II Mais voilà, les plans de vie en trois parties ne fonctionnent plus …

Car l’inconscient ne connait pas le temps. Ce qui peut se dire aussi, rêvez-y, Dieu est mort, Dieu comme fondement des valeurs. La pointe de la critique kierkegaardienne est l’absence d’un législateur suprême qui se tiendrait à l’extérieur de ma volonté, de ma liberté, de mon monde. C’est de cette bonne nouvelle qu’il faut partir.

Pour les Grecs, l’autorité se disait exousia, désignant par ce mot une force extérieure aux débats animant la vie politique, un principe qui règne au-dessus des pouvoirs en place et leur donne leur légitimité. Parce qu’elle n’est pas de ce monde-ci, un étant (ousia) parmi les autres, un étant compris comme une institution politique naturelle, à la grecque, l’exousia se distingue absolument de la contrainte par la force et de la persuasion par arguments. Les évangélistes n’hésitèrent pas d’ailleurs à attribuer cette qualité au Christ, pour distinguer son enseignement du savoir et de l’éloquence des scribes: [Jésus] les enseignait en homme qui a autorité [exousia], et non pas comme un scribe. Chaque fois que l’on séduit par les beaux discours ou que l’on oblige par les armes, on perd l’autorité.

Jean-Fautrier-Ecriture-sur-fond-bleuCe n’est donc pas en donnant de la voix et en jouant les Savonarole -ce religieux dominicain qui faisait trembler de ses harangues les palais florentins- que notre monde retrouvera l’autorité. Ainsi Kierkegaard se garde bien de faire la moindre proposition en matière d’organisation politique, et encore moins théologico-politique, lui que révulsait l’idée d’une société ou d’un État chrétien.
Un monde qui prétend s’autoriser et se réguler à partir de lui-même n’a alors pas d’autre solution pour parvenir à ses fins que de comparer entre elles les existences et leur appliquer des critères d’ordre quantitatif. Une distinction qualitative ne peut surgir là où les pouvoirs en place -qu’ils soient politiques, coutumiers ou moraux- n’ont préalablement posé aucun écart. Certains actes au sein du monde éthique ne sont-ils pas cependant absolument interdits, ce qui les distinguerait par conséquent de tous les autres? N’est-ce pas la raison pour laquelle Abraham levant le couteau sur son fils est de facto rejeté hors de l’éthique commune? Pas tout à fait ou pas seulement. Ce serait oublier un personnage décisif de Crainte et Tremblement: Agamemnon, que Kierkegaard a soin de mettre en regard du patriarche biblique.

La source semble être ici la tragédie d’Euripide, Iphigénie à Aulis, même si l’histoire rapportée par Kierkegaard traverse nombre d’œuvres ultérieures, aussi bien littéraires que picturales. Roi de Mycénes et d’Argos, alors chef des armées qui s’apprêtaient à assiéger Troie, Agamemnon accepta de laisser sacrifier sa fille Iphigénie sans que ses proches -son frère Ménélas ou encore Ulysse- lui en tiennent rigueur, bien au contraire. Car il le fit sur les recommandations du devin Calchas, pour apaiser la colère d’Artémis et permettre à ses navires, bloqués à Aulis faute de vent, de voguer vers Troie.

Femme_dans_la_nuit_Jean_FautrierDans l’argumentation de Crainte et Tremblement, la référence à la tragédie d’Euripide semble secondaire; elle est pourtant presque aussi décisive que la référence biblique. Une fois encore, il s’agit de montrer que le monde éthique n’est pas un monde uniforme qui appliquerait à chaque instant la même loi pour l’âne et le bœuf. Comme nous prévient Johannes de Silentio, l’éthique comporte dans sa sphère divers degrés.

