Aucune pensée ne peut se détacher du contexte historique et intime, des structures multiples, linguistiques et sociales dans lesquelles elle s’inscrit, principalement à son insu. Est-il encore possible de parler de vérité? Les sciences exactes sont confrontées à une difficulté analogue. Elles aussi, doivent renoncer à l’idéal du spectateur absolu et désintéressé. Le théorème de Pythagore reste valide mais l’espace d’Euclide n’est plus cet être parfait en son genre … que la pensée survole sans point de vue et qu’elle reporte tout entier sur trois axes rectangulaires. Qu’il soit ou non euclidien, il n’y a pas d’espace en soi ou absolu qui corresponde à la nature des choses, mais plutôt différentes métriques, qui permettent de calculer et d’intégrer plus ou moins adéquatement les paramètres physiques. Ce sont des outils pour une pensée déjà impliquée dans le monde.
La Physique moderne oblige les savants, et de façon spectaculaire, à renoncer à la position de kosmothéoros. C’était encore celle de Kepler et de Laplace. A présent, l’observateur est, en quelque sorte, dans l’équation elle-même. La science ne peut plus être une vue d’univers, (elle) n’est que la pratique méthodique qui permet de relier l’une à l’autre des vues qui sont toutes perspectives.
C’est donc la notion même de vérité qu’il faut réviser si l’on veut pouvoir rendre compte de sa situation totale.
Si l’histoire nous enveloppe tous, écrit Merleau-Ponty en 1951, c’est à nous de comprendre que ce que nous pouvons avoir de vérité ne s’obtient pas contre l’inhérence historique mais par elle. Superficiellement pensée, elle détruit toute vérité, pensée radicalement, elle fonde une nouvelle idée de la vérité.
Avec Le Visible et l’Invisible le chevauchement des deux ordres et les rapports de la nature et de l’esprit, de la chair et de la pensée ou de l’irréfléchi et de la réflexion, du sensible et du dicible viennent au centre des préoccupations.
Ainsi lorsque, s’opposant à l’attitude de la philosophie analytique anglo-saxonne, il écrit que c’est l’erreur des philosophie sémantiques de fermer le langage comme s’il ne parlait que de soi: il ne vit que du silence; tout ce que nous jetons aux autres a germé dans ce grand pays muet qui ne nous quitte pas. Ce n’est pas nous qui percevons, c’est la chose qui se perçoit là-bas. Ce n’est pas nous qui parlons, c’est la vérité qui se parle au fond de la parole.
Il ne s’agit pas ici de se prévaloir d’une Vérité supérieure. La philosophie ne saurait être une Gnose. Merleau-Ponty, contre Bergson en particulier, met en garde contre la tentation de l’intuition ou de la sur-science. Ce n’est pas à la philosophie d’établir les faits et d’expliquer les phénomènes ou de tester la valeur des théories. Elle doit assumer l’ensemble des acquisitions de la science qui sont le premier mot de la connaissance.
Ainsi: le système nerveux se montre comme une réplique du monde extérieur. Mais comment penser cette réplique? Ce n’est pas une copie. Le cerveau en effet participe à son organisation, différente selon les informations à organiser. Ce n’est donc pas non plus à partir de circuits préformés ou typiques, puisque le corps humain est capable d’une finesse d’adaptation et d’une souplesse qui y contredit. Aucun modèle cybernétique, aucune machine à penser ne possède de capacité à inventer ses propres montages ni ne peut utiliser ses erreurs pour s’adapter souplement à une situation, tenir compte de l’ensemble des données (station debout, mouvement, situation), inventer des nouveaux modes de synthèse du donné.
Nous ne sommes pas ce caillou, mais quand nous le voyons, il éveille des résonances dans notre appareil perceptif, notre perception s’apparaît comme venant de lui. Cette proximité ou promiscuité entre le dehors et le dedans, la chose et sa perception, fonde sa vérité. L’œil, la main, l’appareil perceptif, interroge et progresse et on ne sait jamais, de l’extérieur et de l’intérieur, qui commande, qui obéit, qui interroge, qui répond.
Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision: par elle nous touchons le soleil, les étoiles. Ceci ne serait qu’une curiosité poétique, un moment mystique si le rapport découvert à l’intérieur du système physiologique ne se retrouvait à l’intérieur du corps puis de la subjectivité.
Telle est l’ambition transcendantale du projet: penser l’esprit et sa dépendance, les idées et leur mouvement, l’entendement et la sensibilité. Pour approcher cet objectif, Merleau-Ponty commence par forger les termes de sur-réflexion et d’hyper-dialectique pour choisir enfin, plus sobrement, celui d’interrogation. La philosophie n’a plus la prétention à la maîtrise du sens, elle nous éveille à ce que l’existence du monde et la nôtre ont de problématique en soi.
Qu’un enfant perçoive avant de penser, qu’il commence à mettre ses rêves dans les choses, ses pensées dans les autres, formant avec eux comme un bloc de vie commune où les perspectives ne se distinguent pas encore, ces faits de genèse ne peuvent être ignorés par la philosophie … Notre expérience du vrai … est indistincte des tensions qui naissent entre les autres et nous et de leur résolution. Comme la chose, comme autrui, le vrai luit à travers une expérience émotionnelle et presque charnelle, où les idées -celles d’autrui et les nôtres- sont plutôt des traits de sa physionomie et de la nôtre et sont moins comprises qu’accueillies ou repoussées dans l’amour ou la haine.
