Tout ceci ne m’intéresse que d’un point de vue transcendantal …
Je voudrais tenter, par les quelques remarques qui suivent, de prendre au sérieux cette déclaration (évidemment non sérieuse, dans sa formulation) d’un personnage de Proust, le baron de Charlus: ceci afin de légitimer l’idée qu’autour du thème de l’homosexualité, comme autour de celui de l’antisémitisme, s’articule une problématique mettant en jeu le rapport de la société à ce qui est pour elle l’impossible, en relation avec quoi l’humain, dans l’ouverture de ce qui ne peut plus être pensé comme un horizon, ni même comme un monde, se constitue.
Prendre au sérieux le mot de Charlus cela veut dire notamment revenir à une définition sérieuse et stricte du mot transcendantal. Rappelons la définition kantienne:
J’entends par transcendantal non pas toute connaissance a priori mais seulement celle par laquelle nous connaissons que et comment certaines représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou possibles simplement a priori (transcendantal veut dire possibilité ou usage a priori de la connaissance).
Au-delà de cette définition se projette toute la difficulté de la révolution copernicienne, celle de déplacer la question de la connaissance du monde vers le sujet, de placer celui-ci au centre, sans en faire à son tour une modalité du monde. En cela même s’ouvre avec l’usage kantien du mot transcendantal un programme de pensée: celui de dire ce que peut signifier un sujet qui ne doit pas être posé comme un quelque chose. Mais aussi, pour Kant comme pour ses successeurs, le risque de n’avoir entre les mains qu’un mot seulement programmatique, transcendantal par lui-même, ne faisant que marquer l’intention de dire que le sujet n’est pas un objet, disant qu’il le dit, mais sans réussir à dire davantage que le seul fait de vouloir dire.
Revenons à Proust. En rappelant d’abord le texte. Soumis aux questions de Brichot, professeur érudit à la Sorbonne, Charlus développe une théorie extravagante:
Vous-même, Brichot, qui mettriez votre main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme tout le monde ce qu’on dit de la vertu de tel homme en vue qui incarne ces goûts-là pour la masse, alors qu’il n’en est pas pour deux sous. Je dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis, nous verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu’à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là-dedans, se tient en règle générale entre trois et quatre sur dix.
La démonstration se poursuit, folle et implacable, pédante et comique, pour laisser percer une conclusion: l’universalité de l’homosexualité. Universalité singulière, ne reposant pas sur des caractères objectivables, invisible pour ceux qui comme Brichot ne sont érudits que pour les choses perceptibles. Trois sur dix, explique Charlus qui n’en sont pas, sept sur dix qui en sont, mais finalement, si l’on veut, si l’on regarde bien, si l’on y met le prix, tous en sont.
Comment entendre cette statistique démente? Certes on peut la mettre ici au compte du seul personnage de Charlus, de son besoin de généraliser ce qui le concerne au premier chef. Mais Proust veut dire, par l’insistance et la récurrence du thème, certainement autre chose. Faut-il invoquer sa propre homosexualité? Ce serait l’identifier ici à son personnage, accepter l’idée que celui-ci soit son porte parole, ce qui, étant donné la distance inscrite constamment par le texte ne peut être soutenu. Distance, d’ailleurs, en plusieurs sens: non seulement parce que Charlus est un personnage comique en qui il est impossible de reconnaître un plaidoyer pour une minorité opprimée par une société intolérante, mais parce que, de façon principielle, il n’existe aucun passage entre le roman et les événements de la vie de l’auteur. Il faut donc conclure que, de manière énigmatique, l’homosexualité est bien déclarée universelle. Ne concernant que quelques-uns, elle vaut pourtant, selon des critères indécelables par tout un chacun, pour l’humanité dans son ensemble.
Quels sont ces critères, selon quelle logique peut-on dire cela? En reprenant les mots de Charlus on parlera d’une logique transcendantale. Au savoir empirique commun, ou à la science de Brichot, s’oppose le point de vue transcendantal de Charlus. Ce point de vue, qui arrache le sujet à son apparence mondaine, est celui de l’œuvre. C’est l’œuvre dans son ensemble qui retirant le sujet à ses multiples appartenances, le rend à ce qu’il arrive à Proust de désigner comme un peu de temps à l’état pur, réalisant ainsi le but de la Recherche, et, si l’on veut, le programme de pensée qui s’était dessiné chez Kant.