Cette sphère tolère des écarts, que représentent les héros tragiques, à condition qu’ils puissent arguer d’une raison à la fois supérieure et immanente au monde éthique; une raison qui se situerait en quelque sorte à sa limite, en ce lieu dialectique qu’est toute frontière: à la fois fortification et exposition au-dehors. Pour Agamemnon, la raison invoquée est une campagne militaire: si Artémis se calme, les vents se lèveront et souffleront dans le bon sens pour les navires. Libre à nous de traduire cet exemple en des termes plus contemporains -il n’a rien perdu, hélas, de son actualité. Dans notre système juridique issu de la Révolution, l’affirmation des droits fondamentaux ne va jamais sans la reconnaissance du cas particulier, de la situation d’exception où ces droits vont être restreints, ou plutôt contournés pour mieux régner, suspendus pour être plus sûrement affirmés par ailleurs. Telle est bien l’ambiguïté première d’une requête qui n’a pas été écrite au ciel: le droit fondamental que j’invoque contre les abus dont je suis victime est en même temps celui qui va fonder l’exercice essentiel d’une Loi et la constitution d’une Société, chargées de protéger ce droit et légitimées, à ce titre, à se défendre contre les menaces extérieures.
Dans cette boucle des droits fondamentaux, déjà lisible en toutes lettres dans La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), sont à l’avance étranglés -au propre ou au figuré- les individus dangereux, les terroristes avérés ou supposés.

Et quelques Iphigénies oubliées.

Agamemnon est donc justifié, nous dit Kierkegaard. Mais il ne l’est pas immédiatement, et il ne l’est surtout pas n’importe comment. Il l’est d’abord parce qu’il n’a pas décidé pour lui-même, selon sa convenance ou ses désirs personnels, mais par dévotion à ses armées et à sa patrie. Il l’est ensuite parce qu’il n’a pas décidé par lui-même, en son for intérieur, mais au contraire en écoutant autrui (le devin Calchas, puis son frère Ménélas, qui le convainc de suivre l’oracle). Agamemnon s’ouvre même de son trouble à son fidèle serviteur au tout début de la pièce (Parle, explique-toi, lui dit ce dernier) -tout le contraire d’Abraham, qui ne dit mot à personne. Une fois vérifiées ces conditions, la situation semble claire: transpercé par la douleur mais résolu, Agamemnon est au faîte de sa responsabilité vis-à-vis de la Cité, sans que l’on puisse lui reprocher de ne pas avoir été un vrai père.
La situation est en fait légèrement plus complexe et mérite que nous revenions au texte même d’Euripide. La justification qui retient toute l’attention de Kierkegaard n’est en fait que le point de départ de la tragédie.

Ce qui se passe véritablement dans la suite de la pièce ne contredit pas son interprétation, mais lui apporte un complément troublant. Car après avoir demandé à Iphigénie de venir le rejoindre à Aulis sous un prétexte fallacieux, Agamemnon est pris de doute. Ce qu’il va finalement mettre dans la balance, ce ne sont pas le meurtre de sa fille et l’oracle du devin. Sur ce plan-là, l’affaire est réglée: à la suite d’une discussion très vive avec son frère Mélénas, Agamemnon change momentanément d’avis et renonce à partir en guerre pour ne pas avoir à sacrifier sa fille. Adieu la ville de Troie, adieu la belle Hélène.
Mais malgré cet heureux revirement, ce qui va le vouer à l’irréparable, c’est le risque d’une révolte de l’armée si celle-ci apprenait les raisons de sa volte-face. On ne fait pas aussi facilement rentrer à la caserne une armée de va-t-en-guerre. Or si l’armée se révolte, elle tuera non seulement Iphigénie, mais aussi ses sœurs, son père, sa mère, Achille, etc … Il ne s’agit plus d’un conflit exceptionnel de devoirs -entre le devoir vis-à-vis de la patrie et le devoir paternel- mais d’un simple choix entre les termes d’une alternative dont il faut évaluer les risques, calculer les gains et les pertes probables: un meurtre d’un côté, dix de l’autre. Il n’y a plus à déterminer la plus haute instance de l’éthique, mais la meilleure issue possible à une situation qu’Agamemnon a lui-même rendue inextricable. Euripide renverse le dilemme tragique en un dilemme ordinaire, au sens où n’importe quel individu pourrait y être confronté.

