Pour Freud, le roman a pour définition de combiner en un même texte d’une part les symptômes de la maladie (Krankheitssymptome), c’est-à-dire une sémiologie fondée sur l’identification de structures pathologiques, et d’autre part l’histoire de la souffrance (Leidensgeschichte), c’est-à-dire une série d’événements relationnels qui surprennent et altèrent le modèle structural. Adopter le style du roman, c’est donc abandonner la présentation de cas telle que la pratiquait Charcot dans ses mardis et qui consistait en observations, c’est-à-dire en tableaux cohérents, composés en relevant les données relatives au modèle synchronique d’une maladie. Chez Freud, la structure pathologique devient le cadre où se produisent des événements qu’elle n’intègre pas et qui n’en sont pas moins décisifs du point de vue du déroulement de la maladie. De ce fait, le tableau de Charcot se transforme en roman. Le texte à qui paraît manquer le sérieux de la scientificité est donc plutôt dû à une prise au sérieux du fonctionnement dialogal propre à la cure. En bref, pas d’historicité sans roman.

Charcot, vers 1885
Freud est lui-même impliqué dans la relation avec son interlocuteur. Partie la plus rigoureuse de son œuvre, ses analyses de cas racontent les surprises que la souffrance des sujets malades trace dans sa position. A titre de première approximation, admettons que la position de Freud est représentée dans son texte par le modèle qui lui sert de cadre théorique pour sélectionner et interpréter les données fournies par le ou la malade. C’est une configuration pathologique, le système d’une maladie. Le roman résulte de ce que la souffrance de l’autre introduit de différent dans ce cadre. Ces différences marquent à la fois, dans le texte, des déficits et des événements de la narration. Ces deux valeurs, l’une relative au modèle et l’autre relative au récit, ont d’ailleurs la même signification: le déficit de la théorie définit l’événement de la narration. De ce point de vue, le roman, c’est le rapport que la théorie entretient avec l’apparition événementielle de ses limites.
En fait, le trouble que la souffrance de l’autre insinue dans le système de sa maladie atteint aussi quelque chose qui n’est pas seulement le savoir de l’analyste. Des affects et des réminiscences de toute sorte répondent aux clients. Ces réactions, Freud les tient pour mémorables (denkwürdig). Dans son discours, elles marquent un écart entre son lieu historique (un inconscient) et sa position scientifique (un savoir). Le dialogue fait surgir dans l’analyste lui-même une inquiétante familiarité. L’aveu de cette altération interne définit très exactement ce qui sépare du tableau psychiatrique le roman psychanalytique. En enlevant ainsi du sérieux au modèle scientifique, le récit freudien y grave une historicité cachée de l’analyste et une mutation réciproque des interlocuteurs. C’est une sculpture d’événements, jusque-là insus, dans le cadre structural d’un savoir.

Réciproquement, la conception que Freud se fait de son écriture apprend à lire d’autres documents. Elle permet d’envisager n’importe quel récit comme un rapport entre une structure et des événements, c’est-à-dire entre un système (explicite ou non) et ce qui s’y trace d’autre. Dans ce cas, l’œuvre littéraire n’est pas réductible au sérieux d’un modèle structural imposé par une scientificité. On ne saurait non plus l’effriter en ces événements de lecture (affects ou réminiscences) que multiplie indéfiniment la fantaisie ou l’érudition. Elle apparaîtra plutôt comme un sertissage d’altérations historiques dans un cadre formel.
Il y a d’ailleurs chez Freud une continuité entre sa manière d’écouter un(e) malade, sa manière d’interpréter un document (littéraire ou non) et sa manière d’écrire. Entre les trois opérations, pas de coupure essentielle. Le roman, au sens qui vient d’être précisé, peut caractériser à la fois les propos d’un(e) malade, une œuvre littéraire et le discours psychanalytique lui-même.