Raconter est vieux comme le monde, ou plutôt, vieux comme l’homme. Voilà qui intrigue psychologues, anthropologues et linguistes, qui redécouvrent aujourd’hui le rôle capital de la narration dans la construction de l’identité.
Parler de soi est déjà dérouler un récit. Notre connaissance de l’univers et des autres est faite d’histoires racontées, que la mémoire stocke avec les images, les émotions qui y sont liées, et qu’elle réactive pour donner naissance à de nouveaux récits. Raconter est la forme la plus élémentaire de la communication, au sens où l’élémentaire n’est pas toujours le plus simple, mais l’originaire et le fondamental. Et que dire des contes populaires, mémoire millénaire et matricielle, qui véhicule les expériences fondatrices de l’humanité et exorcise ses peurs primitives (la pauvreté, la haine, le mal, la mort) …
La Bible est un monde d’histoires racontées. La redécouverte de la narration fait regarder d’un œil neuf cette profusion d’histoires, à commencer par les cinq récits qui ouvrent le Nouveau Testament. Quatre évangiles et les Actes. Pourquoi ce besoin insistant, chez les premiers chrétiens, de raconter Dieu? D’autres voies étaient possibles, qui ont aussi été empruntées. Paul de Tarse a brillamment illustré la voie du débat théologique: exposant les points décisifs de la doctrine, dans une explication qui prend souvent le tour d’une discussion serrée. Pour contrer des positions qu’il juge déviantes, Paul, dans ses épîtres, développe une théologie argumentative. Ce mode de communication de la foi est devenu la voie privilégiée des théologiens et la prédication dominicale en est l’héritage. L’Apocalypse illustre un autre choix: le voyant de Patmos n’argumente pas. Il déploie aux yeux du lecteur un monde haut en couleurs, peuplé d’êtres fantastiques, un monde où la vision prophétique fait tout voir en même temps: l’agir de Dieu et le devenir des hommes, le passé et le futur, la terre et le ciel. Cette théologie prophétique restera marginale en Église; enrobée de secret, elle voulait initier le lecteur au moteur caché de l’histoire.
Les évangélistes, eux, racontent. L’idée en soi n’était pas nouvelle. La Bible hébraïque, mémoire d’Israël, avait tracé le chemin. De la Genèse aux livres des Macchabées, l’Ancien Testament est une suite discontinue de récits, où s’infiltrent épisodiquement des formes littéraires discursives: sapientiales, juridiques ou poétiques. L’éclatant privilège octroyé aux récits dans la tradition biblique n’est assurément pas le fruit de coïncidences littéraires.
Le temps raconté, le récit, est un pont jeté par-dessus la brèche que la spéculation ne cesse de creuser entre le temps phénoménologique et le temps cosmique. Les récits cosmologisent le temps vécu et humanisent le temps cosmique … La pratique effective de la narration offre une réplique aux difficultés qui naissent des apories sur la nature du temps.
Paul Ricœur
Pour ce qui regarde l’Ancien Testament, on légitime ce choix majoritaire de la narration par le caractère décisif de l’histoire dans la foi d’Israël. Quelle que soit la traduction à retenir pour l’auto-nomination de Dieu en Exode 3,14 (Dieu dit à Moïse: je suis qui je serai) la formule indique à coup sûr une narrativité de Dieu. Dieu n’est pas définissable, verrouillable pour ainsi dire dans un nom ou un concept, mais il advient dans l’histoire; et le récit, que gouverne la dimension de temporalité, s’offre dès lors comme le vecteur privilégié de la communication théologique. Dieu devient ce qu’il devient, sans qu’on puisse prédire son devenir ou le comprendre. Mais on peut le raconter car il est historique et énarrable … On ne dit Dieu qu’en le racontant, qu’en faisant une histoire ou l’histoire. La narration est appropriée à un Dieu qui s’investit dans l’histoire. Il faudrait en finir avec cette idée que le récit appartiendrait aux naïfs, ou pour le moins aux simples, tandis que l’intelligence parade sur la voie royale de l’argumentatif. Israël a vécu de se raconter son histoire, où Dieu se mêle infiniment aux siens. La foi s’énonce en racontant: Mon père était un Araméen errant … (Dt 26,5). Au commencement de la foi juive n’est pas la Loi, mais le récit.
Pour les premiers chrétiens, raconter Jésus n’est pas allé de soi. Les communautés pauliniennes, créées entre 40 et 60, ne possédaient pas d’évangiles écrits, et les plus anciennes formulations chrétiennes ont été des confessions de foi plutôt que des récits développés. Pour évaluer de quel besoin sont nés les évangiles, demandons-nous: quelles sont les potentialités du récit en tant que mode de communication? La meilleure façon de décrire le pouvoir du récit est encore de raconter une histoire! On se transmet, au sein du mouvement de spiritualité juive qu’est le hassidisme, l’histoire suivante, qui commence avec Rabbi Israël ben Eliezer, dit le Baal-shem, fondateur du hassidisme:
Quand le Baal-shem devait régler une affaire difficile au profit d’autres créatures, il se rendait à un lieu précis dans la forêt, il allumait un feu, et, plongé dans une méditation mystique, il disait des prières. Et tout se passait comme il l’avait espéré. Quand, une génération plus tard, le Maggid de Meseritz se trouvait dans la même difficulté, il se rendait au même endroit dans la forêt et disait: Nous ne pouvons plus faire de feu, mais nous pouvons dire les prières. Et tout se passait comme il l’avait espéré. Encore une génération plus tard, le rabbi Moshe Leib de Sassow voulut faire un prodige semblable. Il alla lui aussi dans la forêt et dit: Nous ne pouvons plus faire de feu, et nous ne savons plus les méditations secrètes qui donnaient vie aux prières, mais nous connaissons l’endroit dans la forêt où cela se passe. Cela doit suffire. Et en effet cela suffit. Lorsqu’à nouveau une génération plus tard le rabbi Israël de Rischin eut à faire un acte semblable, il s’assit dans son château sur son siège doré, et il dit: Nous ne pouvons plus faire de feu, nous ne pouvons plus dire de prières, nous ne connaissons même plus l’endroit où il faudrait le faire. Mais nous pouvons en raconter l’histoire. Et son histoire eut le même effet que les actes des autres.
La chute de l’histoire fait voir excellemment ce qui sous-tend le récit: raconter procède d’une perte. Il y a coupure avec l’événement initial, dont le récit atteste l’absence. Raconter présuppose une distance. Simultanément, mais le paradoxe n’est qu’apparent, l’événement raconté se taille un espace dans le présent, et le narrer est d’une certaine manière réactiver sa présence. Le récit participe donc à la fois d’une absence et d’une présence. Ce paradoxe est à creuser.