Si l’Agamemnon de Kierkegaard éclaire la possibilité d’accorder une justification commune à un acte hors du commun, l’Agamemnon d’Euripide éclaire inversement un extraordinaire qui trouve sa résolution dans une situation ordinaire. Dans les deux cas, le monde éthique ne reconnaît ultimement que ce qui est manifeste et mesurable: le résultat visible du choix. Dans les deux cas, ce résultat, ce sont les bateaux qui voguent vers Troie. Mais le recours au seul calcul -évaluant le plus rigoureusement possible les conséquences de chaque acte, le profit à en retirer, le plus ou le moins de dommages à assurer- risque alors de confondre ce qui est qualitativement différent. Même s’il traverse d’inévitables tourments, hésitations, tergiversations, le monde éthique ne connaît pas la disjonction entre le visible et l’invisible. Il connaît la peur d’une mauvaise estimation de la situation, mais il ne connaît pas l’incommensurable qui viendrait distinguer absolument une action de toutes les autres, en apparence semblables.

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Dans Les Œuvres de l’amour, Kierkegaard l’exprime au détour d’un petit exemple, en apparence bien anodin après la guerre de Troie que nous venons de frôler:

Suppose qu’un journalier ou tel autre homme dont tu peux payer le travail et la peine fasse pour toi exactement la même chose qu’un autre animé par l’amour, de sorte que la raison ne découvre pas la moindre différence entre la somme des travaux et services de l’un et de l’autre: il n’en subsiste pas moins une différence infinie, incommensurable.

Agir par amour ou agir par intérêt: voilà bien une différence infinie qui ne fera jamais l’objet d’une comptabilité. Pour comprendre toutes les implications de cette proposition, donnons-lui à son tour une scène. Kierkegaard avait le génie d’inventer les personnages et les situations nécessaires à ses démonstrations; mais pour cet exemple, il nous faut les emprunter à d’autres.

Proche dans le temps et l’espace de nos méditations danoises, le dramaturge Henrik Ibsen (1828-1906) a prêté à l’émouvante Nora, l’épouse-alouette d’Une maison de poupée (1879), de discrets accents kierkegaardiens. Difficile en effet de ne pas faire le rapprochement en entendant Nora, à la fin de la pièce, affirmer qu’elle n’acceptera désormais en guise de vérité qu’une vérité qui en soit une pour elle. On sait par ailleurs l’importance que la lecture de Kierkegaard eut sur le dramaturge norvégien. Mais regardons de plus près les éléments du drame. Afin de payer le voyage dont son mari, gravement malade, avait besoin pour guérir, Nora a fait un jour un faux en écriture. Dans sa vie de poupée, ce geste est un incommensurable. Il est son premier acte libre, son seul secret, son unique fierté. Tout le reste n’est que tarentelle pour faire plaisir à sa famille. Ce geste, nul ne l’a vu, nul ne l’a su, à l’exception de Krogstad, un employé de la banque de son mari. Voulant la faire chanter, Krogstad prévient Nora qu’elle pourrait être condamnée pour escroquerie s’il venait à tout révéler, ce qu’elle récuse en invoquant le mobile exceptionnel de son acte: Une femme n’aurait pas le droit de sauver la vie de son mari? Pour Nora, quelque part doit être écrit qu’un faux par amour est permis. Quelque part, oui, mais où?

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En apparence nous ne serions pas très loin du dilemme d’Agamemnon invoquant une raison supérieure pour justifier son acte scandaleux. À une différence près, qui rend les deux situations incomparables au regard du monde éthique: Nora a agi en secret, suivant sa seule impulsion et dans l’ignorance totale des conséquences légales de son acte. Elle a choisi par elle-même et sans penser à autre chose qu’à son mari.
À sa candide défense, Krogstad objecte aussitôt que les lois ne tiennent pas compte des mobiles. Ce en quoi il a tort et raison à la fois. Tort, parce que les mobiles, associés à l’histoire personnelle de l’accusé peuvent bien entendu décider de circonstances atténuantes. Mais Krogstad a raison, en tant que les circonstances atténuantes disent un ajustement quantitatif de la peine qui ne fait pas sortir le faux en écriture de la sphère des délits.

