1 Les Saintes Écritures

Le fait que l’Ancien Testament fasse toujours partie de la Bible chrétienne est la condition nécessaire pour que l’Ancien et le Nouveau Testament puissent dialoguer.
On pourrait imaginer une situation plus simple: les chrétiens auraient renoncé au livre juif. Plus simple, car étant séparés nous serions enfin en paix. Mais l’ablation de l’Ancien Testament, bien qu’elle ait été réclamée sur les frontières du christianisme, serait impraticable pour cette raison que le Nouveau Testament est saturé de textes et de pensées qui proviennent de l’Ancien: il s’appuie sur lui et allègue son témoignage.

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En fait, la relation des chrétiens par rapport à ce premier livre est tourmentée. Sans doute, il existe un enseignement constant: l’Ancien Testament est Écriture sainte. Mais l’Ancien Testament a pour centre la loi de Moïse et c’est par rapport à elle que les premiers chrétiens, puis l’Église dans son histoire, vont prendre position. Non dans ce qu’ils pensent de cette loi, mais dans ce qu’ils en font. Car l’Ancien Testament pose la question de la praxis comme fondamentale: c’est sa nature. Il en résulte dans le peuple chrétien des tâtonnements.

La problématique n’est pas celle d’un peuple juif en face d’un peuple chrétien: le premier peuple chrétien ne cesse pas d’être un peuple juif. Il faudra quelque temps, le temps qu’une différence soit bien lisible, pour qu’il soit nécessaire de donner un nom à ce groupe: des juifs pas comme les autres seront les premiers à être appelés chrétiens (Actes 11, 26). L’évangile de Matthieu semble poser un verrou en invitant les disciples à pratiquer tous les détails de la loi (Mt 5, 19), à faire ce que disent les scribes et les Pharisiens (23, 3). Mais Jésus y commente le décalogue sans dire un mot du sabbat, cite ce même décalogue avec la même omission dans sa réponse au jeune homme riche (Mt 19, 16-22) et finalement envoie les disciples baptiser toutes les nations.

Baptiser et non circoncire. À l’intérieur de l’Église, il y aura donc quelque temps une pratique et une non-pratique de la loi de Moïse, qui coexistent. Mais cette coexistence ne peut pas ne pas poser de problèmes: communauté de table, inter-mariages. On ne peut pas dire que le Nouveau Testament nous fasse spectateurs d’une solution … Cette sorte d’hésitation qui, à mon avis et sous des formes variées, va marquer l’Église pour toujours, a un aspect d’inconséquence. Jean Paul II en a donné une version positive en parlant d’un dialogue à l’intérieur de l’Église. Plutôt qu’à des débats entre chrétiens d’opinion différente, ce dialogue ressemble à celui qu’une personne entretient avec elle-même, à l’intérieur d’elle-même. Si l’Ancien Testament est accompli en Jésus, il est inaccompli dans l’Église.
… Ce qu’on a appelé le concile de Jérusalem rapporté par les Actes, présente un cas exemplaire. La première Église décide que les païens convertis ne seront pas contraints par la loi mosaïque, mais ne pourront pas consommer la chair avec le sang. On peut en conjecturer la raison: le précepte n’est pas de Moïse, qui légiférait pour les Juifs; il a été donné à Noé, qui est le père de toute l’humanité. Or cette contrainte paraît avoir été levée assez vite. La théorie de cette abrogation apparaît dans saint Thomas: ce qui garde valeur de loi dans l’Ancien Testament ne tient pas son autorité, pour les chrétiens, de l’Ancien Testament mais de la loi naturelle (Somme théologique, II q. 98). Le catéchisme du concile de Trente y reviendra: si le décalogue oblige, ce n’est pas parce que Moïse l’a promulgué au Sinaï, mais parce qu’il dit une loi universelle et naturelle, omnium animis ingenita, inscrite à l’intérieur de tout humain.

