I D’abord l’enfance. Puis l’adolescence. Et enfin on est grand …

En plaçant le stade éthique entre le stade esthétique et le stade religieux, à l’intérieur d’une topographie relativement sommaire des différentes configurations d’existence, les Stades sur le chemin de la vie (1845), et surtout le Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques (1846) ont accrédité l’idée qu’il n’y avait là qu’une étape intermédiaire, une salle d’attente aux décorations murales un peu désuètes et bourgeoises, quelque part entre la vie débridée du désir qui ne connaît que l’immédiat (l’esthétique) et l’engagement absolu qui ne connaît que l’éternel (le religieux). Si l’on reprend les textes publiés du vivant de Kierkegaard, on ne trouve en fait nulle part ailleurs que sous la plume de l’auteur pseudonyme du Post-scriptum, Johannes Climacus, un tel découpage, devenu pourtant l’incipit de tous les Kierkegaard sans peine: Il y a trois stades, esthétique, éthique, religieux … Pourtant les choses sont plus compliquées qu’une simple tripartition et les stades éthique et religieux sont étroitement liés.
Kierkegaard ne confond pas le monde éthique avec un corpus de prescriptions qui s’imposerait de l’extérieur et nivellerait les comportements. Que l’éthique, toute voie moyenne qu’elle soit -au sens où elle se refuse à mettre un homme absolument au-dessus des autres- demeure un sommet de l’existence, il suffît pour s’en convaincre de relire cet extrait des cahiers personnels, où Kierkegaard s’en prend à la morale des sophistes, réduisant la loi à n’être qu’une convention imposée par les plus forts:

La conception dégénérée qu’on a de l’éthique, qu’elle n’est qu’us et coutumes, qu’exigences de l’époque etc … est exprimée dans la vieille formule des sophistes: le bien et le mal ne sont pas de nature, mais d’après la loi, car par loi on entend ici le moment de la finitude, ce qui est us et coutumes et la règle dans la ville où l’on habitait, bref, l’idolâtrie grossière d’une majorité ou d’une opinion.

large_515959112Le monde éthique n’a rien à voir avec une telle idolâtrie, soucieuse uniquement des apparences ou des forces en présence. Ni mouvement d’opinion ni pure convention, il est au contraire la médiation qui permet à un individu de donner à sa vie une certaine forme, qui ait à la fois sa cohérence propre et soit reconnue à l’intérieur d’une société. Pour préciser les conditions d’une telle promotion de l’individu, il nous faut relire les deux lettres que l’éthicien Wilhelm adresse à son ami, jeune esthète un peu feu follet, dans L’Alternative (1843).
Personnage fictif né de l’imagination de Kierkegaard, Wilhelm se présente comme un fonctionnaire, assesseur près le tribunal, marié et père de famille, bien installé dans la vie de la cité. Que nous raconte-t-il, la tabatière à la main?

Que devenir véritablement un individu, c’est tout d’abord dépasser les données immédiates de la personnalité, non pas en s’inventant un autre moi, mais au contraire en se choisissant librement soi-même, avec toutes les données concrètes de l’existence qui nous sont échues. Mais pourquoi donc choisir ce que l’on est? Parce que ce que l’on est apparaît d’abord comme pure facticité. C’est ce que j’aurais pu ne pas être et qui, pourtant, m’est imposé: être né dans tel pays, dans telle famille, où l’on parle telle langue, etc … Mais être né également avec telle caractéristique physique ou psychologique qui va limiter le champ de mes possibilités ma vie durant. Voilà ce qui m’est donné, et voilà paradoxalement ce que je suis invité à choisir, en le faisant mien et en m’en déclarant pleinement responsable. Manière de dire enfin: Tout ceci, c’est moi. La liberté n’est plus alors une simple puissance d’indépendance, une irrésistible force centrifuge que la violence de la déchirure suffirait à attester, mais elle vient s’enrouler sur elle-même, reportant son désir sur ce qui semblait au départ la menacer au plus haut point et qu’elle voulait à tout prix quitter: elle-même en sa concrétude.

