3 Des figures qui sont des forces

Bien quelle revienne au genre du roman, l’in­terprétation freudienne n’en reste pas moins histo­rique. Donnons de l’historique une définition qui serve de point de départ: est historique l’ana­lyse qui considère ses matériaux comme les effets de systèmes (économiques, sociaux, politiques, idéologiques, etc.) et qui vise à élucider les opéra­tions temporelles (causalité, croisement, inversion, coalescence, etc.) qui ont pu donner lieu à de tels effets. Un postulat de production et un repérage de ses procès chronologiques spécifient une probléma­tique historienne. Elle caractérise le réemploi freu­dien de modèles empruntés surtout à deux régions de la littérature bien repérées depuis Aristote: la tragédie et la rhétorique. Échange symptomatique de l’équivoque psychanalytique: les modèles pro­viennent du champ littéraire et ils sont transformés par leur introduction dans un champ historique; ils n’appartiennent plus ni à l’un ni à l’autre.

1. La tragédie chez Freud. L’analyse freudienne adopte pour système d’explication la structuration du psychisme par trois instances, le Moi (Ich), le Ça (Es) et le Surmoi (Ueber-Ich). Cet appareil psy­chique reprend un modèle théâtral. Il se constitue à la manière de la tragédie grecque et du drame shakespearien, dont on sait qu’ils n’ont cessé de fournir à Freud des structures de pensée, des caté­gories d’analyse et des citations autorisantes. Des actants inhumains (ici, des principes, et là, des dieux) forment une configuration de rôles qui se répondent en s’opposant; dès le départ de la pièce, ils dessinent de façon synchronique les étapes par lesquelles va passer le héros éponyme (le je chez Freud, le roi Lear ou Hamlet chez Shakespeare) pour se trouver finalement dans une position qui inverse celle du début. Au commen­cement, une disposition des instances donne, sur mode topographique, les moments qui vont se déployer sur mode diachronique en déplacements successifs du héros. Chaque pièce ou histoire est la transformation progressive d’un ordre spa­tial en série temporelle. L’appareil et le dérou­lement psychique sont construits sur ce modèle littéraire du théâtre.

L’appareil freudien se distingue pourtant double­ment du modèle de la tragédie auquel il a recours. D’abord, il entend repérer des forces qui articulent le déroulement psychique effectif, et pas seulement les figures d’un spectacle. Il s’agit d’une représentation, mais explicative de ce qui se passe. Si le modèle est tragique, son fonctionnement est historique.

De plus, si l’on accepte le schéma de Georges Dumézil, d’après lequel il y a, du mythe au roman, une reproduction des mêmes structures et des mêmes fonctions malgré la discontinuité mar­quée par la transformation de la scène cosmo­logique en scène psychologique, Freud procède à la démarche inverse. Il amorce un retour au mythe à partir du roman. Il se tient généralement au stade intermédiaire, dans cet entre-deux qu’est la tragédie (dont on sait quelle a fonctionné chez les Grecs comme une historicisation du mythe). La dépsychologisation freudienne, qui retourne le roman vers le mythe, s’arrête là où la mythi­fication enlèverait au récit son historicité. Situé entre le roman et le mythe, parce que le premier raconte un déroulement et que le second montre des structures, l’appareil psychanalytique offre donc le modèle de la tragédie à l’interprétation historique des documents.

