Esperienza Italia : un corpo sociale che si lega fortemente un anello mancante …

Les régions se tournent le dos. Il suffit de traverser une route, un fleuve, un pont. L’huile remplace le beurre, les salamis sont assaisonnés différemment, la viande est coupée d’une autre façon, les animaux, le poisson et les légumes changent de nom et la salade d’assaisonnement. Quand des Italiens appartenant à des régions différentes se rencontrent à table, ils découvrent qu’ils ne savent pas reconnaître un découpage de viande, qu’ils ne connaissent pas le nom d’un légume, car il ne pousse pas chez eux, qu’ils n’ont pas un langage commun.

giorgioneGiorgione, la Sainte Famille sous les graminées

Si donner un nom aux animaux (je pense à la magnifique tapisserie des galeries de l’Accademia à Florence, à côté des Prisonniers inachevés de Michel-Ange) signifie prendre possession de la nature, les Italiens, en gastronomie, ne possèdent que ce qui est né et a grandi dans leur région. Un Napolitain au marché au poisson de Chioggia, un Milanais au marché du Campo dei Fiori de Rome, un Turinois au marché central de Florence doivent s’expliquer par gestes, comme des étrangers. Et après s’être nourri de ces animaux et de ces légumes exotiques, l’Italien aime revenir au grand ventre maternel de sa gastronomie régionale, aux saveurs qu’il connaît depuis l’enfance.
Ces saveurs sont presque toujours le résultat de longues habitudes et d’anciennes contraintes imposées par l’environnement. La Ligurie a peu de viande et doit manger des tourtes de légumes, des légumes farcis, des pizzas au fromage; et, bien entendu, du poisson frit dans l’huile d’olive. Ses habitants, rompus aux longs voyages en mer, aiment les nourritures à longue conservation: un caviar pauvre fait avec des œufs de thon (la botarega) et une salade composée de mie de pain, de mosciame (foie de dauphin fumé) d’oignons et d’olives.
Au Piémont, le bœuf, le veau et le porc forment ensemble un gigantesque pot-au-feu servi avec des sauces aigres-douces et piquantes. En Lombardie, la viande de bœuf et le riz sont abondants, mais l’huile d’olive n’existe pas. Le plat préféré est alors une côtelette à la milanaise, panée et frite dans le beurre ou le lard. Des anciens commerces lombards avec le Levant, survivent des épices ignorées du reste de l’Italie comme le safran avec lequel on assaisonne le risotto.
Plus à l’est, des collines de Bergame aux Préalpes de la Vénétie, on mange le peu de venaison que la terre peut encore offrir: des cailles, des grives, des becfigues, des tarins, des mésanges charbonnières, des rossignols, des alouettes, des pinsons. Sourds aux accusations de génocide qui viennent avec régularité de l’opinion publique allemande, scandinave et anglo-saxonne, les habitants les chassent effrontément avec le houx, les filets, les oiseaux d’appeau aveuglés, les appels, et ils les noient ensuite dans une sauce noire, repoussante et délicieuse, au sommet d’un monticule de polenta.

ecole_milanaise_vers_1600_sainte_marie_madeleine-20-1Ecole Milanaise, vers 1600, Marie-Madeleine juste avant de se repentir

En Vénétie la polenta est d’autant plus nécessaire et répandue que le paysage devient décharné et rocailleux en montant vers les Alpes, ou plat et marécageux en descendant vers le delta du Pô. Mais elle plaît aussi dans les zones plus fertiles des environs de Vérone, Vicence, Padoue, Trévise. Peu de plats sont à tel point synonymes de pauvreté et des maladies qui l’accompagnent, comme la pellagre qui décimait la campagne du Polésine et le delta du Pô jusqu’à la fin du siècle dernier; peu de plats sont, pour ceux qui les ont mangés depuis l’enfance, aussi chargés de souvenirs familiaux et régionaux. La polenta, malgré son goût pauvre et son aspect inélégant, résiste à la prospérité du second après-guerre et prouve que la gastronomie est avant tout affaire de cœur et de culture.
A Padoue, Mantoue, Venise, la polenta est paradoxalement mangée avec un poisson précieux, l’esturgeon, auquel les pêcheurs du delta consacrent, comme le vieil homme de Hemingway, des heures d’espoir et d’angoisse. A Venise, les péniches qui remontent le Canal Grande à l’aube et qui jettent l’ancre devant la pêcherie de Rialto, près de l’église San Giacometto, la plus ancienne de la ville, débarquent des poissons péchés dans l’Adriatique lesquels forment dans les lumières matinales un splendide tableau flamand. Ils finiront dans les restaurants de la ville, à côté d’une salade rouge striée de blanc, cultivée dans les campagnes de Vérone et de Trévise, le radicchio. Dans une époque récente mais combien lointaine, les hommes du Cadore descendaient à Venise portant de grands plateaux en bois où étaient disposés du raisin, des poires, des dattes et d’autres fruits recouverts d’un dur voile de sucre caramélisé qui en avait préservé le parfum et la saveur. Tandis que d’autres marchands, sur le pont de Rialto, vendaient des pignons, des graines de tournesol, des fèves et des baies savoureuses et douces dont le visiteur fasciné ne parvenait pas à comprendre le nom. Quelques mois plus tard, les vendeurs de fruits caramélisés revenaient de nouveau à Venise pour vendre des glaces délicieuses sous les portiques de la piazzetta.
Malgré sa côte adriatique, l’Emilie possède une gastronomie qui tourne le dos à la mer. Après avoir traversé les vallées de la région de Comacchio -où l’on mange l’anguille, un plat de transition, entre le poisson et la viande- le voyageur entre dans le royaume du porc (jambon, zampone, cote-chino, culatello) du bœuf et des pâtes farcies. Gouvernée par un cardinal-légat jusqu’en 1859, l’Emilie a conservé une cuisine curiale qui est associée aux moines gras et luisants de l’iconographie rabelaisienne et anticléricale. Sa gastronomie a des traditions qui sont scrupuleusement respectées. Les femmes se transmettent de mère en fille des recettes de cuisine secrètes comme des formules initiatiques et une cuillère en bois, symbole des vertus culinaires et du pouvoir domestique. Un réalisateur, Bernardo Bertolucci, décrit dans un film (La Stratégie de l’araignée) la religieuse attention avec laquelle est goûté un jambon des plus délicats, le culatello, dont il faut sonder, à l’aide de fins bâtonnets de bois, le progrès de la maturation. Et la fabrication du parmesan (qui s’appelle parmigiano-reggiano parce qu’il est produit dans la province de Parme et dans celle de Reggio Emilia) exige de longues attentions savantes.

