Le temps passa, le soir fut à son déclin, et cet homme n’eut point la lâcheté de renier son espoir ; aussi ne sera-t-il jamais oublié.

Si l’homme n’avait pas de conscience éternelle, si au fond de tout il n’y avait qu’une puissance sauvage et bouillonnante, produisant le grand et le futile, dans le tourbillon d’obscures passions; si le vide sans fond, que rien ne peut combler, se cachait sous les choses, que serait donc la vie, sinon le désespoir?

S’il en était ainsi, si les générations se renouvelaient comme les feuilles des forêts, s’éteignaient l’une après l’autre comme le chant des oiseaux dans les bois, traversaient le monde, comme le navire l’océan, ou le vent le désert, acte aveugle et stérile; si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vanité et quelle désolation serait la vie!

Mais tel n’est pas le cas; comme il a créé l’homme et la femme, Dieu a aussi formé le héros et le poète ou l’orateur. Les grands hommes seront célébrés dans l’histoire; mais chacun d’eux fut grand selon ce qu’il espéra. L’un fut grand dans l’espoir qui attend le possible, un autre dans l’espoir des choses éternelles; mais celui qui voulut atteindre l’impossible fut le plus grand de tous. Tels furent les combats livrés sur cette terre: homme contre homme, un contre mille; mais celui qui lutta contre Dieu fut le plus grand de tous.

C’est par la foi qu’Abraham quitta le pays de ses pères et fut étranger en terre promise. Il laissa une chose, sa raison terrestre, et en prit une autre, la foi; sinon, songeant à l’absurdité du voyage, il ne serait pas parti. C’est par la foi qu’il fut un étranger en terre promise où rien ne lui rappelait ce qu’il aimait, tandis que la nouveauté de toutes choses mettait en son âme la tentation d’un douloureux regret. Cependant, il était l’élu de Dieu, en qui l’Éternel avait sa complaisance! Abraham n’a pas laissé de lamentations. Il est humain de se plaindre, humain de pleurer avec celui qui pleure, mais il est plus grand de croire, et plus bienfaisant de contempler le croyant. C’est par la foi qu’Abraham reçut la promesse que toutes les nations de la terre seraient bénies en sa postérité.

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Le temps passait, la possibilité restait, Abraham croyait. Le temps passa, l’espérance devint absurde, Abraham crut. On vit ainsi au monde celui qui eut une espérance. Le temps passa, le soir fut à son déclin, et cet homme n’eut point la lâcheté de renier son espoir; aussi ne sera-t-il jamais oublié. Abraham ne nous a pas laissé de lamentations. Il n’a pas tristement compté les jours à mesure que le temps passait; il n’a pas regardé Sara d’un œil inquiet pour voir si les années creusaient des rides sur son visage; il n’a pas arrêté la course du soleil pour empêcher Sara de vieillir, pour apaiser sa peine, il n’a pas chanté à Sara un triste cantique. Il devint vieux et Sara fut raillée dans le pays; cependant, il était l’élu de Dieu et l’héritier de la promesse, que toutes les nations de la terre seraient bénies en sa postérité.

 Si Abraham n’avait pas cru, Sara serait sans doute morte de chagrin, et lui, rongé de tristesse, n’aurait pas compris l’exaucement, mais en aurait souri comme d’un rêve de jeunesse. Mais Abraham crut; aussi resta-t-il jeune; car celui qui espère toujours le meilleur vieillit dans les déceptions, et celui qui s’attend toujours au pire est de bonne heure usé, mais celui qui croit conserve une jeunesse éternelle.

Sören Kierkegaard, Crainte et Tremblement

Sören et Régine dans Gefährliche Gedanken, un film de Wilfried Hauke