Une Italie magique, nocturne et pleine d’enchantements …

Elle est l’œuvre de quelques audacieux poètes de l’art qui, mêlant leurs songes à la matière historique de leur temps, l’ont traitée en alchimistes, par une sorte de transmutation, créant des milieux nouveaux pour la vie de l’esprit.

Ainsi se présente à nous, dans la dynastie des fantasques et des rêveurs, Benedetto Castiglione Genovese, dit le Grecchetto, un de ces peintres connus surtout comme graveurs, un des auteurs de cette Italie romantique, né à Gênes en 1610, mort à Mantoue en 1670.

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Castiglione Genovese

Son siècle, son pays sont encore éclairés çà et là par les feux de berger d’Elsheimer. Mais l’Italie a vu l’éther lumineux du Parnasse s’épaissir d’ombres, les dieux faire place à de beaux bateleurs, l’ordre religieux de la pensée détruit par la machination du drame. En même temps elle est l’étonnant théâtre du caprice et de l’aventure, la terre promise des fantaisistes errants, charlatans, virtuoses, improvisateurs à la langue dorée, les marchands d’orviétan de l’Impruneta, les sbrigani de la Commedia dell’arte. Elle amuse Callot, Italien de Nancy; elle suscite ces beaux noms, nom de farce et nom d’opéra, Canta Gallina, Stefano Della Bella. Elle a sa rêverie orientale, ses songes d’exotisme, ses Prédications de saint Paul, peuplées de seigneurs des Indes et de courtiers levantins, ses Fuites en Egypte abritées par un palmier. Enfin elle a cette tare charmante d’aimer la poésie en peinture, elle sait par cœur l’Arioste et le Tasse, elle est folle de musique. Elle sait même se taire, détendre sa mimique, apaiser son jeu expressif, écouter, non pas un concert d’instruments ou une voix célèbre, mais un accent qui lui vient des profondeurs de l’âme, une tristesse sans raison, la mélancolie. Et si j’ajoute que jamais elle ne fut plus ouverte et plus accessible aux influences qui lui viennent du Nord, qu’elle fait accueil aux peintres du Rhin, des Flandres et de Hollande, qu’elle les aime, qu’elle accepte leur influence, qu’elle les imite, n’avons-nous pas là le tableau complet d’un romantisme?

L’éclectisme avait dépouillé la peinture: elle avait besoin d’une cure d’objectivité, elle réclamait un magnifique peintre de morceaux; de même, saturée d’élégantes combinaisons décoratives par d’habiles emprunteurs, elle avait besoin d’une dramaturgie, même réduite à l’optique du théâtre et aux artifices de la mise en scène; elle souffrait du manque de modèles énergiques, pris dans la rue, riches en musculatures avantageuses, garçons d’écurie et bouchers, tout un relief de matière vivante sur lequel pût se poser le relief de la matière picturale.

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Ottavio Leoni, Le Caravage, vers 1620

Alors paraît Caravage, comme plus tard Géricault, et pour les mêmes raisons. C’est un étonnant ouvrier peintre, et c’est un poète. Qu’il ait paru dépourvu de noblesse à ses adversaires et au grand Poussin, nous nous l’expliquons, mais il débordait de fougue. On n’a jamais autant désiré la possession totale de la vie. C’est ce que montre surabondamment le désordre de son existence, c’est le sens des rixes auxquelles on le voit mêlé, de son goût pour la basse pègre, pour une populace d’athlètes, de jolies filles, délicieuses et vulgaires, et d’équivoques jolis garçons. Le peintre de la Mort de la Vierge et de l’Ensevelissement du Christ racole pour le cinquième acte de ses mélodrames de robustes servantes, des femmes de théâtre, des palefreniers et des matelots, mais c’est que ces corps solides respirent avec puissance, c’est qu’ils portent en eux une âme expansive, prompte à se lâcher en gesticulations, en sanglots, en violences lyriques. Il les dresse sur des fonds d’ombre, parce que l’ombre est plus dramatique que la lumière, ou plutôt parce qu’elle lui prête la stridente éloquence du contraste.
Mais il faut y faire intervenir aussi l’influence des poètes qui ont enchanté la fin de l’âge d’or en Italie. C’est encore un trait commun avec le romantisme moderne. Cette conception nouvelle de l’homme et de l’art est à plusieurs faces: Caravage nous montre une riche sauvagerie d’instincts, un dérèglement pathétique, et c’est la forme la plus débridée, la plus ardente de cette sensibilité; c’est l’aspect le plus critique et le plus émouvant de cette rupture d’équilibre.