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Que dire alors du sabbat, qui est l’article central du décalogue? Le Catéchisme catholique de 1992 voit dans la mise à part d’une journée sur sept une conséquence du commandement d’adorer Dieu (§ 2176). Son intention est de mettre en relief jusqu’à la limite du possible le respect du décalogue par les chrétiens. Mais cet effort ne peut supprimer une divergence, qui atteint le décalogue en son centre. Il reste en effet que le précepte du dimanche n’a pas pour les chrétiens l’autorité, c’est-à-dire la modalité de droit, qu’a le précepte du sabbat pour les juifs, sans parler de la différence de contenu. On hésitait encore, au sujet tant de la manière que de l’obligation de pratiquer le sabbat, au temps de saint Augustin.

Il se manifeste une sorte d’ingéniosité dans la série des solutions de rechange apportées au problème du rapport des deux Testaments sous leur forme pratique. Les constitutions que projettent les premiers immigrants américains, avant leur fédération, et que cite Tocqueville, reprennent largement de nombreuses prescriptions de l’Ancien Testament, notamment du Deutéronome, livre écrit pour un peuple arrivant au terme d’un long Exode, ce qui était le cas des premiers émigrés –De la démocratie en Amérique, chap. II: Le code pénal établi par les législateurs du Connecticut en 1650 contient dix ou douze dispositions empruntées textuellement au Deutéronome, à l’Exode et au Lévitique. Ce cas nous apporte un éclairage: l’homme a besoin de lois. En particulier l’homo politicus, l’homme dans la cité. Or on ne voit pas où les premiers passagers du Mayflower auraient trouvé dans le Nouveau Testament des lois pour un État, l’enseignement de l’apôtre Paul étant seulement qu’il faut se conformer à celles qui existent déjà.
Cette sorte de vacance de la loi politique, de la loi pour une cité, constatée dans le Nouveau Testament, amènera plus d’une fois la société chrétienne, dans son histoire, à se retourner tant bien que mal vers l’Ancien pour se construire. Mais à chaque fois la solution est provisoire. L’institution du sacre des rois de France, reviviscence de la monarchie d’Israël, en est un exemple frappant. C’est ainsi que les révolutionnaires ont décapité les statues des rois qui se trouvent sur la façade de Notre-Dame, les prenant, dit-on, pour les rois capétiens, alors qu’il s’agissait des rois d’Israël. Mais n’était-ce pas les deux à la fois?

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La communauté juive, en partie déjà depuis l’exil, et ensuite depuis l’an 70, ne vit pas selon un statut politique autonome, selon les lois d’une cité qui serait la sienne. Ceci est vrai dans la diaspora et, jusqu’aux temps récents, dans la Terre sainte. Mais, à un regard plus attentif et critique, il appert que la loi mosaïque déjà se tient à une distance considérable de la loi d’une cité proprement dite. En tout cas, ce que nous trouvons dans la Bible de plus proche d’une cité apparaît sous le régime des rois, de David, Salomon et leurs successeurs. Or, à la différence de ce qui s’observe en Mésopotamie par exemple, aucune loi n’émane des rois d’Israël. Tout est ramené à Moïse, rabattu sur lui. Moïse est le voyant, sa loi est une vision autant qu’un impératif: en ce sens il est fondé d’entendre surtout dans le mot torah un enseignement.
Cette loi est largement, dans le sens positif du mot, une utopie.

Réécrite tardivement par des hommes qui se voyaient comme des contemporains de la voix même de Moïse, transmise d’âge en âge, elle passe, peut-on dire, par-dessus toute forme étatique. Ce n’est pas au Sinaï, de la bouche de Dieu, que Moïse apprend comment s’organiser pour gouverner le peuple: c’est de la bouche de son beau-père, qui n’est pas juif, Jéthro. Saint Jean de la Croix commente: Dieu, traitant si familièrement avec Moïse, ne lui avait jamais donné ce conseil utile que lui donne son beau-père Jéthro … C’était chose qui pouvait se comprendre par la raison. Dans ce grand massif, ce qui domine est la vision d’une forme antérieure au temple, la tente portable, forme qui est non seulement antérieure mais aussi postérieure au temple. La loi est chose sacerdotale. Jérémie le dit: Au prêtre la loi, au sage le conseil, au prophète la parole (Jr 18, 18).
La sagesse, la sagesse politique, n’est pas sinaïtique. Et le paradoxe va être qu’Israël vivra non seulement sans État mais aussi sans temple: Israël habitera le temple en habitant les mots qui le décrivent; la mishnah, qui commente tous les rites devenus impraticables faute de temple, ne perdra rien de son actualité, de son pouvoir de présence pour les sages d’hier et d’aujourd’hui.

