2 De la violence dans la Bible

Quant au Coran, Mon Dieu, n’en parlons pas.

Le reproche fait à l’Ancien Testament se concentre sur un point: il a des visées terrestres, qu’il propose d’atteindre par des moyens terrestres. D’où une frustration de maint chrétien, qui cherche en vain l’espoir d’une vie éternelle et qui ne parvient pas à le trouver dans les Psaumes. La promesse y est celle d’une terre, d’une famille nombreuse, de la victoire sur les ennemis. Ce dernier point cause plus qu’une frustration, il scandalise. Guerres et exterminations entreprises sur l’ordre de Dieu, exécrations de l’ennemi, offenses dont le psalmiste prie Dieu qu’il vienne l’en venger. Nous retiendrons que, malgré cela, les demandes d’épuration du livre, plus instantes depuis que sa lecture est répandue, n’ont pas vraiment abouti …

Que dire face à ces réactions de rejet? D’abord admettre qu’elles sont compréhensibles. On ne s’étonnerait pas de trouver la violence dans des littératures lointaines, mais elle se montre ici dans un livre qui nous est donné de la part de Dieu. Il y a là une sorte de tentation, qui, comme toutes les tentations, doit nous faire progresser. D’abord en réflexion et en connaissance. Ensuite en ouverture à autrui.
La violence n’est pas le dernier mot de l’Ancien Testament. Au contraire, une des dernières phases de sa rédaction, l’écrit dit sacerdotal, voit dans l’absence de violence l’état premier de l’humanité, et aussi son état ultime, déjà annoncé par les prophètes: les nations renonceront à l’épée. Il faut savoir lire pour découvrir un itinéraire au cours duquel la violence ne peut pas être dépassée si elle ne se montre pas. Avant tout, elle ne peut pas être dépassée si elle se dissimule car cette dissimulation fait partie de son jeu. L’étonnant n’est pas la violence: quel peuple a jamais été non violent? Mais, dira-t-on, il y a des littératures religieuses non violentes. Le point capital est que, précisément, elles ne rendent pas nécessairement la vérité des peuples qui s’expriment ainsi.

La littérature bouddhiste ou confucianiste ne nous dit pas si les nations de ces religions sont moins violentes que les autres. Ici au contraire, le livre biblique donne la vérité d’un peuple tel qu’il était. L’étonnant est cette émergence, cette visibilité d’une violence dont la force principale est de se cacher. Ceci peut déjà éclairer.
Mais, nouvelle obscurité si c’est Dieu lui-même, le Dieu de la Bible, qui est violent. Je répondrai deux choses. D’abord qu’ici ce n’est pas la violence qui se cache mais l’inverse: Dieu ne se montre pas vraiment tel qu’il est, dans ces textes-là. Ensuite, que ce n’est pas seulement l’homme qui le voit ainsi, c’est Dieu lui-même qui a voulu prendre ce voile dans la mesure, certes mystérieuse, où il a voulu positivement s’accommoder au regard de l’homme. Il se voile mais ne se dérobe pas. Il voile sa nature pour que l’homme change aussi. Les Pères de l’Église disaient qu’il descend avec nous.
Cette tentation qui nous vient de la Bible nous est nécessaire aussi parce qu’elle nous fait progresser dans l’ouverture à autrui. Elle nous fait découvrir que l’accusation fonctionne toujours en miroir. Tout accusateur se décharge sur autrui de ce qu’il y a en lui-même. Les paroles de l’épître aux Romains s’appliquent ici: Tu es sans excuse, qui que tu sois, toi qui juges, car en jugeant autrui tu juges contre toi-même, puisque tu agis de même, toi qui juges (Rm 2, 1). Il ne s’agit pas seulement de chacun de nous, mais de la société chrétienne dans son ensemble. Combien de fois la chrétienté n’a-t-elle pas fait la guerre au nom de Dieu, cherché à répandre l’Évangile par la force, ou à le maintenir par la coercition!

C’est en prenant conscience de notre facilité à accuser que nous découvrons notre propre péché. Quand je parle d’accuser, cela vaut pour les accusations que nous portons sur ces moments de l’Ancien Testament, mais cela ne vaut pas moins pour les accusations que nous portons sur les moments où la chrétienté a versé plus de sang qu’Israël n’a jamais pu le faire. Cette chrétienté est notre arbre et cet arbre est greffé sur Israël, selon une image presque aussi forte que celle d’un rapport entre deux corps. Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés, déclara Jean-Paul II, le 13 avril 1986, dans la synagogue de Rome.

Frères aussi dans la difficulté de vivre la loi. J’en reviens ici à l’épître de Paul aux Romains, dont l’argument principal est que le salut se révèle quand il apparaît d’abord, non que tel ou tel est pécheur, mais que les hommes le sont tous ensemble. C’est sur cette base que le même saint Paul enseigne que ce qui était promis aux juifs est donné aussi aux gentils sans qu’ils deviennent juifs pour autant: accès au Père, filiation divine, mais ce qui est communiqué aux Nations reste promis aux juifs puisque les dons de Dieu sont sans repentance.

Nous vivons un temps d’une extrême urgence et d’une extrême promesse. Jamais dans l’histoire il n’a été possible à chacun des deux peuples de Dieu de faire une relecture aussi radicale de son histoire respective, relecture suscitée par une remise en question de leur existence aussi bien comme juifs que comme chrétiens, remise en question sans précédent. Les uns et les autres partagent ce que j’appelais au début, sur le mode mineur, un embarras. Le partage fraternel que vivent juifs et chrétiens est, s’il y en a un, celui de cet embarras. Auquel je donnerais un autre nom, celui d’un défi: J’ai mis aujourd’hui devant toi vie et bonheur, mort et malheur (Dt 30, 1). Il ne convient pas, du moins il ne me convient pas, de crier cela à la manière des prophètes. Dit à voix basse, le message a plus de chance de porter.

Paul Beauchamp, Procès de Jésus, procès des Juifs?

Andreï Tarkoski