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Valentin de Boulogne, Marie-Madeleine

On la saisit encore toute vive et toute fraîche dans l’art du Dominiquin, amateur de passions vraies, de gestes authentiques, de beaux visages émus. Il hantait, nous dit-on, les endroits où se rassemblent quantité de gens, afin d’observer les mouvements et les expressions par lesquelles les sentiments de l’âme se manifestent.

Et, d’autre part, au cœur même de Bologne, il y a les élégiaques et les romanesques, il y a le fils du musicien, à qui toute musique reste chère, l’ami des amoureuses et des belles guerrières, le portraitiste de Béatrice Cenci (1599), le peintre de Bradamante et de Fior d’Aspina, Guido Reni. Il eut sa note héroïque, ses ardeurs profondes de jeunesse, mais souvent aussi son habileté de vignettiste l’emporte et, dans l’image de la femme, je ne sais quel romantisme jésuite où se mêlent le goût du malheur, la mondanité, la rêverie et la volupté. Certes la fadeur, jusqu’à l’extrême, le brio de facilité, le sentiment vrai cédant au sentimentalisme et ce dernier à la sensiblerie, aux airs penchés, aux procédés, à l’enveloppe vaporeuse, aux formes rondes, finissent par gâter les plus beaux dons, surtout à la fin de la vie du Guide et chez ses continuateurs. La virtuosité du ténor l’emporte sur la qualité de l’homme. Mais c’est peut-être ainsi que prennent nécessairement fin tous ces enchantements auxquels collaborent, par un subtil mélange des arts, la poésie, le théâtre, la musique et la peinture, et l’héroïne du roman à la mode fait oublier Armide.

Sur un autre plan, le génie jésuite collaborait à ce nouvel état de la vie morale et des arts par son intervention dans l’iconographie. En favorisant la peinture de l’extase et la peinture de la douleur, en montrant le supplice du martyr, ses béatitudes, ses visions, il ne créait pas seulement un singulier romantisme dévot, il prenait l’homme, non à son point d’équilibre et d’harmonie, non pas même dans la véhémence et le désordre de ses passions, mais aux extrêmes de sa vie nerveuse. L’admirable Martyre de sainte Pétronille, du Guerchin, les associe, en unissant dans la même composition, selon les lois d’une sorte de clair-obscur spirituel dont le contraste organise presque tout l’art italien de ce temps-là, la fosse entrouverte où l’on dépose le corps douloureux de la morte, le ciel où, ressuscitée dans la gloire, elle voit Jésus-Christ face à face. Cette peinture, toute à la douleur surhumaine et à la surhumaine joie, réaliste et mystique à la fois, tendre et cruelle, poétique jusqu’à la fadeur et brutale jusqu’à la bestialité, organise enfin l’espace selon des principes nouveaux.

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Elisabeth Sirani, Béatrice Cenci, 1662

E.S. était la fille d’un des maîtres d’atelier de Guido Reni. Les femmes peintres étaient assez nombreuses dans l’Italie du dix septième siècle.

Ou plutôt elle le désorganise pour en faire un meilleur théâtre de ses hallucinations, de cette fièvre de mouvement qui, à la même époque, fait bouger, osciller, chanceler la masse monumentale, tandis que le décor foisonne avec une flamboyante luxuriance qui a pu faire songer au réveil de l’art gothique, à la revanche des formes médiévales sur celles de la Renaissance. Les plafonds ne sont plus une ordonnance architecturale de cadres combinés et de caissons, mais une baie feinte, prodigieuse, ouverte sur l’éther où fulgurent des Ascensions, où rayonnent des gloires, où la forme humaine est aspirée vertigineusement vers les abîmes de l’empyrée. Les puissantes architectures des vieux maîtres s’évanouissent dans une perspective d’Apocalypse, parcourue de nuées, de halos et de flammes.