Mais -ce qui est maintenant en cause et qui reste énigmatique- ce programme se remplit à partir du motif, envahissant et obsessionnel, de l’homosexualité. Il faut expliquer non seulement en quoi Charlus parle d’un point de vue transcendantal, mais comment parler transcendantalement c’est, selon la cohérence spéciale de l’œuvre, parler d’homosexualité.
Deleuze explique l’homosexualité dans la Recherche comme l’expression d’un morcellement principiel: ce morcellement revêt d’abord la figure d’une séparation, Proust reprenant une phrase de Vigny, les deux sexes mourront chacun de son côté, pour signifier, à ce point précis où les hommes se réclament le plus de la vérité -la relation amoureuse- le mensonge essentiel qui gît au fond de toute relation humaine. Que l’amour ait pu être utilisé depuis Platon comme métaphore de la philosophie -l’amour comme amour de la sagesse et sagesse de l’amour- situe l’amour dans le prolongement du logos comme le sens même de celui-ci. La séparation dont l’homosexualité, en tant que séparation des sexes, offre en mode grec la perspective, n’est qu’une occurrence d’une division systématique qui affecte tout ce que le logos ajointe.
Ce qui fait alors l’homosexualité n’est pas le repli d’un sexe sur lui-même mais cet infini morcellement qui veut qu’aucun terme ne puisse s’identifier à lui-même -comme le dit encore Deleuze:
… Une homosexualité locale et non spécifique où l’homme cherche aussi bien ce qu’il y a d’homme dans la femme, et la femme ce qu’il y a de femme dans l’homme, et cela dans la contiguïté cloisonnée des deux sexes comme objets partiels (Proust et les signes p. 148).
Admettons l’analyse de cet éminent spécialiste: elle renvoie à une antériorité que la Recherche ne cesse de désigner. Antériorité des corps individuels sur leur accomplissement organique -le mythe de l’androgyne en cela est lu à rebours, dans l’évocation, par exemple de la botanique- antériorité des parties sur le tout, antériorité qu’il faut penser ontologiquement, et même, si cela est possible, qu’il faut penser comme une antériorité par rapport à l’ontologie.
L’homosexualité est, si l’on veut, l’expression accomplie du mensonge, dans la quête de vérité à laquelle prétend le narrateur. Mais le mensonge n’est alors que la contrepartie d’un mensonge plus immédiat, qui est le mensonge de la vérité elle-même. Ce que le narrateur découvre, en s’éveillant, au début de son récit, une demi-heure après avoir sombré dans un premier sommeil, c’est la réalité du partage, de la disparition, dont le mouvement propre veut qu’elle ne soit qu’à disparaître elle-même, laissant l’illusion de la continuité. Celle-ci, dans tous ses modes, ignore cette vérité dont la révélation définit l’œuvre:
… La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style ; même ainsi que la vie, quand en rapprochant une qualité commune à deux sensations il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps dans une métaphore (Recherche, Pléiade, 1re édition, III p. 889).
Qu’est-ce qu’un objet, lorsqu’il est saisi par l’art, et non plus par la science: précisément plus un objet, mais son analogue, ce qui subsiste lorsque s’est retiré ce qui livrait l’objet à la loi causale et à la science, la forme. Délivré de sa forme, l’objet n’est plus présent, ici et maintenant. Il est temporalité, un peu de temps à l’état pur, Zeitobjekt. Et il est dans le monde de l’art, analogue: non seulement analogue au monde de la science, analogue à … , mais analogue tout court, de façon absolue, l’analogie même, c’est-à-dire, traversée des apparences, semblance. Telle est, dans son alogicité ultime, la vérité. Le mensonge, en regard, c’est, par exemple, les individus, hommes et femmes, repliés sur le monde, sur le présent, fixés dans le carcan de leur vie, qu’ils entendent comme biologie. Le point de vue transcendantal auquel se place Charlus est celui qui lie des antécédences. Il signifie que la vérité n’est pas mondaine.
La vérité n’est pas mondaine: cette proposition est celle tout à la fois d’une phénoménologie matérielle et d’une autre politique.
