La thèse centrale du national-socialisme pose l’existence d’une sous-humanité, plus ou moins invisible, détruisant comme un bacille un corps social naturellement sain. La confluence est inédite de composantes déjà là: le vieil antisémitisme chrétien, un hygiénisme moderne, un eugénisme délirant, un anti-communisme classiquement conservateur et, ce qui est trop peu vu, une tentative de réenchantement du monde, les Monstres sont parmi nous, retour de cette Grande Aventure dépeinte par les illustrés des années 30 …
Il convient dés lors de se débarrasser de tous les êtres considérés comme parasites et tarés. L’homosexualité et la maladie mentale furent d’emblée traitées comme des équivalents de la judéité.
En 1939, des Instituts d’Euthanasie furent mis en place pour exécuter, au moyen de poisons divers, trois catégories de personnes: 1) Les malades souffrant de troubles mentaux ou neurologiques: schizophrènes, déments séniles, épileptiques, etc … 2) Les patients hospitalisés depuis cinq ans 3) Les aliénés criminels, et tous les sujets visés par la législation raciste.
C’est dans l’ancienne prison Brandenburg-Havel, transformée en Institut d’euthanasie, qu’eut lieu en janvier 1940 le premier essai de mise à mort par le gaz visant à démontrer la supériorité de ce procédé sur les drogues et autres techniques habituellement employées.
Dans ce contexte, les artisans de la nouvelle médecine du Reich ajoutèrent à leur programme la destruction de la psychanalyse, de son vocabulaire, de ses concepts, de ses œuvres, de son mouvement, de ses institutions, de ses praticiens.
En 1933, Ernst Kretschmer, psychiatre allemand, hostile au régime, démissionna de la direction de l’Allgemeine Artzliche Gesellschaft fur Psychotherapie (AAGP). Fondée en 1926, cette association, dont le siège se trouvait à Zurich, avait pour but d’unifier les différentes écoles de psychothérapie européennes sous l’égide du savoir médical. Une revue, le Zentralblatt fur Psychotherapie, créée en 1930, servait d’organe de diffusion à l’AAGP. Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la branche allemande de la société et le Zentralblatt, édité à Leipzig, furent contraints à la nazification, sous la houlette de Göring (le cousin du Maréchal).
C’est alors que les psychothérapeutes allemands, soucieux à la fois de plaire au régime et de maintenir leurs activités nationales et européennes, demandèrent à Jung de prendre la direction de l’AAGP. Désireux d’assurer la domination de la psychologie analytique sur l’ensemble des écoles de psychothérapie, il accepta cette présidence. Il prétendait pouvoir depuis Zurich, protéger à la fois les thérapeutes non médecins et les collègues juifs qui n’avaient plus le droit d’exercer. En réalité, il avait été choisi par les praticiens allemands à cause de la confiance qu’il inspirait aux promoteurs de la psychothérapie aryenne.
Il commença dès lors à publier des textes favorables à l’Allemagne nazie dans le Zentralblatt aryanisé, dont il était devenu le directeur de publication. Le premier parut en 1933: Jung prônait une conception classique de la différence entre les races et les mentalités, chacune d’entre elles étant dotée, selon lui, d’une psychologie spécifique.
La différence entre la psychologie germanique et la psychologie juive ne doivent plus être effacées. Il ne s’agit pas là, et j’aimerais que ce soit formellement entendu, d’une quelconque dépréciation de la psychologie sémite …
Dans le même numéro du Zentralblatt, Göring prononçait un vibrant éloge de Mein Kampf tandis que Walter Cimbal proposait, au nom des thèses jungiennes, de promouvoir en Allemagne un véritable programme antisémite de nazification de la psychologie et de la psychothérapie. Au lieu de démissionner dès ce premier affront, Jung poursuivit dans la même voie. Dans une lettre à Cimbal, du 2 mars 1934, il accusa Göring d’avoir commis une grave erreur tactique en mettant ainsi sous le nez des abonnés étrangers un manifeste concernant la politique intérieure allemande. Il ne contestait pas le contenu de ce manifeste.