L’eau-forte ajoutait aussi au romantisme italien, elle était l’expression, la langue même de sa fantaisie. Le vaste recueil des planches gravées en ce temps-là dans la péninsule, c’est le journal anecdotique de sa verve et de ses passions. Toujours les arts du blanc et noir ont été fortement associés à ces sortes de mouvements, mais en particulier cette manière si graphique et si vive qui, courant sur le cuivre comme la plume sur le papier, y prodigue ses inventions de caprice et comme l’obsession d’un autre univers. On sait comment le romantisme français la retrouva, chimérique, allègre et songeuse, par-delà les grandes planches au burin de l’époque impériale et comment, avant les peintres de Barbizon et Meryon, des hommes comme Paul Huet et Célestin Nanteuil lui rendirent la vie.

Quant à Parmesan, il enfante cette lignée de graveurs en camaïeu qui ont produit tant de chefs-d’œuvre, mais aussi beaucoup d’aquafortistes gracieux et libres. Ce maître accompli est peut-être le plus charmant poète de la forme. Au règne des héroïnes épiques, des grandes filles robustes faites pour les puissantes amours des dieux, il fait succéder celui des longues nymphes aux lignes si doucement coulantes que les maîtres de Fontainebleau nous apprirent eux aussi à aimer: Parmesan baigne leur visage d’un inexprimable charme, d’une jeunesse délicate, voluptueuse et pensive; il est, en art, du petit nombre de ceux qui, en créant un type, ont ajouté à la définition de la beauté. Ses eaux-fortes ont la qualité de ses dessins, cette élégance dont la facilité n’est ni faiblesse ni virtuosité, mais toute d’un don privilégié. Certes il est coloré d’agrément et d’italianisme: comment pourrait-il en être autrement? Mais il est aussi de la même famille idéale que Corrège, Prud’hon et Chassériau.

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Le Guerchin, Madone, 1622

Les grandes nouveautés du moment viennent aussi du Nord. Dans l’histoire de la gravure et de la peinture, c’est un trait bien remarquable. A l’époque où nous les prenons, ces influences n’étaient pas nouvelles: on sait comment fut regardé et apprécié à Florence, à une minute critique du quattrocento, le triptyque d’Hugo Van der Goes; Frédéric de Montefeltre accueillait dans sa galerie d’Urbino des tableaux de Juste de Gand et de Van Eyck. Mais au moment où se constitue un romantisme italien, l’influence est d’une autre tonalité. Bientôt nous verrons se répandre la lueur et la nuit de Rembrandt.

Avant Rembrandt, il y a ce rêveur du Rhin transplanté à Rome, Elsheimer et son double génie, ses allégories, ses naufrages, ses montagnes, ses nocturnes et, d’autre part, son classicisme de pastorale. Il y a un petit peintre de Haarlem, aimé des Italiens, parmi lesquels il vécut vingt années et que la familiarité de leur vie amusait prodigieusement. Son nom était Pieter Van Laar, mais, comme il était tordu et bizarre, on l’avait baptisé le Bamboche. Et voici baptisées du même coup les bambochades, les scènes populaires, la murra, l’orviétan, la farce en plein air, le jeu, théâtre des passions en guenilles, les bêtes et les gens, tout ce qui passe, tout ce qui s’agite à l’ombre des vieux palais, dans la poussière ou sur les dalles des rues étroites.