Comprendre ce choix, que Kierkegaard qualifie d’absolu, requiert de ne pas le penser en termes de succession temporelle (je suis ceci à l’instant t et je deviens autre chose à l’instant t + 1) ou de tautologie (je choisis ce que je suis déjà, donc en fait je ne choisis pas). Parce qu’il bouscule le principe de non-contradiction, ce mouvement premier de l’existence demande d’inventer une nouvelle logique. Sautant allègrement de la négation à l’affirmation, en grande sympathie avec Hegel, le texte de Wilhelm se révèle proprement vertigineux:
Le choix effectue ici à la fois les deux mouvements dialectiques: l’objet du choix n’est pas et devient par le choix; et cet objet est, sinon le choix ne serait pas possible. Si en effet la chose que j’ai choisie n’était pas, mais devenait absolument par le choix, je ne choisirais pas, je créerais; mais je ne me crée pas moi-même, je me choisis.
Se choisir n’est pas se créer soi-même à partir de rien. C’est bien choisir ce qui est déjà donné sous des déterminations concrètes (l’objet est), mais qui va se trouver transformé par le simple fait d’être choisi (l’objet du choix devient par le choix).
Or ce mouvement qui en apparence isole l’individu est en même temps celui qui le réconcilie avec la communauté humaine, et ceci en deux sens.

Honore DaumierTout d’abord, parce qu’il est en notre pouvoir à tous d’accomplir ce mouvement, indépendamment de notre personnalité et de notre force de caractère. Ensuite parce qu’en me choisissant, je ne choisis pas un moi abstrait, mais le moi éminemment concret que je suis, inscrit dans une histoire et un milieu qui lui donnent sa forme particulière. Je me choisis donc toujours en relation:

L’individu dont nous parlions découvre à présent que le soi-même qu’il choisit possède en lui une richesse infinie, dans la mesure où il a une histoire, une histoire dans laquelle il reconnaît son identité avec lui-même. Cette histoire est d’espèces différentes, car il s’y trouve en rapport avec d’autres individus de la famille et avec toute la famille; cette histoire contient quelque chose de douloureux, et, cependant, ce n’est que par elle qu’il est ce qu’il est. C’est pourquoi il faut avoir du courage pour se choisir soi-même; car au moment où il semble s’isoler il pénètre le plus dans la racine par laquelle il se rattache à l’ensemble. Cela l’inquiète et, cependant, il n’y a rien à faire; car lorsque la passion de la liberté s’est éveillée en lui -et elle s’est réveillée dans le choix, elle se présuppose dans le choix, alors il se choisit lui-même et lutte pour cette possession comme pour son salut, et c’est son salut. Il ne peut rien abandonner de tout cela, pas même le plus douloureux, le plus cruel. L’expression de cette lutte, de cette acquisition, est le repentir. Son repentir remonte dans le passé et a pour objet lui-même, la famille ...

Dans ce passage capital, Kierkegaard met l’accent sur la difficulté de la tâche et le courage requis. L’individu qui s’éveille à la liberté pourrait s’effrayer de ces multiples histoires, dans lesquelles il se trouve empêtré alors même qu’il se rêve sans attaches; histoires collectives ou personnelles, heureuses ou malheureuses, histoires de sa famille ou de son pays. Il pourrait se réfugier dans le déni ou le reniement. Mais c’est en rassemblant ces histoires en une seule, la mienne, qu’il reprend ses droits sur elles, droit de possession véritable.
D’où une deuxième conséquence importante: ce n’est qu’à l’issue du choix que la liberté se révèle pleinement libre. Au départ elle est bien entendue présupposée, sinon il n’y aurait pas de choix. Mais elle avance à tâtons, comme un somnambule, car une partie d’elle-même est encore confusément subie, prise dans les rets de la peur et de l’ignorance. La liberté n’est pas devant la contingence comme devant une chose extérieure et indifférente, mais elle est d’une certaine manière cette contingence en attente d’être choisie, c’est-à-dire pleinement investie.