Si Jung accepta cette collaboration, c’est parce que sa conception de l’inconscient s’accordait en grande partie à celle prônée par les artisans de la psychothérapie aryanisée. Après la rupture avec Freud, Jung créa une terminologie fort différente de celle de la psychanalyse. En 1913, il abandonna d’ailleurs ce mot, réservé au freudisme, pour celui de psychologie analytique. Six ans plus tard, il forgea la notion d’archétype, qu’il ne cessa ensuite de développer, pour désigner une forme préexistante inconsciente qui détermine le psychisme tout en produisant une représentation symbolique. Celle-ci apparaît dans les rêves, l’art ou la religion. Forme vide, semblable à la structure d’un mythe, l’archétype jungien est une image primordiale, de nature instinctuelle, ne pouvant jamais accéder à la conscience. Il ne ressemble en rien à l’inconscient freudien, matérialiste et pulsionnel, habité par une dynamique du refoulement et de la libido. Il appartient autant au règne de la transcendance, du stéréotype, de l’inné ou de l’hérédité qu’à celui de la psychose.
Jung regardait le psychisme individuel comme le reflet de l’âme collective des peuples.
Autrement dit, loin d’être un idéologue de l’inégalité des races, à la manière de Vacher de Lapouge ou de Gobineau, il s’affirmait comme un théosophe à la recherche d’une ontologie différentielle de la psyché. Aussi voulait-il élaborer une psychologie des nations, capable de rendre compte à la fois du destin de l’individu et de son âme collective. Il divisa l’archétype en trois instances: animus (image du masculin), anima (image du féminin), Selbst (le soi), véritable centre de la personnalité. Les archétypes formaient donc, selon lui, la base de la psyché, sorte de patrimoine mythique propre à une humanité organisée autour du paradigme de la différence.
Cette représentation de la psyché englobait la théorie des types psychologiques c’est-à-dire des caractères individuels. Jung les modela en 1921 à partir de l’alternance de l’introversion (repli sur soi) et de l’extraversion (énergie psychique tournée vers l’objet extérieur). Quant au processus d’individuation, central dans sa pensée depuis 1916, il le définissait comme la manière dont l’être humain devient autonome à travers une série de métamorphoses qui le conduisent à l’auto-réalisation de ce que le soi possède de plus intime.
Avec cette notion d’archétype, Jung s’écartait donc radicalement de l’universalisme freudien, même s’il prétendait retrouver l’universel dans les grandes mythologies humaines et dans le symbolisme alchimique ou ésotérique. L’archétype était sans doute plus proche du pattern des culturalistes américains que du différencialisme racial du national-socialisme. Mais, dans le contexte historique de l’avènement du nazisme en Allemagne, les deux thèses se rapprochaient.
La parution du premier article de Jung dans la Zentralblatt provoqua un scandale chez ses collègues suisses. Jung aurait pu alors prendre conscience de l’engrenage dans lequel il se trouvait. Au lieu de quoi, il répondit par deux articles publiés dans le même journal en mars 1934. Il se compara à Galilée et à Einstein, martyrs de la science, et désavoua, non pas le contenu des articles de Cimbal et de Göring, mais leur stratégie éditoriale. Surtout, il réaffirma son adhésion pleine et entière aux thèses de la psychologie des nations, tout en rejetant la psychologie uniformisante de Freud et d’Adler: l’universalité engendre la haine et l’amertume des opprimés et des incompris.
A la suite de la polémique Jung commença à se sentir persécuté. Il se mit alors à reprocher aux Juifs d’être responsables de l’antisémitisme qui s’abattait sur eux. C’est dans ce contexte qu’il évolua vers une conception inégalitariste du psychisme archétypal.
Jusque-là, il s’était contenté d’un simple différentialisme. Mais, en avril 1934, il publia dans le Zentralblatt un long article intitulé Sur la situation actuelle de la psychothérapie dans lequel il faisait l’apologie du national-socialisme tout en affirmant la supériorité de l’inconscient aryen sur l’inconscient juif. Tout en reprochant aux Juifs de fabriquer les conditions de leur persécution, Jung prétendit les aider à devenir de meilleurs Juifs, de vrais Juifs. Dans une lettre à son élève Gerhard Adler, du 9 juin 1934, il approuva l’idée de celui-ci selon laquelle Freud était en quelque sorte coupable de s’être détaché de son archétype juif, de ses racines juives.