Autour de lui, après lui, graveurs et peintres, hommes du Nord et Italiens, ils sont nombreux à suivre la même voie, à chercher une poétique qui ne dépende ni de la mythologie ni des Évangiles, et qui, dans la nature morte comme dans l’épisode familier, dans la comédie en plein vent comme dans les scènes d’embuscade ou les chocs de cavalerie, s’exprime avec verve, avec cordialité.
Ces batteurs d’estrade, ces rêveurs à l’écart, compagnons aventureux, humoristes de la vie qui passe, complètent le tableau d’un temps et posent où il faut la touche juste et la note leste, cet accent de caprice qui accompagne en mineur tout romantisme possible. De même nos aimables anecdotiers du XIXéme siècle, nos beaux peintres de mœurs, les graveurs paysans, Decamps enfin, peintre de carillonneurs, de saltimbanques, de chevaux de halage. On sent naturellement l’écart, sans qu’il soit besoin d’y insister: mais la parenté des deux mouvements n’est pas moins forte. On s’en rend compte, à feuilleter le cahier d’eaux-fortes de Castiglione, qui nous mène bien loin de Marc-Antoine et de Parmesan.

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Le cavalier Bernin, autoportrait

Ce qui nous frappe d’abord, c’est qu’il a beaucoup aimé les bêtes et qu’il les a beaucoup représentées, s’attachant aux sujets de la fable et de la mythologie où naturellement elles prennent place, la crèche, l’entrée des animaux dans l’arche, la fuite en Egypte, Circé et les compagnons d’Ulysse. On dirait que, lassés de l’homme et de cette réduction absolue de tout l’univers à l’image de l’homme qui caractérise la Renaissance et le génie classique, les peintres se détournent des grands corps dénudés aux beaux membres savamment joints, dont on peut inscrire les proportions sublimes dans des carrés, dans des triangles et dans des cercles, pour s’attacher à un autre règne où tout est accident, humilité, instinct, surprise pour la raison. Une idée nouvelle de la nature sort de cette étude et de ces confrontations, le dos des bêtes ressemble au profil des montagnes, leur toison est broussaille et forêt; toute une poétique se résume dans l’écriture de ces formes, si dissemblables des nôtres et qui sont mieux mêlées au dessin de la terre. Au milieu des bêtes échevelées, l’homme apparaît comme un dieu de hasard, venu d’ailleurs.

Chez Castiglione -et c’est là sans doute sa particulière saveur- les deux mondes se juxtaposent encore: quelque chose du paganisme ou plutôt du caprice romanesque, s’associe au lent voyage, aux haltes du troupeau. N’est-ce pas là la note italienne? Les hommes du Nord sont tout à leurs bêtes, quand ils les peignent, et l’homme est presque de la même famille. Le palefrenier de Pieter Van Laar sent l’écurie, le suint et le poil, il n’est rien que le servant du magnifique cheval aux gros membres, puissamment arc-bouté sur ses quatre pattes écartées.

Le romantisme prolonge l’homme par la bête, avant de se contenter de la bête toute seule. Voilà ce que signifie le mot fameux de Géricault: Je commence une femme, cela finit en lion. Chez Castiglione, nous n’avons pas la hantise ou l’obsession, mais nous avons la curiosité, l’amitié. Par là sa Bible pastorale a un caractère épique. Non qu’il grossisse le trait, qu’il accentue le caractère ou qu’il accumule au-dessus des bêtes écrasées de peur le mélodrame de l’orage, mais par le rôle qu’il assigne à ces grandes formes muettes, obscures et paisibles. Plus que dans la Création des animaux, plus que dans Le Retour de Jacob, nous en avons un bel exemple dans son Arche de Noé, une de ses meilleures eaux-fortes. Toute en longueur, elle nous montre à gauche, esquissée à la pointe, une péniche sur laquelle s’élève une sorte de chaumine basse, avec une proue bombée de pirogue. Le troupeau disparate s’étend sur la rive, non dans le pêle-mêle d’un marché aux bestiaux, mais presque à la file, avec les beaux dos doucement courbés, les riches encolures et les cornes arquées des bœufs. Le chien rallie ses moutons qui s’acheminent vers l’arche, tandis que des bergers, pareils aux Daces de la Trajane, escortent un âne chargé de tonnelets.

