Un homme la servit. Voici l’histoire.
A Mauvezin était un forgeron. A l’âge où les enfants vont à la communale, le soir après l’école il apprit son métier à l’aîné de ses fils. Quand le garçon eut ses vingt ans:
– Bon vent, lui dit son père. Prends femme, ouvre ta forge et ne courbe jamais le dos devant personne.
Ils s’embrassèrent en hommes et le garçon s’en fut. Il avait son cœur à Montfort, chez une belle fille. Il l’épousa et s’établit dans ce village. Tous deux vécurent un an sans que rien dérange leur travail, leurs amours ni leur soupe du soir. Or, une nuit d’hiver, comme il quittait ses bottes, assis au bord du lit (sa femme était déjà enfouie sous l’édredon), il entendit dehors un galop de cheval, puis des coups rudement frappés contre sa porte. Il ouvrit la fenêtre. C’était un vieil ami de Mauvezin, où était sa maison de famille. L’homme lui dit, d’en bas, sans quitter sa monture:
–Forgeron, je t’apporte de mauvaises nouvelles. Ton père va mal. Si tu veux le voir vivant, tu n’as que le temps de partir.
– Attends, je me rhabille, cria, d’en haut, le forgeron. Entre donc un moment, sers-toi un bol de vin, la cruche est sur la table.
– Non, lui répondit l’autre. Ma Jeanne est seule à la maison, et elle a peur du vent.
Il tourna bride et s’en alla.
Ce forgeron n’était pas homme à s’embarrasser de jérémiades. Peut-être, se dit-il, puis-je guérir mon père. Le docteur de Montfort connaît de grands secrets. Il saura lui prescrire un remède efficace …
– Pas un mot, jeune ami, dit à son visiteur ce faiseur de miracles. Ton père a les orteils du pied droit dans la tombe. Si tu veux le sauver, il te faut dénicher un médicament rare: la queue d’un curé-loup, qu’il devra dévorer tout entière d’un coup, poils, peau, chair, osselets et vermine. Où trouver cette queue? A la messe des loups. Or, les loups seuls s’y rendent. Si tu veux y assister, je dois donc te changer en loup parmi les loups.
-Faites vite, docteur, répondit le jeune homme. Je suis prêt. Dieu me garde.
Il dit, et se sentit tomber dans un tourbillon rouge. Il se découvrit hurlant à la lune nouvelle, sur un rocher, dans la forêt déserte. Des confrères au poil dur le rejoignirent. Il courut avec eux la lande et les collines, égorgea quelques biches et quelques brebis grasses, dormit dans les broussailles, effraya des voyageurs sur des chemins crépusculaires, vécut douze jours l’existence d’un loup.
Au dernier jour de l’an, soudain, sous les grands arbres, il vit des loups partout, des maigres et des fiers, des sournois et des nobles, des vieux, des louveteaux et des louves enceintes, des nuées, des croisades de loups. Ils s’assemblèrent tous par des chemins secrets au cœur du bois dans un rond de clairière. A minuit un grand loup parut entre deux cierges où était un autel baigné de lune pâle. C’était le prêtre loup. Il était revêtu d’un surplis de dentelle. Il salua.
– Dominus vobiscum. Qui veut servir la messe?
Le jeune forgeron tendit son long museau. Il dit avant les autres:
-Moi, monsieur le curé!
Il fit l’enfant de chœur sans fautes, jusqu’au bout, servit le vin de messe, agita la clochette, alluma l’encensoir, balança la fumée sur les têtes penchées. Le curé dit enfin, en bénissant son peuple: Frères, bonsoir, et à l’année prochaine. Les loups s’en retournèrent comme ils étaient venus.
La forêt trembla longtemps sous leurs galops multipliés, puis la rumeur peu à peu s’apaisa, et ne restèrent dans la clairière que l’enfant de chœur et son curé-loup occupés à ranger ciboires et reliques. Quand ce fut fait:
– Garçon, aide-moi donc à ôter mon surplis.
– Volontiers, lui répondit l’autre.
Le curé-loup courba l’échine. Il fut troussé d’un coup de patte, perdit la queue d’un coup de dent, hurla au feu, dansa la gigue et prit la fuite en s’empêtrant dans son habit.
Le jeune forgeron se sentit emporté comme une feuille morte dans la bourrasque. Il ferma les yeux, les rouvrit et se retrouva cul par terre devant le docteur de Montfort. Il se palpa le front, les bras, le corps, les jambes. Il avait à nouveau son apparence d’homme. Il tenait fermement au travers de la bouche la queue du curé-loup.
– Tu as de belles moustaches, lui dit plaisamment le docteur. Ton père s’affaiblit d’heure en heure. Va vite.
Le jeune forgeron courut à Mauvezin. C’était le petit jour, les rues étaient désertes. Il trouva le mourant devant la cheminée où le feu, lui aussi, s’éteignait doucement. Il fourra la queue du curé-loup entre les dents de son père. Le vieux avala tout, poils, peau, chair, osselets et vermine. Quand ce fut fait il se leva, étira ses membres, bâilla, s’en fut ouvrir grands les volets et dit à son garçon:
-Alors, fils, quoi de neuf?
Ils déjeunèrent ensemble. Ils burent un peu trop et passèrent le jour à chanter haut et fort des rengaines paillardes.
Henri Gougaud, La Bible du Hibou
Le dernier loup, film chinois