2 Adossée à l’absence, et sans l’enjamber, la narration pro­pose un mode original de participation à l’événement raconté …

Que raconte le récit? Le récit met en avant une histoire qui n’est pas celle du lecteur, une histoire qui le précède et qui vient à lui dans l’instant de l’énonciation ou de la lecture. Raconter génère un effet de distance. Le récit-évangile porte au langage l’histoire de Jésus et de ses compagnons de vie; son histoire n’est a priori pas celle du lecteur, ni celle de son temps; elle est antérieure et autre. Cette priorité historique du récit a une valeur théologique: le récit-évangile pose l’histoire de Jésus comme une histoire ancrée dans le temps et l’espace, la Palestine des années 30;cette histoire nous précède et nous surplombe.

Son altérité préserve l’extériorité de l’histoire de Jésus, face à la tentative de construire un accès immédiat au Christ de la foi. La fonction première du récit en régime chrétien me paraît être cette mise en avant d’un passé, cet interdit posé sur une saisie des événements en dehors de la médiation incontournable de l’histoire. Le Christ vient à nous dans un acte de remémoration, mais il vient dans une histoire qui s’offre à nous, sans se confondre avec la nôtre. Historiquement, la rédaction des quatre évangiles confirme ce point de vue. Ils sont nés tard, de 35 ans (Marc) à 60 ans (Jean) après la mort de Jésus. Les évangiles sont les enfants de l’absence. Ils naissent de la coupure avec l’événement. Leur écriture annonce que le temps passe, que la mémoire s’altère, que la fluidité de la tradition orale expose le souvenir de Jésus aux dérives doctrinales. Adossée à l’absence, et sans l’enjamber, la narration pro­pose un mode original de participation à l’événement raconté. L’évangile se présente comme une surface poreuse, où sans cesse, par le biais du réseau des personnages, le lecteur est happé au cœur même du drame qui se déroule. Les évangélistes, et d’abord Marc, le premier qui ait conçu une narration continue de la vie de Jésus, se sont situés dans le droit fil de la tradition narrative du peuple d’Israël.

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Le lecteur est confronté au projet de Jésus. L’évangile le rend présent à ses espérances, aux conflits qui se nouent, aux défis lancés, à l’émotion des hommes et des femmes qui croisent sa route. Il assiste à la lente fin d’un homme acculé, abandonné de tous et d’abord par les siens. Dieu ne risque pas, ici, de se muer en un principe désincarné ou de se figer en symbole. Dieu n’est pas le chiffre d’une spiritualité vaporeuse; il se dit dans l’épaisseur d’une destinée humaine, et le récit qui l’expose s’adresse chez le lecteur aussi bien à l’intellect qu’à l’affectivité. Le récit dit par excellence le Dieu incarné. Plus que l’argumentation ou la vision prophétique, la narration, par sa nature même, est un langage d’incarnation.

Le procédé de transparence des personnages, notons-le, n’affecte pas la présentation de Jésus. Sinon à de rares exceptions, le lecteur ignore le vécu intérieur de Jésus. Rien d’étonnant après ce qui vient d’être dit. Le rôle imparti au lecteur est de réagir à l’appel de Jésus à le suivre, il n’est pas de prendre sa place. Par contre, le réseau des personnages tissé autour de lui le confronte au système de valeurs construit par le texte. Ce faisant, l’évangile est donateur d’identité plutôt que de consignes éthiques. Il fait circuler des valeurs, mais ne dicte pas de loi, parce que le récit historique tient du particulier et non du général, et qu’il livre la particularité d’une histoire. Le discours prétend transcender l’histoire en statuant ce qui est valable pour tous et partout; il s’inscrit dans le registre de l’universel. Le récit, lui, vit du temps et renvoie au temps. Il dit une histoire tissée de contingences. Il offre au lecteur une identité plutôt qu’une conduite, identité qu’il devra en retour investir dans une histoire, la sienne, faite de multiples et irréductibles particularités. Il peut être dit du récit ce que Paul Klee disait de l’art: l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Identiquement, le récit n’illustre pas mais entraîne dans le mouvement de l’Évangile, qui est celui d’une vie en mutation.

Le concept de temps narratif se fonde sur la dissociation nécessaire entre le temps de l’histoire (fixé par le calendrier) et le temps du récit; celui-ci résulte de la décision de l’auteur, qui assigne aux événements un ordre, une durée et une fréquence. Ainsi le texte met-il en avant sa propre configuration du temps, un faux temps qui vaut pour un vrai (G. Genette), et que le discours du texte propose à l’acquiescement du lecteur. Par exemple, la place accordée par les évangiles à la semaine de la Passion est impressionnante (Mc 11-15 ; Jn 13-19), quand on songe que le ministère de Jésus est calculé sur une année (Mc) ou deux-trois ans (Jn). Le récit peut ainsi contracter le temps ou l’allonger démesurément.

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Mais la gestion narrative du temps ne se sert pas que de l’allongement ou de l’accélération au regard du temps de l’histoire; la fréquence (répétition d’un événement) et l’anachronie sont deux outils complémentaires à disposition du narrateur. On entend par anachronie (les concepts sont repris de Gérard Genette) la modification par le discours nar­ratif de la succession chronologique des événements, soit par rétrospection ou flash-back (analepse), soit par anticipation (prolepse). L’analepse évangélique classique est la référence à l’Ancien Testa­ment; la prolepse la plus connue est constituée par les annonces de la Passion. Ces catégories permettent de descendre dans les entrailles du récit, dont le propre est de camoufler ses opérations de montage, pour décrypter le temps accordé par le narrateur aux événements; ce temps est en effet symptomatique du rapport (valorisation ou dévaluation) qu’il entretient avec eux. Encore faut-il que l’on puisse reconstituer le temps historique, qui joue le rôle d’étalon, et ce n’est pas toujours possible.

Le fait que les écrits néotestamentaires aient été conçus pour être entendus plutôt que lus (lecture publique et non individuelle) ne change, sur le fond, rien à l’analyse. La critique narratologique des évangiles s’outille de concepts éla­borés par les théoriciens de la narrativité, et au premier rang Paul Ricœur et Gérard Genette. Elle a été conduite initialement par des exégètes américains. La prise en compte de la dimension narrative des textes, bibliques ou non, est désormais incontournable. En francophonie, le Réseau de recherche en narratologie et Bible (RRENAB) fédère depuis l’an 2000 les travaux des biblistes.

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David Aune a proposé de considérer l’architecture de l’évangile de Marc sur le modèle d’une tragédie grecque. Après l’exposition (1,1-13) vient la phase de complication (1,14-8,21): l’annonce de la proximité du Règne, concrétisée dans la pratique thérapeutique de Jésus, rencontre l’accueil favorable des foules galiléennes, mais déclenche en contrepartie l’hostilité croissante des leaders religieux. Troisième phase. (8,22-10,52): la crise, cadencée par les trois annonces de la Passion (8,31 ; 9,31; 10,33-34), que suit à chaque fois le signalement de l’incompréhension des disciples. Puis vient la chute (Mc 11-13), où culmine le conflit entre Jésus et les autorités, et la catastrophe (14,115,39), qui est l’arrestation, le procès et la mise à mort; le dénouement est assuré par la découverte du tombeau ouvert (15,40-16,8).

A suivre …