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D’autres bêtes sont là: rat, écureuil, poules et chèvre, groupés avec une familiarité rustique, et l’on peut en supposer d’autres encore, qui s’avancent avec patience et pesanteur dans la nuit des forêts. Au milieu de ce cortège, le cheval se détache vigoureusement: il est blanc, il a les formes pleines et un peu lourdes. Ce n’est pas une bête royale, une bête de combat, il a peiné dans les labours et dans les charrois, mais le vent du Déluge soulève et déploie sa crinière. Nous ne sommes plus au temps des compositions légendaires, des dénombrements chers aux Flamands du XVIéme siècle, ces constructeurs de tours de Babel, ces portraitistes effrayés et charmés des monstres de la mer. Il y a dans l’Arche peinte et gravée par Castiglione une perspective plus modérée, une observation juste mêlée à une verve un peu grosse, mais en même temps, dans l’aplomb d’une composition bien équilibrée, je ne sais quel air de grandeur et de mystère, et la séduisante étrangeté de l’eau-forte libre.
Mais les bêtes sont, un peu partout dans son œuvre, saisies d’un trait moins vif et moins mordant que chez Karel Dujardin par exemple, et toutefois amicalement comprises, avec une sorte de grasse largeur, celles qui accompagnent l’ordinaire de la vie humaine, bêtes d’étable et de bergerie, et puis d’autres, plus singulières: le singe, le hibou, le paon, le cerf des contes de fées, la tortue sortant de sa carapace trop belle sa vieille tête triste. Il a bien senti et bien dessiné l’âne et le mouton, l’âne au front dur, aux oreilles richement instinctives, l’âne de la Fuite en Égypte, qui est aussi l’âne de la bohème et de la vie nomade, compagnon des diseurs de bonne aventure, des faiseurs de tours et des voleurs d’enfants.

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Le retour de Jacob

Et cet ami des bêtes est aussi un poète des ruines, de la décrépitude et de la mort. Il a aimé les ombrages solitaires, la vieillesse des murailles, les bases des colonnes, les cippes sur lesquels a longuement travaillé le temps, et ces statues de Terme, au visage de satyre rongé par les années, où grimace une tristesse animale.
Entre un tronc sauvage et les assises d’un portique désert penche l’image mutilée de Priape. Sur les pierres taraudées par les siècles, on voit serpenter la ronce et foisonner le lierre. La rude et capricieuse végétation des décombres fissure, envahit et renverse le chef-d’œuvre de l’architecte et du sculpteur. La pureté des arêtes et la netteté des profils sont veloutées par les mousses. Le vase monumental sur lequel un ciseau ancien avait fait courir la bacchanale s’écroule dans l’herbe à côté d’un fût brisé. Ainsi naît, en Italie même, la poésie des ruines, de la chose vétuste, abandonnée à l’oubli, reprise par le sommeil de la terre.
Déjà le XVIéme siècle s’en était enchanté, avait répandu dans les jardins des fabriques pittoresques, copies, réductions ou arrangements des plus célèbres débris des monuments romains; déjà les peintres avaient dressé, derrière les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, des perspectives d’arches triomphales et de portiques et, sur la margelle d’un sarcophage antique, ils avaient montré, assises et rêvant, d’éblouissantes figures de jeunes femmes. Mais l’eau-forte, et l’eau-forte de Castiglione, leur confère un rayonnement privilégié, elle vieillit encore plus le bloc et la colonne, elle leur donne leur patine, elle insère profondément le parcours des fentes, ces rides de la matière insensible, dans des murailles pointillées et vermiculées comme un épiderme.
Ainsi cet hommage de l’Italie à la grandeur de son passé s’associe à un naturalisme confus, dans un univers où l’homme apparaît comme le rare survivant d’un monde détruit, devenu le familier des bêtes innombrables.

