La question n’est pas posée à propos de la documentation à disposition des évangélistes: elle se composait de collections écrites de paroles constituées par les communautés, et pour une autre part de la tradition orale, on le sait depuis longtemps. La question vise la structure du texte: d’où vient ce genre littéraire qu’on appelle l’évangile? Les rédacteurs se sont-ils calqués sur un modèle existant, ou ont-ils créé le genre?
Les chercheurs ont longtemps pensé, et soutiennent encore pour certains, que l’évangile est un genre littéraire sans pareil dans l’Antiquité, puisqu’il n’est ni une biographie, ni un livre d’histoire, ni une confession de foi, mais qu’il émarge simultanément à ces trois genres. L’évangile n’est pas une biographie, car il se désintéresse des facteurs typiquement biographiques que sont l’éducation de Jésus, son apparence physique, sa personnalité, ses motivations et son évolution psychologique. Il n’est pas un livre d’histoire, dans la mesure où il ne songe pas à replacer l’activité de Jésus dans le cadre sociopolitique de son temps. Enfin, la lecture croyante de la vie de Jésus ne fait pas des évangiles une confession de foi.
Devant ces impasses successives, on a retenu l’hypothèse d’une origine non littéraire de l’évangile, soit en y voyant l’amplification du kérygme oral de la première chrétienté, soit en attribuant à ces livres une origine liturgique: ils auraient été conçus comme un lectionnaire cultuel, destiné à remplacer dans le culte chrétien le cycle des lectures de la Torah et des prophètes. Ainsi le culte serait-il le premier lieu de récitation de l’évangile, et les césures du récit répondraient-elles à des conventions liturgiques. Le plus ancien système de lecture sérielle de la Torah (lectio continua) parvenu à notre connaissance était pratiqué au moins depuis l’an 70, et en Palestine; il divisait le texte sacré en 154 divisions ou sedarim, réparties sur un cycle triennal. Mais cette hypothèse postule entre le culte synagogal et le culte chrétien un rapport plus étroit qu’il ne fut; par ailleurs, elle imagine pour la célébration chrétienne une lecture continue d’écrits, phénomène qui n’est pas attesté avec certitude au premier siècle.
La critique a repris à nouveaux frais le dossier de la littérature gréco-romaine au premier siècle. L’œuvre biographique dans l’Antiquité ne répond pas aux canons de la moderne biographie; en particulier, l’intérêt psychologique est peu présent, dans des cultures qui considèrent la personnalité comme un phénomène statique. La culture gréco-romaine a produit de nombreuses biographies. Les plus anciennes qui aient été préservées datent du 4e siècle avant J.-C.: Isocrate (Evagoras) et Xénophon (Agesilatis, les Dits mémorables de Socrate et L’éducation de Cyrus). Peu avant l’ère chrétienne ont paru quelques biographies du romain Cornelius Nepos. Le genre a fleuri à partir du premier siècle avec Plutarque, Suétone, Lucien, Diogène Laërce, Philostrate, Porphyre et Jamblique. Mais que visaient ces œuvres consacrées à un philosophe ou à la vie d’hommes politiques illustres? Pour les Grecs, l’histoire est une arène où des vertus transcendantes sont exemplifiées par le destin d’individus hors du commun; ces êtres exceptionnels sont mis en avant par le biographe, pour servir de modèles aux générations présentes et futures. Ainsi, l’historiographie gréco-romaine traite ceux qu’elle célèbre comme des paradigmes, des exemples de moralité, et non comme des individualités historiques. L’intérêt historique ainsi compris se marie donc dans ces œuvres avec la propagande morale ou religieuse. Xénophon magnifie Socrate, Philostrate érige en modèle l’éthique néo-pythagoricienne d’Apollonius (mais doute de ses capacités miraculeuses), Plutarque sélectionne les hommes politiques pour en faire soit des modèles de vertu, soit des contre-exemples. La distance qui sépare les évangiles de Marc, Matthieu et Jean des biographies antiques n’est donc pas si marquée, de même que les rapprochements entre l’œuvre de Luc et l’historiographie gréco-romaine sont nombreux.
David Aune considère les évangiles comme une sous-catégorie de la biographie gréco-romaine. Sous-catégorie n’est pas à comprendre au sens dépréciatif, mais comme une façon de préserver la singularité du genre évangélique tout en le situant dans une large mouvance littéraire du temps. L’usage de formes littéraires telles que le récit de miracle, la sentence, l’anecdote, l’enseignement itinérant, le discours d’adieu et l’histoire merveilleuse de la naissance se retrouvent de part et d’autre, sous la plume des évangélistes et sous la plume des biographes de l’Antiquité.
L’une des caractéristiques de la sous-catégorie évangile est le niveau populaire de ces écrits, qui tranche avec le vocabulaire et l’écriture élitaire des biographies. Ce trait correspond à la composition sociologique des communautés chrétiennes au premier siècle. Ce que montre avec éclat la narratologie, à tout le moins, c’est qu’à se vouloir littérature pour le peuple, les évangiles ont été conçus bien autrement qu’une littérature de kiosque.
Prêtres éthiopiens