Rapportés à la phénoménologie matérielle dont elle constitue l’entreprise la plus gigantesque, voici les linéaments de cette autre politique engagée par la Recherche, à partir du motif de l’homosexualité:
Ces descendants des Sodomistes, si nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse: Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité, ils se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un Sodomiste n’y est pas admis, les boules noires sont en majorité celles de Sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est possible qu’ils y retournent un jour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront; mais on a voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de même qu’on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les Sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d’autres cités où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que dans les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois. C’est-à-dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Rome, à Pétrograd ou à Paris (II p. 632).
Voici donc la traduction politique, insolite, de l’homosexualité transcendantale: l’imputation universelle de l’homosexualité confère à la cité une signification singulière, qui fait que les villes occidentales dans leur ensemble ne sont pas simplement grecques, que la politique comme organisation de la polis s’y double d’un comme si– tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin etc …, comme dont la clef tient dans une comparaison avec le sionisme.
Les grandes villes du monde sont par rapport à Sodome comme elles sont, par ailleurs, par rapport à Jérusalem. Mais comment est Jérusalem?
A l’occasion d’un colloque consacré à Jérusalem (Jérusalem, l’unique et l’universelle) Lévinas présenta une leçon talmudique sur Jérusalem, leçon étrangement consonante avec le texte de Proust (et reprise dans Au-delà du Verset). En voici, très résumé, l’argument: supposons un homicide accidentel, par exemple un bûcheron qui, laissant échapper le fer de sa hache, tue quelqu’un involontairement. Il serait injuste de le considérer comme coupable de meurtre. Il serait pourtant tout aussi injuste de considérer que rien ne s’est passé. La famille, les amis, de la victime, cela est compréhensible, pourront réclamer vengeance et désirer faire payer le prix du sang. La loi ne soustraira qu’indirectement le bûcheron à ceux qui le poursuivent. On imaginera donc des villes spéciales, des villes refuges, dans lesquelles les meurtriers par accident pourront se dissimuler et tenter d’échapper aux coups des vengeurs du sang. Le texte talmudique -et le commentaire de Lévinas- s’étendent alors longuement sur les caractéristiques de ces villes, sur les conditions d’existence qu’elles autorisent. Il en ressort finalement deux choses: les meurtriers par accident, qui ne sont pas coupables, ne sont pourtant pas complètement innocents. Ou encore, leur innocence est transie de culpabilité.
Ces villes refuge, ce sont toutes les villes du monde:
Les villes où nous séjournons et la protection que, légitimement, en raison de notre innocence subjective, nous trouvons dans notre société libérale […] contre tant de menaces de vengeance sans foi ni loi, contre tant de forces échauffées, n’est-elle pas en fait la protection d’une demi-innocence ou d’une demi-culpabilité, qui est innocence, mais tout de même aussi culpabilité -tout cela ne fait il pas de nos villes des villes refuges, ou des villes d’exilés? El la civilisation, notre brillante et humaniste civilisation gréco-romaine, notre sage civilisation, tout en étant une défense nécessaire contre la barbarie du sang échauffé et contre de dangereux états d’âme, contre le désordre menaçant, cette civilisation n’est-elle pas un tantinet hypocrite, trop insensible à la colère déraisonnable du vengeur du sang et incapable de rétablir l’équilibre? On peut se demander si la spiritualité qui s’exprime dans notre manière de vivre, dans nos droites intentions, dans notre attention au réel, si elle est toujours en éveil (Au-delà du Verset, p. 57).
Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas
Si les villes ordinaires sont des villes refuges, dans lesquelles l’innocence se nimbe de culpabilité, ou pire, dans lesquelles la culpabilité se dissimule dans une revendication d’innocence -de sorte que l’innocence n’est peut-être jamais que la dissimulation de la culpabilité- si la civilisation, avec ses valeurs qui en principe s’opposent à, abritent et protègent de, la barbarie, est quand même un peu (beaucoup) barbare, où est, et que signifie Jérusalem?