Les ruines de l’organisme physique, les ossements, jonchent le sol à côté des ruines de l’architecture. Là encore il est possible de trouver des précédents, mais d’un autre sens. Quand nous voyons sur le tapis d’Orient où se dressent en pied les deux Ambassadeurs peints par Holbein se développer l’étonnante perspective d’un crâne humain, cette ostéologie se présente comme la solution savante d’un problème, posé à la curiosité d’un homme de la Renaissance par toutes les possibilités de déformation optique d’un corps dans l’espace. La glorification du squelette, le triomphe de la mort se rattachent à la grande inquiétude religieuse du siècle des charniers et des danses macabres. Mais ce n’est ni comme épure de perspective ni comme exercice de méditation chrétienne que ces débris funèbres paraissent dans le Diogène de Castiglione, et ce ne sont pas non plus de purs accessoires.

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Dans les ruines hantées par le singe et par le hibou, ce sont les témoins d’une régression de l’humanisme; ils sont à leur place dans cet univers tourmenté, solitaire et sylvestre, où resplendit le blanc soleil de l’eau-forte.
Étrange lumière! Elle brille autour du beau palmier oriental de la petite Fuite en Égypte. Elle s’insère à travers les feuillages fourmillants des halliers, elle s’amortit sur les assises des colonnades renversées. Mais il est des asiles où elle ne pénètre pas. Il y a sous la terre des cryptes profondes, des cavernes pleines de nuit où reposent les corps des saints martyrs. La Découverte des restes des saints Pierre et Paul nous fait descendre dans le secret des tombeaux. Au fond d’une haute cave, qui tient à la fois d’une caverne de montagne et d’une de ces grottes que les Italiens d’autrefois exploraient dans les substructions des ruines romaines, les scavatori s’avancent, pressés les uns contre les autres dans une fente de rocher, à la lueur d’une torche qui mêle à la nuit ses volutes de flamme et de fumée. Ces exhumations, ces ensevelissements, toutes ces scènes mortuaires qui se déroulent dans le décor et dans l’atmosphère des souterrains, Caravage et son école ainsi que les Napolitains en ont répandu les prestiges et réglé la mise en scène; ce fut là un genre de sujets cher aux dramaturges tenebrosi. Castiglione y ajoute son pittoresque rupestre, un sentiment de conte fantastique.

Les deux cadavres sont étendus comme s’ils venaient d’être terrassés, et les siècles ont passé sur eux sans altérer ce caractère d’effrayante soudaineté du passage de la vie à mort; leur tête retombée en arrière dresse une barbe touffue, leurs pieds sont nerveusement roidis. La troupe des scavatori semble arrêtée dans sa descente, l’un d’eux penche sa torche à bout de bras, non pour éclairer la nuit du caveau, mais pour mettre en lumière les deux gisants. Ce geste si vrai a été vu. Castiglione a peut-être assisté à l’une de ces scènes de découverte et s’est mêlé à quelque escouade de fouilleurs. De là cet étonnant fait divers, si bien d’accord avec son humeur et si conforme à ses songes.

Suivant cette voie et faisant surgir de ces vieilles études italiennes tout un obscur passé romantique, l’on ne se lasserait guère de feuilleter ses planches.

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J’en vois une encore qui me paraît bien significative et assez belle. C’est une jeune femme, assise sous un arceau ruiné, d’où pendent des ronces et je ne sais quelle flottante écharpe. Derrière une colonne au fût cannelé, montée sur une base puissante, on discerne d’épais feuillages qui ne laissent pas apercevoir le ciel. Une troupe d’animaux en arrêt semble considérer à distance cette rêveuse: un paon, un cerf, un chien, des moutons. Mais elle, la tête appuyée sur le dos d’une de ses mains, tient de l’autre une baguette, dont elle fait un geste nonchalant. Elle est vêtue comme une héroïne de Guerchin: son corsage bordé d’une mince fourrure s’ouvre sur une chemisette; elle est coiffée d’un turban auquel une aigrette s’attache. A ses pieds s’accumulent de vastes grimoires, couverts de figures géométriques, et l’on voit aussi un petit vase destiné à des onguents magiques et à des charmes. C’est peut-être Circé, et les animaux qui la regardent, ce sont sans doute les compagnons d’Ulysse: entre eux et elle, voici quelques-unes de leurs armes, dont ils ont été dépouillés dans l’instant de leur métamorphose.
Mais cette jeune enchanteresse, n’est-ce pas aussi une Mélancolie? On la désigne quelquefois ainsi, et l’on a raison. Elle a l’air perdu dans ses rêveries, et c’est en y pensant à peine qu’elle a pratiqué sa magie. Certes elle est bien éloignée de l’ange terrible de Dürer. On ne voit près d’elle ni le vaste polyèdre aux belles arêtes, ni le sablier, ni la fine bête montrant le dessin de sa structure, éléments de l’enquête sur l’espace, le temps et le secret de la vie; les figures géométriques inscrites sur le rouleau de parchemin et dans les in-folio de Circé ne signifient plus la pos¬session du monde par l’esprit.
La magicienne des ruines, au fond de sa forêt légendaire, contre son mur vieilli par les ans, poursuit, du même caprice, sa méchanceté négligente et un rêve attristé que nous ne comprenons pas.

