Je vous parle de quand la foire de Beaucaire était dans sa splendeur, de quand la première tartane qui arrivait gagnait la prime du mouton, dont la peau était pendue par les mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je vous parle de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui se vendaient à Beaucaire; du temps où les charretiers, vous ne vous en souvenez pas, vous autres qui êtes jeunes!, les rouliers, les voituriers, qui barraient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres, faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille!
Ah! Il fallait les voir vers le Pont de Bonpas ou à la Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large, ces files de charrettes chargées, de carrioles bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris, charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues, les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda, et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!
Van Gogh, Les Arènes
Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s’y faisaient traînasser, pendant que criaient les autres: Derrière, derrière, charretier! De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le dîner, pour le souper ou le coucher, une auberge célèbre avec sa belle hôtesse au visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminée où la broche tournait des porcs entiers sur les landiers, avec sa porte large ouverte, avec ses écuries vastes comme des églises, où deux rangées de crèches allaient se prolongeant et où sur la muraille était collée l’image coloriée de saint Éloi.
Ces cabarets s’appelaient: la Graille, Saint-Martin, le Lion d’Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la Belle-Hôtesse, le Grand-Logis, le Pélican, que sais-je, moi? Et il se parlait d’eux à cent lieues à l’entour!
De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin pouvaient réparer les roues, des forgerons mâchurés qui pour enseigne avaient un fer à cheval, de petits boutiquiers qui derrière leurs vitres, exposaient des paquets de cordelette à fouet ainsi que des chapeaux de pipe; et des buvettes qui avaient devant leur porte un treillage blanchi par la poussière du chemin -où venaient les charretiers siroter pour un sou leur goutte d’eau-de-vie.
Tanguant du dos, réglant leur pas sur le cahot des attelages, et saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers marchaient arrogamment une main à la rêne et de l’autre le fouet, avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore, la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantôt criant: Hue! tantôt criant: Dia! tantôt criant: Hurhaur! Et quand la route était luisante et que le voyage allait bien et que les roues claquaient aux boîtes des moyeux, ils chantaient, au pas des bêtes et au tintement des grelots, la chanson des rouliers:
Un roulier qui est bien monté
Doit avoir des roues
De six pouces,
Ça, c’est à la mode!
Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien: d’Arles à Lyon, sept livres par quintal … Franc d’accident, un charretier avec sa couple pouvait gagner sans peine son louis par jour. Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers étaient glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les gaillardes bêtes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de file, tout cela était garni de houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, harnaché à faire plaisir. Les muselières avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons, avec de grandes pennes, tenaient en l’air la longe dans des anneaux de verre bleu; la laine des housses moutonnait sur le dos des bêtes; les couvertures brodées avaient des émouchettes; les surdos, les ventrières, les croupières, les harnais, tout était contrepointé, ajusté de main de maître. Comment n’auraient-ils pas chanté?
En arrivant à Lyon
Ils nous cherchent noise
Et nous font passer dessus
Le pont à bascule
De Marseille à Lyon, les charretiers marchaient à la gauche de leurs bêtes, ou, pour parler comme eux, à dia et de la main, parce qu’en ce temps-là la longe de la rêne se tenait du côté gauche. Ils nommaient hors la main l’autre côté de l’attelage. Mais l’usage de Provence ne dépassait pas Lyon. A Lyon le climat, le parler, tout changeait.
Van Gogh, mélancolie de la campagne
Il fallait donc changer de main et tenir la rêne à la droite. Ensuite la pluie venait, la laide pluie continuelle, avec sa fange et ses ornières, où il fallait cartayer, si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employés des bascules qui vous cherchaient querelle en parlant franchimand …
Alors en vouliez-vous des mauvaises paroles, des Tonnerres, des Sacré Dieu! Ils juraient, reniaient comme des charretiers: Hue, Mouret! Hue, Robin! Hue, charogne! Aïe donc, vieille rosse! Ah! Monstre de brigand, la charrette est embourbée … Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on doublait l’attelage, on triplait; et l’épaule à la roue, on dépêtrait la charrette …
Nous voici à l’auberge. Au bruit des coups de fouet, l’hôtesse, la chambrière et le valet d’écurie la lanterne à la main sortaient à la rencontre des charretiers crottés. On rentrait l’équipage, les bêtes dételées, les mangeoires garnies, on s’en venait souper. Bénédiction de Dieu! Avec trente sous par tête, on faisait, sur les routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes sur la table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et quand ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la dernière goutte du verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c’était l’usage, pour abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine; puis ils s’attablaient de nouveau pour le rôti. Et vous ne vouliez pas qu’ils chantent!
