L’affect (Affekt) revient également dans le discours freudien. Il est la forme élémentaire des énergies pulsionnelles. Dès les Studien über Hysterie, il fournit une base à l’analyse économique du psychisme. Le plus souvent autonome par rapport au fonctionnement des représentations, il est soumis à des mécanismes générateurs de figures pathologiques, ses conversions produisant l’hystérie; ses déplacements, l’obsession; ses transformations, la névrose, etc … Son rôle apparaît de plus en plus décisif dans la pratique analytique de Freud. Mais ces affinements de la théorie ne sauraient faire oublier un phénomène massif: les affects, c’est la forme que prend chez Freud le retour des passions.

Étrange en effet est le destin des passions. Après avoir été considérées par les théories médicales ou philosophiques anciennes (jusqu’à Spinoza, Locke ou Hume) comme des mouvements déterminants dont la composition organisait la vie sociale, elles ont été oubliées par l’économie productiviste du XIXéme siècle, ou rejetées dans le domaine du littéraire. L’étude des passions est une spécialité littéraire, au XIXéme siècle; elle ne relève plus de la philosophie politique ou de l’économie. Avec Freud, cet éliminé de la science réapparaît dans un discours économique. Fait remarquable, dans sa perspective propre, le freudisme rend simultanément leur pertinence aux passions, à la rhétorique et à la littérature. Elles ont en effet partie liée. Elles avaient été exclues ensemble de la scientificité positiviste.
Ce retour s’effectue, chez Freud, par le détour de l’inconscient. En réalité, ce détour est d’abord le constat ou, si l’on préfère, l’observation clinique de ce que l’épistémologie du XIXéme siècle a fait des passions en les exilant des discours légitimes de la raison sociale, en les déportant dans la région du pas sérieux qui est littéraire, en les réduisant à des déviations psychologiques par rapport à l’ordre, enfin, de toutes ces manières, en les marginalisant. Ce rejet épistémologique est d’ailleurs lié à l’excommunication éthique prononcée par une bourgeoisie productiviste.
Les affects que Freud découpe selon sa conception propre de l’appareil psychique, il les récupère donc là où les passions ont été jetées par une histoire récente, parmi les déchets de la rationalité et les rebuts de la moralité. Là pourtant, et d’autant plus qu’ils sont davantage refoulés, ces mouvements aveugles et sans langage technique déterminent l’économie des rapports sociaux. Freud leur rend une légitimité dans le discours scientifique, ce qui déporte évidemment ce discours du côté du roman.

Guillaume Duchenne de Boulogne, expériences de stimulation faciale par électricité
La manifestation ou la reviviscence de l’affect est la condition pour que, chez l’analysant(e), le rappel du souvenir ait valeur thérapeutique et pour que, chez l’analyste, l’interprétation ait valeur théorique. Aussi la cure a-t-elle pour technique de réveiller chez l’analysant(e) l’affect qui se camoufle derrière les représentations: elle échoue si elle n’y parvient pas, à moins que cet échec ne soit l’indication d’une psychose. De même, dans la cure qu’il conduit ou dans le texte qu’il rédige, Freud, comme psychanalyste, prend toujours soin d’avouer, comme il dit, quelle est sa réaction affective à l’égard de la personne ou du document qu’il analyse: il est troublé par Dora, effrayé par le Moïse de Michel- Ange, irrité par le Yahvé biblique, etc. Cette règle d’or de tout traitement psychanalytique contredit frontalement une norme première et constituante du discours scientifique, qui veut que la vérité de l’énoncé soit indépendante du sujet locuteur. Ce qui est supposé par Freud, à l’inverse de cette norme, c’est que la place du locuteur est décisive dans un réseau conflictuel d’ab-réactions et quelle est spécifiée par l’affect. Par là se réintroduit ce que l’énoncé objectif cache: son historicité -celle qui a structuré des relations, et celle qui les change. Faire réapparaître cette historicité, c’est la condition de l’élucidation analytique et de son opérativité.