C’est toujours un passé d’expériences qui porte notre réflexion. Ce sont toujours des personnes, des lectures, des horizons historiques qui soutiennent toute pensée. Il ne peut y avoir de pensée de survol. De sorte que ce rapport paradoxal où sortir de soi, c’est rentrer en soi et rentrer en soi, sortir de soi devient une loi fondamentale -celle de l’ouverture au monde.
Non seulement, la recherche de l’essence est sans cesse à reprendre, mais elle n’est pas séparable des expériences où les choses individuelles se proposent à nous et la font varier. Chaque homme rencontré est archétype et variante de l’humanité. Nous voulons dire que l’être charnel, comme être des profondeurs, à plusieurs feuillets et à plusieurs faces, être de latence et présentation d’une certaine absence est un prototype de l’Être dont notre corps est une variante remarquable.
Pointer son index pour désigner, se reconnaître dans un miroir sont des capacités qui distinguent l’espèce humaine de toutes les autres. Elles signalent une aptitude à symboliser et à passer de l’actuel au virtuel. C’est elle qui manque au malade S. dont l’expérience ne cesse d’avoir cette sorte d’évidence et de suffisance du réel qui étouffe toute interrogation, toute référence au possible, tout étonnement, toute improvisation et à l’inverse l’intention de parler ne peut se trouver que dans une expérience ouverte, elle apparaît comme l’ébullition dans un liquide, lorsque, dans l’épaisseur de l’être des zones de vide se constituent et se déplacent vers le dehors.
Ce vide opérant s’origine à présent dans la structure même de la chair, blessure inguérissable comme déhiscence de L’Être. Comme la fève n’apparaît que lorsque les deux bords du fruit qui l’enserraient se fendent et s’ouvrent, se déhiscent, tout aussi bien notre chair est cette identité sans superposition, cette différence sans contradiction, cet écart du dedans et du dehors qui constituent son secret natal.
Cependant, à l’opposé, il faut bien qu’il y ait un accès même indirect à l’universel et à la vérité, il faut bien que malgré la pluralité des civilisations et les complexes détours de l’action politique, il y ait une histoire et une communauté humaine, bref une capacité de commencer et de se relier à tous les autres. C’est ce que s’efforce de penser la notion d’institution. Si aucune conscience ne peut constituer quoi que ce soit, elle peut initier ou plutôt continuer un mouvement continué avant elle. Par exemple la nature et le naturel, notre caractère et nos dispositions, ce qui nous est le plus proche et toujours le plus obscur; immémorial, toujours déjà là et toujours neuf.
La nature est au premier jour. Elle n’est pas seulement l’objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C’est un objet d’où nous avons surgi, où nos préliminaires ont été peu à peu posés jusqu’à se nouer en une existence et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux.
Par exemple la vision, toute vision, renvoie à notre naissance. Elle suppose un passé d’expériences, une mémoire, un imaginaire mais aussi une agilité psychomotrice déjà possédée, mais elle commence toujours et recommence un travail d’exploration sans cesse inchoatif. Il y a une minute du monde qui passe et une relation étrange d’elle à nous. Il y a donc en elle une vision en acte, un sens perceptif en genèse ou une genèse de sens. Nous la faisons et elle nous fait. Elle garde à chaque fois quelque chose d’originaire. Elle rappelle un commencement.
Par exemple aussi bien l’instauration de la géométrie ou de la perspective, le conflit œdipien, une histoire d’amour que l’acquisition d’une langue, sont, et telle est la définition que l’auteur donne de l’institution, ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire -ou encore les événements qui déposent en moi un sens non pas à titre de survivance et de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir.
Ces événements qui ouvrent notre histoire et sans doute toute histoire sont structuraux, ils l’organisent et lui permettent de ce développer grâce au vide opérant qui les habite, au déséquilibre et à la vie qu’ils instaurent Ce qui caractérise l’Œdipe, c’est une contradiction fondamentale qui appelle des modes de médiation pour l’arbitrer sans le pouvoir jamais. De même, les Éléments d’Euclide instaurent une tension irréductible entre démonstration et évidence qui reste au cœur de toute recherche mathématique. Enfin, le rapport à l’origine inclut lui-même un dépassement qui est une forme de fidélité, une transcendance féconde qui la rend toujours proche et lointaine.
Si l’origine est vivante, il est impossible de revenir à ce qu’était, à l’origine, ce qui lui a donné naissance. Par le mouvement rétrograde du vrai, s’y inscrit ce qui en est issu. Nous ne pourrons plus jamais lire Platon ou Euclide tels qu’ils se sont peut-être lus, nous ne pourrons jamais revivre en lui-même tel épisode charnière de notre enfance, mais cette distance est constitutive. C’est un vide originaire. Nous vivons du mouvement qu’il entretient et, par une continuelle reprise, nous nous ouvrons un présent et un avenir.
L’origine est ce moment où l’arrangement contingent de cellules, de mots ou de circonstances fait surgir par rupture et décrochement un nouvel être, un sens inédit, un événement historique. Elle renvoie à la fois à ce qui l’a sourdement préparée et à ce qu’elle rend possible.
Lecture de Merleau par Franck Lelièvre
Martial Raysse