La réponse de la leçon talmudique est celle-ci: Jérusalem n’est pas, au sens habituel, c’est-à-dire au sens grec de la polis, une ville, mais l’étude de la Torah. Le vrai séjour, le vrai retour, depuis les villes de la diaspora, l’exil parmi les nations, à Jérusalem, le véritable sionisme, qui n’est donc d’aucun lieu mondain, signifie l’étude de la loi. On ne rebâtira pas Jérusalem, on étudiera, c’est-à-dire on s’orientera dans la pensée, vers cet Orient, proche et lointain, plus intime que l’intimité, et cependant radicalement extérieur, d’une extériorité qui est celle de la transcendance, extériorité par rapport au monde lui-même. On ne rebâtira pas Jérusalem, l’utopie sioniste c’est ici, dans chaque lieu ce qui détourne le lieu de sa mondanité. De même on ne rebâtira pas Sodome, les Sodomistes hantant tous les lieux de la terre et ne retournant à Sodome … Que par ces nuits sans lune, lorsque la faim fait sortir le loup du bois.
Mais peut-on pour autant identifier Sodome et Jérusalem? Autrement dit, que signifie retourner à Sodome? Y retourne-t-on dans le même sens où l’on retourne à Jérusalem? Les nuits sans lune où l’universelle homosexualité se découvre seraient des nuits essentielles, plus noires qu’aucune nuit du monde, parce qu’elles porteraient la disparition du monde, la subversion de toutes les formes. Existe-t-il de telles nuits: rien n’est moins certain, de sorte que l’homosexuel continue, comme le Juif, à hanter les lieux de la terre, et seulement eux, rêvant de Sodome ou de Sion, pressentant l’une et l’autre dans tous les registres de son habiter.
Juif et homosexuel, c’est-à-dire non-Juif et hétéro, évidemment. N’y étant pas, ne s’y rendant jamais, il en est. On en est. Être ou ne pas être se redouble de cette préalable certitude qu’on en est, même lorsqu’on n’en est pas.
Vérifions-le dans le cas du Judaïsme. C’est-à-dire vérifions que le Judaïsme ne se propose pas comme un caractère qu’on pourrait ou non posséder. S’interrogeant sur les rapports entre Bloom et Stephen, dans Ulysse, Joyce écrit:
Il pensait qu’il pensait qu’il était juif, tandis qu’il savait qu’il savait qu’il savait qu’il ne l’était pas.
Autrement dit: Bloom pensait que Stephen pensait que Bloom était juif, tandis que Bloom savait que Stephen savait que Bloom savait que Stephen n’était pas juif. Traduisons: le Judaïsme de Bloom n’est pas un trait mondain, et comme tel ne peut pas être su mais seulement pressenti. Ou encore il ne peut y avoir à son sujet non pas même un pressentiment, mais un pressentiment de pressentiment, moins et plus cependant qu’une ignorance. Ce qui est en revanche su, c’est le non-Judaïsme: il est su par Bloom, et -universalité du savoir- ce que Bloom sait, tous, donc en particulier Stephen, le savent, et ils se savent le sachant.
Autrement dit seul le non-Judaïsme est prédicable, le Judaïsme n’est pas un prédicat. En le disant à la manière de Kant, il désigne non pas une position mais une non-position absolue, une suspension, une radicale épochè: antériorité par rapport à la Setzung, à la position, qui convient à un sujet, désigné lui aussi dans son antériorité. Proust fait jouer à l’homosexualité le même rôle.
A partir du pressentiment, sur le mode du pressentiment -dont Husserl pouvait dire, dans sa Conférence de Vienne, qu’il est dans tous les ordres de découvertes le détecteur affectif, l’autosuffisance politique grecque découvre son insuffisance, et comme le supplément de sa subjectivité, une auto-affection qui ne procède pas du détour dialectique par l’objet. Non convenance de l’essence, non-convenance essentielle, qui est l’inconvenance par excellence (enjuiver veut dire enculer), plus inconvenante que la mort elle-même, car en interrompant la continuité de l’ordre formel la mort au moins n’entraîne pas que du sens se maintienne, indifférent à la disparition.
On en est: subvertissant les formes qu’il prend à rebours, l’étrange pronominal en, en fin de compte un locatif, introduit dans l’être l’incidence d’une signification résiduelle qui ne doit rien à l’être.
Comment qualifier ce locatif, le lieu antérieur au monde, ce sionisme transcendantal du baron de Charlus? L’expérience affective, la Grundstimmung qui révèle et constitue ce lieu n’est pas l’angoisse mais l’épreuve de la trahison: trahison du fait de la subversion des formes, relevée régulièrement autant par la lecture antisémite du Judaïsme que par celle de l’homosexualité. Mais, d’une autre manière, trahison de l’utopie -de Jérusalem- mais Jérusalem trahie c’est déjà Sodome.