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Ce vieil aquafortiste italien a connu les artistes du Nord et, au moins par ses eaux-fortes, Rembrandt. Mais ce qui est bien à Castiglione, c’est cette espèce de fourrure dont il aime à velouter les surfaces et qui sont faites d’un curieux réseau de tailles bouclées. Nous nous trouvons à l’extrême opposé de Callot, de Stefano Della Bella et de tous les graveurs dits à taille unique, qui ne croisaient jamais leurs travaux. Castiglione multiplie une végétation de touffes à peine perceptibles, qui feutre la forme, qui l’enveloppe avec beaucoup de charme, qui donne au visage vieilli comme à la muraille ruinée, au vase ou au chapiteau rongés, leur exacte qualité de matière. Avec cela, même dans les planches les plus à l’effet, une large économie des blancs du papier. L’eau-forte reste un beau dessin, elle conserve son accent spontané.

On conçoit que cet art ait pu séduire, un siècle plus tard, la jeunesse de Piranèse. Il déverse dans les monuments des anciens, vus avant lui par des dessinateurs d’épures et par des archéologues, la vivacité pittoresque, la nostalgie du passé, le romantisme des ruines. Aux études assez froides des architectes il donne la qualité sensible et le charme; il les place dans l’air et dans la lumière, il les nourrit d’une matérialité formidable et délicieuse: aux songes flottants des peintres graveurs il confère la monumentalité.
Castiglione lui plaisait par ses instincts de rôdeur des solitudes, par l’attention qu’il porte à la vieillesse des belles choses, par ses architectures défaites qu’envahit une flore rude, par cette suggestion de la mort due à des ossements épars. Il aimait aussi cette manière moussue dont le Génois se sert pour dire le grand âge de la statue ou du relief, pour envelopper leur modelé affaibli. En figurant dans un de ses tout premiers recueils un Autel sur lequel se faisaient d’anciens sacrifices, il a réuni les mêmes éléments, il a imité le style et même copié le procédé, en s’exerçant à boucler la taille et à feutrer l’objet. Ainsi se préparait-il à cette géniale étude des surfaces et des épidermes qui devait donner plus tard un si rare attrait de vérité à ses grandes planches. Peut-être même y a-t-il dans le métier touffu et chevelu des premiers états des Prisons un souvenir des impatients zigzags de Castiglione, griffant la planche dans tous les sens pour accumuler les travaux et enrichir la substance.

Mais Piranèse apportait dans l’art d’Italie une force plus puissante et plus singulière, sa sévérité passionnée, ses obsessions colossales, sa vision intense. Il arrache le romantisme italien à son harmonie lumineuse, il le plonge pour un temps d’épreuve dans de vertigineux cachots, il le baigne de ténèbres nocturnes, il l’attriste, il le grandit, il le hausse aux proportions de la Rome impériale et, sur ses murs crevés pareils à des falaises, il répand une sombre forêt, l’orage du ciel, la lueur surnaturelle de l’eau-forte. Le monde s’est dépeuplé pour faire place au songe despotique du passé.

Henri Focillon