Un verre de ratafia
Et le long de la route
La petite goutte!
Ils appelaient cela tuer le ver. Ayant battu la pierre à feu, ils allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli menton de la gaie chambrière, qui attendait l’étrenne sur la porte, donnaient un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef, en route!
Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la route n’était pas toujours commode. Sans compter les fondrières avec la boue jusqu’aux moyeux, les montées à toute force, les descentes à enrayures, sans compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes à moustaches qui épiaient la plaque des charretiers endormis et dressaient leurs verbaux, eh bien, des fois, pour épargner ou gagner du chemin, il fallait brûler l’étape, c’est-à-dire passer devant l’auberge sans manger. D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs mulets, se rencontraient sur la voie: Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux pas couper, capon? Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux! Alors de courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse; et il y avait sur la route des bagarres effroyables où, d’un coup de roulon, on vous décervelait un homme.
Pour la règle du train régnait pourtant un vieil usage qui était respecté de tous: le charretier dont le devant, la bête de devant, avait les quatre pieds blancs, à la montée comme à la descente, avait le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: Qui a les quatre pieds blancs peut passer partout.
Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient remiser à la Grand-Pinte, quartier si populaire, disait mon père-grand, qu’avec un coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent mille hommes:
En arrivant à Paris
Usances nouvelles
Ce ne sont que franchimands
Qui attellent à l’envers
Et font tout au beurre
Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu! c’est là qu’ils s’appliquaient à faire claquer le fouet: c’était un éclat répété, un vacarme, un cliquetis qui ressemblait à la foudre. Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains leurs oreilles qui cornaient, les Provençaux arrivent! Et marche, crains-tu que la terre te manque?
Il faut dire qu’en ce temps, pour le fouet, les routiers de Provence étaient les sans-pareils. Mange-chair de Tarascon, dans l’affaire d’une lieue, en faisant les coups quadruples, avait consommé quatre livres de mèche. Maître Imbert, de Beaucaire, rien que d’un coup de fouet, mouchait une chandelle sans l’éteindre! Clef-des-Cœurs, de Châteaurenard, débouchait une bouteille sans la jeter à terre, enfin Charlon, le gros Charlon de la Pierre-Plantade, d’un coup de mèche de son fouet, vous avait déferré un mulet des quatre pieds!
Bref, lorsque les rouliers avaient déchargé leurs voitures, serré le payement dans leur ceinturon de cuir, rechargé pour Marseille et fait une tournée dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux ce dernier couplet:
Moi qui suis si jolie
Moi qui te fais tant de bien
Tu ne me donnes donc rien?
Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt jours, vingt-deux, vingt-quatre, au bruit régulier des grelots, ils retournaient en Provence, pour venir triompher, le jour de la Saint-Éloi, à la Charrette de Verdure …
Batellerie sur le Rhône
Et alors au cabaret, en vouliez-vous des récits, avec des hâbleries et des mensonges gros comme le mont Ventoux! L’un, en voyageant de nuit, avait vu le falot du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s’était assis sur sa charrette, peut-être deux heures de chemin. Un autre, sur la route, avait trouvé une valise, qui pesait! Il devait y avoir dedans, pour le moins, cent mille francs … Mais un cavalier masqué était venu à bride abattue et l’avait réclamée au moment où notre homme la ramassait pour l’emporter. Un autre avait été arrêté à main armée: heureusement pour lui qu’il avait lié ses louis dans son catogan, et les voleurs à grandes barbes, avec des stylets et pistolets doubles, eurent beau visiter et fouiller le caisson, ils n’y trouvèrent que le flasque (bouteille clissée). Un autre avait couché au pays des Polacres, qui en naissant ne sont pas chrétiens.
Un autre …
Frédéric Mistral, Mémoires