Le choix est un pli de la contingence sur elle-même, qui produit ce qu’elle choisit -un moi- dans le même mouvement. Ce qui choisit n’a donc aucune préséance sur ce qu’il choisit puisque c’est le fait même de choisir qui le réveille définitivement et le rend enfin sujet de son existence. Même si nos choix se donnent toujours rendez-vous dans un futur proche, nous appellent par-delà les minutes ou les heures écoulées, la conscience n’en demeure pas moins une perpétuelle et capricieuse sortie de l’être -un être sans mémoire, qui ne retient rien du sens que je lui ai un jour donné.
Ce risque, Sartre ne l’élude pas mais le personnifie au contraire dans l’un de ses romans: c’est Mathieu, le jeune professeur de philosophie de L’Âge de raison (1945), transposition foutraque et profonde des thèses de L’Être et le Néant (1943) dans l’univers romanesque.
Mathieu est libre, d’une liberté qui n’est pas factuelle mais voulue. Car il ne suffit pas d’être libre, encore faut-il avoir librement choisi d’être libre. Je serai libre: tel était le pari de Mathieu enfant. Ce pari, il l’a tenu, réussissant à vivre sans attache, sans avoir à répondre d’aucune détermination familiale, sociale ou professionnelle: il n’est ni le frère ni l’ami d’Untel, ni l’amant d’Unetelle, car il est la négation même de toute définition, le refus de toute adhésion qui ne serait pas constamment l’objet d’une nouvelle élection de sa part. Mais peu à peu, la liberté de Mathieu se révèle une glu, figeant le moindre de ses pas, le moindre de ses gestes dans la peur de trop s’investir, d’être piégé à son insu, consacrant l’inertie d’une posture des plus bourgeoises finalement, qui n’a plus pour elle que la lucidité.

Ma liberté c’est un mythe … Un néant, le rêve orgueilleux et sinistre de n’être rien, d’être toujours autre chose que ce que je suis.

large_5159512Cette qualification du choix comme relation et non comme solitude trouve alors son expression dans ce que Wilhelm nomme le repentir. Ce terme désigne le mouvement par lequel, en pleine conscience de ma responsabilité, j’endosse cette histoire et ce milieu qui me précèdent et dont je suis issu -erreurs, injustices, faux pas, faux-semblants, haines ancestrales. Avant ce choix absolu, je peux toujours prétendre que mes erreurs actuelles sont la conséquence de mon milieu familial, ma mauvaise éducation, mon environnement social délétère -ce qui est certainement en partie vrai, mais n’honore pas suffisamment les puissances propres à l’individu. Par ce choix au contraire, je reconnais que ma vie n’est pas un simple produit -comme l’eau produit le plancton. Mais je fais plus encore: j’ajoute à mon âge réel une génération, celle de mes parents- et sans doute plus d’une encore. Wilhelm invite le repentir à remonter le temps.

Rien d’étonnant à ce que des voix contemporaines fassent écho à cette requête, désavouant du même coup l’autre position, celle du Mathieu de Sartre, le héros de L’Âge de raison, qui ne voulait rien porter d’autre que le poids de ses propres décisions. Tout près de nous, il faut entendre Dominique Fernandez écrire au sujet de son père Ramon, collaborateur, membre du parti fasciste de Jacques Doriot: Je suis né de ce traître, il m’a légué son nom, son œuvre, sa honte, je suis son héritier. Il ne s’agit pas seulement ici de legs au sens légal du terme, encore moins d’une simple reconnaissance de filiation biologique, il s’agit de sortir de la confusion des souvenirs -entre un père qu’on lui a interdit d’aimer et un père dans lequel il se regarde mystérieusement comme dans un miroir- pour se retrouver à nouveau devant lui. En apparence, il n’y a rien d’autre dans Ramon que la volonté légitime de comprendre, sans le condamner hâtivement, un passé que le romancier a à peine vécu. Mais au fil des pages, Fernandez fait toujours plus corps avec son sujet, avec son père. Ce n’est pas un cerveau qui enquête, c’est une main qui sursaute à chaque découverte, tremble devant chaque nouveau document. Après six cents pages, le difficile équilibre du livre vient à se rompre et le fils prend soudain la place de son père pour prononcer, à la première personne du singulier, un plaidoyer imaginaire: J’accepte le verdict prononcé contre moi. Mais je proteste contre l’indulgence accordée à d’autres. Émouvante substitution qui change brusquement la nature de l’ouvrage. À sa manière, Ramon donne toute son actualité philosophique à un thème kierkegaardien regardé auparavant comme une anecdote névrotique: le repentir.