Autrement dit, conformément à sa théorie, Jung n’acceptait pas le modèle freudien du Juif universaliste, du Juif des Lumières [ou alors du Hopi, du Tchétchène, du Basque des Lumières … ].
Il condamnait la figure moderne du Juif déjudaïsé coupable, selon lui, d’avoir renié sa nature juive: Quand je critique l’aspect juif de Freud, je ne critique pas les Juifs, mais cette condamnable capacité des Juifs à renier leur propre nature qui se manifeste chez Freud. Soucieux de ramener les Juifs sur le terrain d’une psychologie de la différence, Jung suivit avec attention l’évolution de ses disciples juifs exilés en Palestine. Grâce à la nouvelle terre promise, ils pourraient enfin devenir jungiens.
À partir de 1936, Jung songea à démissionner de la direction de l’AAGP et du Zentralblatt. Il le fit en 1940, lorsque la société fut placée, pour toute la durée de la guerre, sous le contrôle de l’Allemagne nazie. Le siège de celle-ci fut alors transféré de Zurich à Berlin. Jung changea d’opinion à l’égard de la psyché allemande.
L’Allemagne devint alors, sous sa plume, la mauvaise Allemagne, véritable creuset de tous les maléfices qui dévastaient l’Europe. Quant à Hitler, idéalisé en 1933 sous les traits d’un magnifique éveilleur de l’âme germanique, il était désormais comparé à un sinistre charlatan, pantin de bois ou automate, véritable archétype de l’aryanité allemande. Hitler était littéralement possédé par une anima maléfique, d’essence germanique. Jung se retournait contre lui en utilisant les mêmes arguments que ceux qui avaient servi à les glorifier deux ans plus tôt.
Véritable serpent de mer, immergé dans le tourbillon de l’archétype, la psychologie de Jung aboutissait donc à l’impasse propre à toutes les formes de pensée communautariste, différentialiste. Elle projetait dans la figure de l’autre l’enjeu perpétuel d’une négativité qui oscillait entre l’inclusion symbiotique et l’exclusion radicale. Nulle forme d’altérité réelle ne pouvait émerger de ce cercle infernal.
Cette thèse de la faute collective, exprimée en 1945 dans Nach der Katastrophe et dans de nombreux échanges épistolaires, n’avait pas grand chose à voir avec la position d’un Adorno ou d’un Thomas Mann. Pour le grand écrivain anti-nazi, autrefois si proche de Freud, l’Allemagne ne fut jamais une entité archétypale mais un corps vivant, traversé de forces pulsionnelles contradictoires. Au lendemain de la victoire des Alliés, Jung ne comprit pas les attaques qui pleuvaient sur lui. Comment aurait-il pu être coupable, lui qui avait à ce point condamné la mauvaise Allemagne? Pour répondre à ses détracteurs, il fit paraître en 1946 un court essai en langue anglaise dans lequel il reprenait certains de ses textes d’avant-guerre accompagnés d’une introduction et d’un épilogue: à aucun endroit du livre Jung ne dit explicitement que lui aussi eut un problème juif.
Jung ne se sentit pas responsable de ses actes parce qu’il avait éliminé de son système tout ce qui avait trait à la conception dite occidentale de la conscience. Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui accomplit sa réalisation: tels sont les mots qui ouvrent son autobiographie.
À la différence de Freud, qui ne séparait pas l’inconscient du processus de refoulement et faisait de l’homme un être coupable de ses désirs [donc responsable, donc libre, tel est bien sûr le sens du péché originel], Jung ne concevait pas l’idée d’une conscience pensante, fût-elle de nature inconsciente.