2. La rhétorique freudienne. L’historicisation de modèles littéraires apparaît plus clairement encore dans le secteur des procès de production. Ces mécanismes ont tous pour caractéristique de déplacer, défigurer, déguiser, en somme d’être des déformations (Entstellungen). Dans l’analyse pratiquée par Freud depuis la Traumdeutung (1900) [La Science des rêves], les opérations qui organisent la représentation en l’ar­ticulant sur le système psychique sont en fait de type rhétorique: métaphores, métonymies, synec­doques, paronomases, etc. Ici encore, le modèle est tiré de la littérature. Mais ces figures de rhé­torique, Freud les sort du ghetto littéraire où une conception de la scientificité les avait enfer­mées. Il leur rend une pertinence historique en y reconnaissant un ensemble d’opérations produc­trices de manifestations relatives à l’autre (depuis l’Œdipe ou la castration jusqu’au transfert). Dès lors, la rhétorique constitue le champ (indûment restreint à ce qu’est devenue la littérature) où se sont élaborées les figures formelles d’une autre logique que celle qui prévaut dans la scientifi­cité reçue. Ces processus ne relèvent pas de la rationalité de 1 ’Aufklarung, qui privilégie l’analo­gie, la cohérence, l’identité et la reproduction. Ils correspondent à toutes les altérations, inversions, équivoques ou déformations qu’utilisent les jeux avec le temps (les occasions) et avec le rôles identificatoire (les masques) dans la relation d’autre à autre. Faut-il aussi, dans cette renaissance de la rhétorique chez Freud, reconnaître un retour de la logique familière à la tradition sémitique et juive des histoires formelles, des jeux de langage et des déplacements paraboliques?

Pour employer un mot de Freud, l’œuvre lit­téraire devient ainsi une mine où répertorier les tactiques historiques relatives à des circons­tances et caractérisées par les déformations quelles opèrent dans un système social et/ou lin­guistique. Comme le jeu, avec sa disposition, ses règles et ses coups, est un espace en quelque sorte théorique où les formalités des stratégies sociales peuvent s’expliciter, sur un terrain pro­tégé contre les urgences de l’action et contre les complexités opaques des luttes quotidiennes, le texte littéraire, qui est aussi un jeu, constitue un espace, également théorique et protégé à la manière d’un laboratoire, où se formulent, se distinguent, se combinent et s’expérimentent les pratiques rusées de la relation à autrui. C’est le champ où s’exerce une logique de l’autre, celle-là même que rejetaient les sciences dans la mesure où elles pratiquaient une logique du même.

Freud a d’abord utilisé le rêve pour ré-articuler ces procédures littéraires sur la réalité psy­chique et sociale. Peut-être s’en est-il servi comme d’un cheval de Troie pour historiciser la rhéto­rique et la réintroduire dans la cité de la science. Par là, il fait du texte littéraire le déploiement des opérations formelles qui organisent une effectivité historique. Il lui donne, ou plutôt il lui rend, le statut d’être une fiction théorique où reconnaître et produire les modèles logiques nécessaires à toute explication historique.

Après la forme littéraire de l’analyse (le roman) et son appareil conceptuel (un système tragique et des procédures rhétoriques), on peut considé­rer son contenu majeur, à savoir l’histoire de cas. Hérité de la psychiatrie, cet objet privilégié finit même par définir la discipline: la psychanalyse, dit-on, c’est la biographie. L’intérêt pour l’étude biographique remonte en effet aux débuts du freu­disme. Aux séances du mercredi (relatives aux mardis de Charcot?), avant même la fondation de l’Association internationale, on examinait des cas: Jean-Paul, H. Kleist, N. Lenau, Leonardo da Vinci, K. F. Meyer, F. Wedekind, etc … Cet inté­rêt premier n’a cessé de croître chez les freudiens (bien que, par exemple, il soit à peu près absent de l’œuvre de Lacan). Dans la plupart des cas, il s’agit d’ailleurs d’auteurs littéraires. Sous cet aspect déjà, assez classique, la biographie introduit une historicité dans la littérature. Mais la nouveauté du freudisme consiste en l’usage qu’il fait de la biographie pour détruire l’individualisme postulé par la psychologie moderne et contemporaine. Avec cet outil, il démonte le postulat de la société libérale et bourgeoise. Il le défait. Il lui substitue une autre histoire, en revenant, comme on l’a vu, au système de la tragédie.

Odilon Redon: Tête de vieillard dans un coquillage, Le char d’Apollon, Peyrelebade