Une éventuelle différence de degré ne pourra être appréciée par le tribunal qu’une fois le geste de Nora reconnu comme une escroquerie au milieu de toutes les escroqueries de sa catégorie. En ce sens, l’employé malhonnête peut tout à fait rapprocher le beau geste généreux de Nora des malversations dont il s’est lui-même rendu coupable quelques années auparavant: Madame Helmer, vous n’avez manifestement aucune idée précise de ce dont vous vous êtes rendue coupable. Mais je peux vous dire que ce n’était ni plus ni pire que ce que j’ai fait un jour et qui a causé la perte de ma situation sociale. La première phrase de Krogstad dans cette réplique est décisive: Vous n’avez aucune idée de ce dont vous vous êtes rendue coupable. Agamemnon connaissait la loi et l’avait pleinement intégrée à sa décision, même sous la forme contradictoire de la transgression. Il pouvait donc à chaque instant s’expliquer en connaissance de cause, et invoquer une raison morale supérieure à la simple légalité. Nora, elle, n’a pas calculé le plus ou le moins de moralité, puisqu’elle n’a pas même considéré cette première instance de la loi qui met au même niveau un faux par amour et un faux par cupidité. Pour elle, dès le départ, il y avait une différence absolue.

Dans la suite de la pièce, cette première différence va en révéler d’autres aux yeux de Nora, que les conventions avaient recouvertes avec sa complicité tacite. C’est comme des coutures de sa vie qui sauteraient les unes après les autres. Alors que son mari, furieux, vient d’apprendre son geste passé, Nora réalise qu’être heureuse n’est pas la même chose qu’être joyeuse, qu’aimer quelqu’un n’est pas trouver agréable d’être en adoration devant lui, et ainsi de suite jusqu’à la différence première et essentielle: être une poupée n’est pas être une personne.

Ces différences, son mari n’en voit aucune. Il concède bien qu’il y a quelque chose de vrai dans les propos de son épouse, mais exprimé de manière excessive. Tu ne comprends rien à la société dans laquelle tu vis, lui lance-t-il à bout de nerfs. Comme si comprendre cette société était, précisément, accepter de suturer l’absolument différent. Kierkegaard ne dit pas autre chose dans les Œuvres de l’amour, en enfonçant le coin de l‘incommensurable dans les relations humaines.

a95cb3e95547e81315d0fcda465408efL’incommensurable dont parle Kierkegaard à travers l’exemple du journalier, et que retrouve Ibsen avec Nora, n’est pas seulement un écart entre ce que je suis en dedans et ce que je montre de moi-même au-dehors. Il y a également une impulsion cachée qui peut donner à l’un de mes actes une qualité morale absolument différente. Or cette impulsion ne vient pas des profondeurs du moi, ne lui appartient pas en propre, ne sous-tend pas continuellement mon être comme une heureuse prédisposition naturelle. Bien au contraire, cette mystérieuse impulsion est ce qui résiste à la belle âme et aux intentions vertueuses.
Non, il s’agit de faire droit à une certaine situation existentielle qui révèle du moi ce que nul n’avait jamais vu, ce que nul monde commun n’avait valorisé, ce qui échappe irrémédiablement au champ du visible.

Il faut pour cela substituer à une éthique qui peut toujours se reposer sur un contenu stable et objectif (la famille, la société civile, l’État) une éthique de l’événement, qui vient traverser de part en part l’histoire individuelle et l’emporter au-delà d’elle-même. Cette nouvelle éthique est également une optique -une manière de regarder l’autre humain. Une autre économie de l’existence: autres biens échangés, autres profits, autre loi de croissance …

Philippe Chevallier

Jean Fautrier