Nul mieux que Péguy, à propos de l’affaire Dreyfus, n’a su déployer, avec à l’horizon Kant et la République, cette pathétique de la trahison. L’affaire Dreyfus –l’Affaire- c’est d’abord un tourbillon fantastique et fantasmatique, le fantasme de l’Affaire, le fantasme de la trahison, retourné de fantasmatique façon par Péguy en affirmation de la République. On s’est battu pour Dreyfus, et puis, dit Péguy, on a perdu, amis et ennemis confondus, ce pour quoi on se battait. En 1910 ce qui reste, après l’Affaire d’antidreyfusisme est porté par les dreyfusards. L’antidreyfusisme de 1910 c’est les antidreyfusards et c’est les dreyfusards. C’est Hervé, c’est Jaurès, c’est Halévy. C’est même Dreyfus. C’est tout le monde.
Tout le monde a trahi, oublié -d’un oubli essentiel- ce que fut l’Affaire. De sorte que l’antidreyfusisme vrai et actualisé n’est plus celui des illuminés de Fort Chabrol mais celui de cet oubli. Pourtant si tout le monde a trahi, n’est-ce pas que personne n’a trahi? Péguy n’est-il pas un obsessionnel et un fou? Peut-être. Mais son obsession s’articule sur une opposition décisive: celle de la mystique et de la politique –tout commence en mystique et finit en politique. Que veulent dire ces mots?
La mystique, c’est évidemment la mystique de l’Affaire. La politique, c’est celle qui règne en 1910, universelle, comme sont, dit Kant, universels certains impératifs hypothétiques, les impératifs de la prudence et du bonheur, que chacun pose. Chacun les pose, parce chacun, face à la mort, face à autrui, revendique un impossible tout à l’heure -en cela une politique est toujours une politique de l’heure, la politique exprimant le conatus essendi, la tendance des êtres à persévérer dans leur être. Universalité, quasi universalité de la politique et des impératifs de la prudence, et en cela, pour Péguy, inéluctabilité de la trahison.
Parlons de la mystique. Il faudrait suivre ici les pages extraordinaires de Victor-Marie, comte Hugo, où Péguy remonte de Halévy à Fouillée, du parti des intellectuels, qui, sur fond de kantisme, de politique kantienne, a trahi, à la singularité de ce qu’ils ont, les uns et les autres, dans leur revendication d’universalité, trahi. Cette singularité, le texte le dit, en évoquant une cascade de masques et de pseudonymies, c’est la marque de ce qui n’est pas là, la loi qui, dans les termes de Kant -mais Kant lui-même a trahi sa pensée- s’envoie en s’absentant: dans l’allemand que cite Péguy: sich zur allgemeinen Gesetzgebung schicken. Ce pourrait être du Derrida. Comme si la loi se maintenait à distance et ne pouvait être que trahie en passant de la donne au donné, au présent et à la politique. Cependant il y a aussi l‘Affaire, c’est-à-dire non seulement la trahison mais sa pathétique. Avec elle la France sera affairée.
L’antisémitisme apparaît alors, ce que Péguy et Bernard Lazare comprennent, dans toute sa signification: non pas une pathologie sociale visant une minorité, mais une revendication ontologique tentant de clore le présent en le soustrayant à son judaïsme.
L’autre nom de la pathétique de la trahison qui rend justice à l’antérieur est alors, vieux mot que Péguy redécouvre en cette occasion, sur ce motif du Judaïsme et en même temps qu’il lit Bernard Lazare, celui de prophétie. Le prophète prophétise: il vitupére la trahison de la mystique, sa retombée en politique.
Ce que Péguy a compris en prophétisant à son tour: l’Affaire, c’est la République. Il a compris que la République n’était pas la politique mais la mystique, qu’elle signifiait le rapport à une distance principielle. Une distance infinie. Mais rien de cette prophétie n’aurait été audible sans le rapport au tumulte de la trahison, à la subversion des formes, selon quoi Proust, orienté lui aussi par la pathétique de l’Affaire, a donné à penser le transcendantal. En fin de compte le dessin -le dessein- d’un lieu plus grand que le monde.
Alain David, Racisme et Antisémitisme, Ellipses, 2001. Une conférence d’abord prononcée à La Havane.
James Abbott McNeill Whistler