Un événement montre pourtant que Jung voulut se dédouaner de son passé. À l’occasion des conférences organisées à Zurich en 1946 par Hermann von Keyserling, lui-même théoricien d’une caractérologie des nations, il rencontra le rabbin Léo Baeck, qui avait échappé à l’extermination après avoir suivi sa communauté religieuse à Theresienstadt. Connaissant le passé du psychologue, celui-ci refusa de se rendre dans sa maison de Kusnacht. Mais Jung alla le voir à son hôtel et à la suite d’une vive discussion, il prononça ces mots: C’est vrai, j’ai dérapé. Baeck rapporta la conversation à Gershom Scholem et celui-ci accepta alors l’invitation que lui faisait Jung de participer aux rencontres Eranos à Ascona. Ainsi Jung fut-il racheté par le pardon que lui accorda le plus grand penseur de la mystique juive installé dans le futur état hébreu. Pendant des années, il put continuer à réunir autour de lui, pour les rencontres Eranos, des savants, des psychologues et des historiens des religions, parmi lesquels Henry Corbin, Mircea Eliade ou Lancelot White. Son engagement dans une vaste réflexion sur les échanges possibles entre les philosophies orientales et occidentales lui permit d’oublier le passé.
Jamais il ne sembla comprendre ce qu’avait été sa participation réelle au nazisme, jamais il n’abandonna sa psychologie archétypale, jamais il ne produisit le moindre commentaire sur le génocide des Juifs, et jamais il ne voulut reconnaître qu’il avait tenu des propos antisémites. Ce déni le conduisit à prendre une mesure insensée au sein du Club de psychologie analytique de Zurich. En 1944, au nom de l’équilibre nécessaire entre les différents groupes humains, il décida de limiter à 10 % l’admission des membres Juifs et à 25 % celles des invités. Il instaurait en quelque sorte une politique des quotas qui ne faisait que révéler la véritable nature de la théorie des archétypes. Cette règle fut abolie en 1950.
À partir du milieu des années 1980, au moment où, du côté des freudiens, émergeaient de violents conflits sur la politique de Jones, les jungiens anglais et américains, juifs ou non-juifs, souvent exilés ou fils d’exilés, commencèrent à examiner sérieusement les raisons de ce fameux dérapage.
Les petits-fils de Jung, à Kusnacht
Andrew Samuels joua dans cette affaire un rôle de premier plan. Membre éminent de la Society of Analytical Psychology (SAP) de Londres, il consacra dix années de sa vie à l’élucidation de cette question.
À travers de brillants articles, il démontra non seulement que la théorie de l’archétype était ancrée dans une typologie nationaliste, qui conduisait à l’antisémitisme et au nazisme, mais que Jung était comparable à Hitler dans sa politique de leadership face à la psychanalyse. Lui aussi se sentait menacé par les Juifs et par la crainte que la psychologie juive n’envahisse tout le champ des psychothérapies. Samuels exhorta les jungiens à faire le deuil de Jung et à se détacher définitivement du différentialisme et à la typologie des groupes pour accéder à la différence vraie.
Hélas! Loin de prôner le retour à un universalisme des Lumières, Samuels proposait l’adhésion à un nouveau culturalisme, sans pattern, ni archétype: une sorte d’écologie, capable de saisir l’essence même du différent, afin d’y retrouver l’essence du genre humain. Tel était à ses yeux le seul programme possible du post-jungisme et de la nouvelle psychologie analytique: s’ouvrir à l’altérité, à l’étranger, à l’ennemi, au marginal et donc aussi à l’adversaire le plus proche, à Freud et aux freudiens:
Alors la psychologie analytique pourra allègrement renoncer à la table haute, au niveau des États-nations, car nous avons vu quel terrible désordre nous créons quand nous essayons de nous y asseoir … Nous devrions tâcher d’être là quand sera adoptée une Loi du Retour et que les petits groupes ethniques gagneront ou regagneront leur terre et nous devrions être partout où s’enflamme une Intifada [décidément …]. Nous, post-jungiens, nous avons à faire réparation: alors nous commencerons à aller vers les autres, et avec un peu de chance, ils viendront vers nous.
Jung cherchait à prouver que le différentialisme qu’il défendait n’avait aucun rapport avec le racisme différentiel du national-socialisme. Balivernes! En voulant transformer le différentialisme raciste et xénophobe en un culturalisme progressiste et subversif, Samuels (et la Nouvelle Droite) prônent un ethnicisme communautariste, qu’ils s’imaginent immémorial et ultra-moderne, en fait aussi poussiéreux et récent que la psychologie des peuples …
Elisabeth Roudinesco
Victor Brauner