Un décor romain et quelque chose de la Renaissance allemande; de l’intellectualisme allégorique et la délicatesse d’un sentiment vrai; une manière antiquisante et le ressenti d’un dessin rhénan; le contemporain associé au fabuleux. L’Orient enfin, celui des Rois Mages peints par les Flamands du XVéme siècle, voilà quelques-unes des étrangetés qui se mêlent dans cette singulière peinture.
Elle est l’œuvre d’Adam Elsheimer, peintre francfortois, devenu Romain d’habitudes et de goûts.
C’était une de ces natures élevées et modestes, d’une vie intérieure très riche, peu faites pour les prospérités vulgaires. Dans l’existence comme dans son tableau, il se tint à l’écart, il ne s’acharna pas à la conquête de la pomme d’or. Son partage, ce fut la tendresse, et l’amitié. On l’aima, on l’écouta beaucoup, son art fut senti, non pas de la foule des amateurs (sauf le Tobie qui eut grand succès), à une époque où retentissait le fracas de Caravage, avec intimité, avec prédilection, par la petite colonie passionnée des hommes du Nord qui vivaient à Rome au début du 17éme siècle et que l’on peut se représenter groupés autour de lui.
Il fut très pauvre, mettant un soin infini et consacrant beaucoup de temps à parfaire ses tableaux, grands comme la main et pleins d’inventions subtiles. Il finit par aller en prison à cause de ses dettes et mourut peu de temps après avoir été délivré par la générosité de Goudt, son graveur et son ami, en 1620.
C‘est en Italie et grâce à l’Italie que l’Europe s’est fait une communauté de culture esthétique. Les artistes étrangers y accourent, comme à une patrie idéale. Mais Rome surtout les attire, c’est à Rome qu’ils installent à demeure leurs colonies, unies par la même langue, les mêmes goûts, la même exaltation. C’est à Rome et conformément à son génie qu’ils veulent peindre, et non pas peindre seulement, mais vivre, sentir et penser.
Derrière les façades de l’immense ville sacerdotale, où les pèlerins affluent par milliers, au-delà de la muraille d’Aurélien, à l’intérieur de la muraille même, il y a les espaces déserts, les ruines, la solitude, le silence, et, plus loin encore, les profils sévères et doux de la Campagne. Une poésie nouvelle grandit peu à peu. Les étrangers amis de l’Italie ne se contentent pas de lui demander ses secrets, ils se répandent en elle, ils lui communiquent leurs propres dons, ils la révèlent à elle-même.
Nul plus qu’Elsheimer, de son temps, ne fut sensible à la beauté de la Campagne romaine. Ce fut proprement sa découverte, et il eut aussi le mérite de comprendre qu’aucun décor ne convenait mieux à l’évocation des grandes scènes de la légende ou de la vie religieuse. Il l’a dessinée avec une fidélité pleine de passion, il l’a peinte avec une divination du style qui lui est propre, mais vue à la loupe, et comme une curiosité d’optique. C’est elle qui entoure les petits personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament de ces formes si nobles et qui sont devenues si familières, mais qui étaient alors, en peinture, de la plus pénétrante nouveauté.
Il y a sans doute dans l’œuvre d’Elsheimer des pages d’un sentiment tout autre. Le paysage du Saint Paul à Malte a le caractère d’un décor de légende, machiné de plans divers, encadré de frondaisons et de rocailles, attestant la rudesse des convulsions naturelles dans les mouvements du sol. Celui de la Prédication de saint Jean s’enveloppe du mystère des hautes forêts du Nord, avec ses arbres déchirés en ramures et ses étranges cavités d’ombre. C’est qu’Elsheimer avait derrière lui l’un des plus étonnants chapitres de l’histoire du paysage, ces compositions fantastiques conçues par les Flamands à la suite de Patenier et d’Henri de Blés, vrai théâtre du songe et de la féerie, dont la structure et les éléments ne disparurent pas d’un seul coup.
Au milieu d’arènes dévastées par le déluge et prolongées dans le lointain par des pics bleuâtres, d’un ton d’émail, mêlés peu à peu à la profondeur des cieux, ces maîtres construisaient puissamment la tour de Babel.
Breughel, peu après son retour de Rome, s’emparait du Colisée, dont il retournait les anneaux pour faire d’un cône en creux un cône en hauteur, en respectant les arceaux, les vomitoires et les soutènements de cette formidable ossature. Contemporains d’Elsheimer, Valckenborch et Tobias Verhaecht devenaient à leur tour des constructeurs d’énormités impossibles, l’un avec une constance et une application qui ne se lassaient pas de renouveler ce sujet, l’autre avec une force farouche, un rude modelage du terrain, une inépuisable invention d’épisodes et de machines. Ce thème prend chez les graveurs de la Bible un développement étrange. Parfois on dirait qu’il s’inspire des pyramides à degrés de l’Assyrie, parfois même des monuments de l’Amérique précolombienne, dont les navigateurs et les conquérants ont pu faire connaître l’image.
Valckenborch
Ce n’est là qu’un point de cristallisation de cet univers imaginaire, dont d’autres aspects ne sont pas moins surprenants, mers portant des vaisseaux semblables à des nautiles, plaines crevassées que hérissent soudain des blocs erratiques, grands arbres centenaires fracassés par la foudre, et toujours ces cirques montagneux, souvenir transfiguré des Alpes, d’un ton aigu et translucide de pierre bleue.