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Tous les pères sont-ils fautifs? Évidemment. Ils ne correspondent jamais à l’image qui a pourtant fait d’eux ce qu’ils sont, les distinguant de simples éducateurs, amis ou aînés. La révélation de la faute du père, c’est, tôt ou tard, la chute de l’idéal -vérité ici anthropologique et non pas religieuse.
Mais pourquoi me repentir de ce qui excède mes actes personnel? Parce que je suis toujours déjà engagé dans l’existence, avant même de m’être véritablement choisi. Le libre arbitre, répète à satiété Kierkegaard -et en cela il n’est pas un existentialiste de café- est une fiction, un non-sens pour la pensée.
Si je regarde les premières années confuses de ma vie, ces périodes de rage incertaine où j’avançais tête baissée avec aux pieds des chaussures payées par mes parents- je suis dans l’incapacité de reconnaître ma part de responsabilité dans ce qui, alors, m’était donné. Pour faire la part des choses, qui seule permettrait de porter un jugement sur ce qui m’échoit vraiment, il me faudrait remonter à mon premier acte libre. Or la liberté ne connaît pas de pur commencement: embarquée dans l’aventure d’une vie, elle se reconnaît comme ayant toujours déjà posé des choix.
Chercher le premier acte libre reviendrait à peu près à chercher dans le temps l’origine du temps.

honoredaumier_motherCertes, dans Le Concept d’angoisse, la question de départ est religieuse, puisqu’il s’agit de réfléchir à l’entrée du péché dans l’histoire humaine en général et dans l’histoire de chaque homme en particulier. Mais, dans la perspective chrétienne du péché originel, réfléchir au premier péché, c’est bien réfléchir au premier acte libre, c’est décrire l’éveil de la liberté et les premiers sentiments qu’elle suscite en l’homme. A ce titre, la réflexion de Kierkegaard peut éclairer notre problème. Que nous dit Le Concept d’angoisse? Qu’en tentant d’approcher de la sorte du commencement, la psychologie parvient à un seuil problématique qu’elle peul d’autant moins franchir qu’il n’y a au-delà qu’un incompréhensible néant, un trou d’être- comme la coupure de courant dans les romans policiers, qui ne dure que quelques secondes mais durant laquelle tout se passe.
Le premier pas de l’individu dans l’existence se révèle en effet être un faux pas, un ratage ou encore, avec toute la connotation religieuse du terme, une chute. Si nulle explication ne peut en être donnée, puisqu’il y a un saut, irréductible à toute relation de causalité, quelques déterminations peuvent éclairer cette chute.
Avant que la liberté ne se pose elle-même par un acte, elle n’est pas encore libre, car elle n’a aucune connaissance de ce qu’elle pourrait faire avant de le faire. Elle ne s’éprouve alors que sous la forme d’une pure possibilité de pouvoir, dans un rapport un peu flottant, doux et inquiétant, à elle-même. Elle est à la fois innocence et angoisse, innocence donc angoisse, comme peut l’être l’enfance. Ce qui va donner à la liberté la conscience d’elle-même comme possibilité déterminée de faire ceci ou cela, c’est paradoxalement son échec. La possibilité de pouvoir, dilatée aux dimensions d’un rêve aussi enivrant qu’inquiétant, vient soudain se contracter en un choix, et ce premier choix est une négation. Comme si la première parole vraiment libre ne pou¬vait être autre qu’un non rageur. Comme s’il n’y avait pas d’autre issue pour s’affirmer indépendant que de s’affirmer contre- c’est le coup de pied ou le repli sur soi. Ma liberté a d’abord besoin de se perdre, de tomber au fond d’un trou pour se découvrir elle-même comme celle qui a sauté dans le vide. Quand enfin elle se relève, elle se découvre blessée.
La dramatique de la liberté semble rythmée par les différents âges de la vie: l’enfance, comme liberté indéterminée qui ne se connaît pas encore elle-même; l’adolescence, comme liberté qui cherche désespérément à se libérer d’elle-même au risque de l’automutilation: ne pas être soi, ne pas être ce corps-ci, cette famille-ci, avec ce père-ci; l’âge adulte enfin, comme liberté qui se retrouve elle-même, dans sa concrétude. Ce retour à soi est la condition même pour pouvoir commencer à parler d’éthique et de vie sous la catégorie du général.

daumier-the-connoisseurJoseph Losey, Dom Juan

Honoré Daumier

A suivre …