vesuvioLa bouillabaisse des pécheurs, Naples, anonyme, vers 1800

La Toscane possède une cuisine noble et antique, à cheval entre la ville et la campagne. Ses habitants prétendent avoir enseigné à toutes les Cours d’Europe que les viandes -le bœuf, la venaison, le porc- ne méritaient pas d’être noircies sur une broche et ils rappellent avec orgueil que les délégués grecs au Concile de Florence, en 1493, appelèrent arista leur rôti de porc. Mais avec les steaks à la florentine (aussi bons que les T-bone steaks du quartier des abattoirs de Chicago) les Toscans aiment aussi une soupe paysanne appelée la ribollita, faite de pain et de légumes.
Alors que les Marches retrouvent dans leur cuisine le goût de la mer avec une excellente soupe de poissons (le brodetto), le Latium et les Abruzzes ont une gastronomie paysanne et pastorale. Imperméables aux goûts de la société cosmopolite qui a toujours habité leur ville, les Romains n’ont pas oublié que leurs principales sources de revenu ont été pendant longtemps les pâturages et les cultures de la campagna, que la villa Torlonia est la villa d’un berger capitaliste, et qu’il y a quarante ans au plus dans le piazzale Flaminio, à deux pas des jardins suspendus de la place du Peuple, passaient les brebis. Ils aiment le cochon de lait, le rôti de chevreau, les rouleaux de veau enrobés de jambon, la tripaille, le fromage de lait de buffle, les pâtes au guanciale (une sorte de poitrine fumée) avec du fromage de chèvre. Mais dans le ghetto, à côté du palais où Béatrice Cenci fournit à Stendhal le sujet d’une chronique italienne, survivent encore les plats de l’ancienne cuisine hébraïque tels que les artichauts à la juive, écrasés et frits à l’huile d’olive …

Quand on descend vers le sud, la gastronomie devient pauvre comme la terre. Chaque village et chaque ville ont leurs titres de gloire, mais ici l’art culinaire se voit obligé de composer des variations sur un même thème que le visiteur ne parvient pas toujours à apprécier. D’une province à l’autre, seules changent les sauces qui assaisonnent les pâtes: tomates, aubergines, ail et petits poivrons, fruits de mer, sardines et anchois. Mais en Calabre et surtout en Sicile, la richesse de certaines cultures (oranges, citrons, amandes, anis et noisettes) donne une gastronomie du dessert. On y mange des glaces, des sorbets, des grenadines, des cassate et des rouleaux à la crème, toujours très sucrés et bigarrés comme les produits de la pâtisserie turque et arabe avec laquelle ils ont d’anciens liens de sang.

Il ne serait pas exact d’affirmer que toute la cuisine italienne est provinciale et régionale. Il existe un plat que l’on mange sans distinction dans toutes les régions, la pasta, et un assaisonnement presque aussi répandu, le parmesan râpé. Mais les pâtes changent de forme, de nom, de sauce suivant les régions. Des maccheroni napolitains -provenant selon certains du grec macaria, source de béatitude -aux malfattini, feuilles de pâtes cisaillées et réduites aux dimensions d’un grain de riz, la farine pétrie avec de l’eau et parfois avec des œufs prend en Italie les formes les plus bizarres; spaghettis de tous les diamètres, papillons, coquillages, plumes, cheveux d’ange, animaux et lettres de l’alphabet pour les soupes des enfants, bucatini, lasagnes, tagliatelle, taglierini, maltagliati. Un chapitre à part pourrait être consacré aux pâtes farcies –ravioli, tortellini, agnolotti, cappelletti– pour lesquelles tous les cuisiniers possèdent une recette secrète. Et il faudrait consacrer un appendice aux pasticci et sformati dont certains ont éveillé l’imagination des écrivains comme celui, fumant et parfumé, qui accueille les vacanciers à Donnafugata, dans le Guépard de Tomaso di Lampedusa.

2112agrumes

Après la révolution, il suffira de passer d’une vallée à l’autre et de demander une bouteille de vin, sans regarder la carte, il n’y aura plus de carte, pour être émerveillé.

Sergio Romano, Italie, 1979, Le Seuil