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Les mots sont ce temple mobile, cette tente qui accompagne Israël partout où il va. Ils se chargent donc d’un sens toujours nouveau. Ainsi les préceptes concernant les sacrifices restent toujours actuels alors qu’aucun sang de victime n’est plus versé depuis presque deux mille ans. En bref, la Torah, dans son état et dans ses proportions définitifs, est comme faite exprès pour un peuple qui n’aura plus de roi, plus d’État.
Mais voici l’inattendu d’aujourd’hui quand, après deux mille ans, Israël se voit redevenir une cité avec une métropole, Jérusalem. La loi de Moïse était-elle faite pour qui doit gérer une armée, une police, une économie, une articulation sur la communauté internationale?
Quiconque se pose la question suivra les réponses qu’y donnent les gouvernements successifs d’Israël: le regard critique auquel on ne peut renoncer s’accompagne de respect et d’une conscience aiguë de la faiblesse humaine face à de tels défis, répartis sur tous les peuples de la terre.

… Beaucoup de chrétiens à travers l’histoire ont aimé le livre, qui n’aimaient pas le peuple. Ils aimaient la Bible juive sans les juifs. Vu du côté juif, la manière dont le livre était aimé a été souvent reçue comme un refus du peuple. Si le chrétien voit dans la scène de Mambré et l’apparition des trois êtres mystérieux une simple figuration à distance de la Trinité, le juif se sent exclu. Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, a senti cela comme un refus de l’autonomie du livre juif et donc de la consistance du peuple: il proteste qu’Abraham, au lieu d’être, est réduit à figurer: Nous nous méfions du théâtre. Comme si nos grands-parents, nos père et mère, nos sœurs et frères étaient affublés d’habits exotiques, parlaient une langue à accents inconnus. Jules Isaac, pour sa part, me paraît avoir été sensible au côté valorisant de la mystérieuse préfiguration du Nouveau Testament. Dans Jésus et Israël, Jules Isaac s’appuie sur Péguy (Mystère des Saints Innocents) qui voit l’histoire sainte comme une procession où Israël marche en tête: Et ainsi devant toute sœur chrétienne s’avance une sœur juive …

En fait, dans la théologie chrétienne, les personnes et événements de l’Ancien Testament sont appelés res, c’est-à-dire réalité subsistante ou existante, et cette res d’Abraham ou de David est ce qui participe déjà au Christ, et non seulement ce qui le représente. Cela suppose qu’on s’intéresse à cette res pour elle-même: le Christ nous conduit vers elle et non pas seulement elle vers lui.

Le signe qu’on s’intéresse vraiment aux patriarches ne peut pas être donné par la seule recherche historique: l’intérêt est véritable si l’on aime non seulement Abraham mais ses fils, ses sœurs et frères. Et c’est un fait qu’au moment où la critique prend place dans le rapport à la Bible, nous voyons apparaître dans les images qui représentent la Bible de vrais juifs. Au moins cette leçon nous est-elle donnée par le protestant Rembrandt: chez lui, Abraham, Tobie et autres, sont à ne pas s’y tromper les juifs qui habitaient près de chez lui à Amsterdam -notable innovation. Alors qu’au Moyen Âge si l’iconographie donne à Jésus le chapeau des juifs, c’est dans la scène d’Emmaüs, parce que les autres personnages n’ont pas encore reconnu que c’est lui. Aussitôt identifié, il perdra ce chapeau. Rembrandt innove et, comme c’est la fonction de l’artiste, annonce l’avenir.

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A suivre …