillées, des chemins qui se perdent comme s’ils arrivaient près du but, des inscriptions qu’aucun guide bien informé n’a encore réduites à leur moment dans l’histoire.
L’Italie fascina longtemps de cette façon et elle le fait encore, mais combien est-ce moins facile aujourd’hui d’y être le somnambule de ses villes et de ses œuvres que lorsque je visitais Ravenne, au début des années 1950, ou transfigurais sans vergogne, sur les scènes de mon théâtre, de petites cités des Marches ou de l’Ombrie! On vient de porter dans un musée, dûment et inutilement restaurée, la Madone de Monterchi, de Piero della Francesca, un des rares derniers vestiges d’une culture encore en paix dans son lieu. La route mystérieuse qui menait d’Arezzo à Urbino par Monterchi, après quoi c’était Borgo San Sepolcro, est interrompue en ce point, elle n’y fera plus ce brusque détour hors du monde qui permettait à des voyageurs d’accomplir, au petit musée de Borgo, devant le grand Christ de résurrection, la synthèse des évidences!
Yves Bonnefoy

Nara, Bodhisattva
Il y a plus d’apprentissage de la raison, ou d’exercice de la raison (ce qui revient au même) dans l’exploration d’une maison abandonnée que dans Philosophie Magazine et dix ans d’Arte-Enthoven. Chacun le sait, sans toujours avoir les mots pour le dire. Reste à comprendre pourquoi ce brusque détour hors du monde nous le faisons maintenant dans des garages en ruine autant que dans des musées, des églises.