Ainsi le paysage de Moïse et Jéthro, qui penche violemment d’un seul côté, peut être considéré comme la passe qui nous mène d’un monde à un autre. Par son rocher énorme, taillé à grands éclats, par le paradoxe de son inclinaison, par les minces cordons de feuilles qui tombent d’un tronc déchiqueté, comme les lianes singulières pendues aux sapins de Hirschvogel, il est ancien, il est médiéval; par la distribution des masses et de la lumière, il est moderne.
C’est la façade escarpée des Alpes sur la plaine lombarde, une Italie d’un dessin fortement écrit et presque sauvage, pleine de soleil, de jeunesse et de paix.
Des compositions de ce genre nous font penser qu’à côté des grandes pages vénitiennes où les derniers replis des Alpes Carniques épaissis de forêts, brillants d’eaux vives, combinent leurs mouvements avec les volumes réguliers des forteresses et des églises, l’art d’Elsheimer n’est pas étranger à la formation du paysage classique. Il a contribué à lui donner sa tonalité romaine et à l’associer à l’antique Latium. D’autres voyageurs avaient été séduits par les beaux aspects de la terre italienne, à la même époque qu’Elsheimer, les deux Bril par exemple, et surtout Paul, le mieux doué. Mais ce Flamand apportait avec lui toute son exubérance d’Anvers, dont il ne se défit qu’avec peine, peut-être sous l’influence d’Adam lui-même. La plupart de ses paysages sont généreux à en être touffus, hérissés d’accidents et de détails: l’Italie lui est un Éden, il la peint avec la profusion d’une terre trop riche et toute vierge. On devine à travers ses œuvres l’écrasante magnificence du paradis de Rubens. Le paysage d’Elsheimer est un ordre, et par là il est conforme au génie des lieux qui l’ont inspiré. Tout s’y dispose, et l’on pourrait presque dire tout s’y drape avec harmonie. Les mouvements en sont pareils, non aux tressaillements d’une bête, mais au songe d’un dieu endormi.
Tous les éléments s’y rassemblent, se pressent autour de l’homme comme une demeure pleine d’échos et chaude de souvenirs domestiques. Ces carrefours de forêts, ces vallons où le ciel se dédouble dans l’onde d’un lac solitaire, ces avenues qui se perdent dans le mystère des bois nous sont à la fois amicaux et lointains. Nous les reconnaissons et nous nous y reconnaissons. Rarement la mélancolie ou l’allégresse de la patrie perdue, désirée, retrouvée, d’un beau songe qui va fuir et qui se fixe enfin, s’est exprimée avec un ascendant plus subtil et plus fort.
Elles le sont d’autant plus que la lumière est étudiée pour la première fois avec prédilection, tantôt comme la magie d’une heure lyrique, tantôt comme un être capricieux et vivant. Elsheimer aime le commencement et la fin du jour, l’éclat d’un beau rayon qui sort d’un groupe de nuages et qui se dégrade avec une sonorité de plus en plus amortie sur des blocs de rochers et sur des murailles en ruine. Il aime les nuits transparentes, où l’on voit briller les feux des pâtres, et les personnages mystérieusement éclairés par des flammes mobiles. Ces fameux nocturnes ne sont qu’un aspect, le plus facile à saisir et le plus frappant, de la sensibilité du peintre aux jeux de la lumière: tantôt c’est le choix même du sujet qui en impose les séduisantes singularités, comme dans l’Incendie de Troie, ou le repas du soir, si humain, si hospitalier, du Philémon et Baucis; tantôt l’artiste plonge dans la nuit des épisodes qui ne la réclament pas, mais qui en deviennent plus poignants, comme il a fait pour plusieurs Fuites en Egypte, anxieuses, furtives, entourées de périls inconnus.
Mais, même lorsqu’il peint le jour, Elsheimer se souvient de la nuit. Sous les ombrages d’une forêt légendaire ou devant la colonnade d’un temple, des personnages en caftan dressent leur haute stature que le turban allonge encore. Ceux qui, groupés autour du foyer où se sèchent les naufragés, regardent saint Paul en train de présenter à la flamme le serpent qui se tord dans ses mains, ont une prestance héroïque. Ils sont peints avec la minutie des miniatures persanes, mais doués en plus de l’éclat, de la solidité, des richesses complexes de la peinture d’Occident. Elsheimer les a vus, sur les quais d’un port méditerranéen, parmi les trafiquants sur mer et les échappés de lazaret. Il y a des hommes en turban, de petits marchands de la rue assis derrière leur éventaire, dans ses croquis de Rome.
L’Italie n’est pas seulement à ses yeux l’admirable paysage de la latinité, c’est encore une rive où viennent aborder les hôtes d’un monde inconnu. L’homme du Nord, conduit en Italie par le prestige éternel de la terre fortunée, de l’âge d’or et du gai savoir, s’étonne d’y découvrir des seigneurs graves comme des prêtres, parés comme des femmes, avec lesquels il se compose une turquerie de conte et de vérité.
Il y a un pauvre miniaturiste allemand qui travaille toute la journée et qui s’en va rêver la nuit, au clair de lune. Il y a le dessinateur du Fils prodigue, qui annonce Rembrandt, non par la singularité de ses songes seulement, par son Orient, par sa Bible, par ses méditations sous la lampe, mais par sa manière même et par son écriture …
Depuis ces pages de Focillon, des Maîtres de l’Estampe, Elsheimer est mieux connu mais il reste essentiellement mystérieux.