5 Paradoxes

Le Système hégélien, accomplissement de tous les systèmes et perfection de tout système, est en complet porte à faux par rapport à l’absolu. Que signifie, en effet, l’affirmation selon laquelle l’existence et l’effectivité interviennent en logique? De deux choses l’une, dit Kierkegaard: ou bien l’existence et l’effectivité sont incluses dans la science spéculative de la logique, et alors elles ne sont nullement l’existence et l’effectivité; ou bien l’existence et l’effectivité prennent leur véritable poids de sens, et alors elles débordent toute sphère logique.

Là où Hegel dialectise rationnellement logique, nature et esprit, Kierkegaard reconnaît un irréductible dualisme du penser et de l’être.

Et qui donc postule que l’existence est incluse dans le Système? Celui qui professe l’Encyclopédie des sciences philosophiques (Kierkegaard a très justement perçu en Hegel un grand enseignant). L’individu en chaire, même si sa fonction professorale le pousse à oublier qu’il est en chair -et en os, ne peut limiter sa vie personnelle à des modalités professionnelles de pensée et d’action.

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La métaphore du professeur rejoint alors polémiquement celle du ventriloque, ou encore celle de la personne qui se traite soi-même comme un parapluie (qu’on peut ne pas emporter en promenade les jours de beau temps). Sont très suggestives aussi les métaphores du livre et de la reliure qui rappellent que, loin de ressembler au Créateur transcendant ses créatures, le Système est une création humaine, un produit fini. La réfutation kierkegaardienne sait faire un usage cruel des images et des métaphores, mais elle est plus rude encore quand elle recourt aux concepts. Dans la substance spinoziste Hegel a admiré l’affirmation de la pensée, tout en reprochant à Spinoza de l’avoir substantialisée. Cela, Kierkegaard l’ignore si peu qu’il en profite pour se servir de Spinoza contre Hegel, en étendant à la systématicité hégélienne la critique adressée par Hegel même au spinozisme. Kierkegaard peut ainsi radicaliser son attaque en identifiant philosophiquement la totalité rationnelle spéculative avec cela même qu’elle dit avoir compris et conservé-dépassé: le panthéisme!

Pour échapper au panthéisme posons-nous la question du mal en ayant présents à l’esprit la Phénoménologie hégélienne, qui donne un rôle si décisif au travail du négatif, et Le livre de Job.

Job est un homme pieux dont la réussite terrestre est incontestable. Or, apprenant qu’il vient de perdre dramatiquement ses enfants, ses troupeaux et divers autres biens précieux, Job se prosterne aussitôt pour adorer Dieu: inébranlable dans l’adoration de son Seigneur, il ne Lui réclame rien qu’il ne veuille donner. Cela suffit à désigner Job comme l’exception. Avant ces drames, Job recevait avec reconnaissance les dons de Dieu; après ces drames, Job redit à Dieu sa reconnaissance avec une sincérité inchangée. Dans le temps même de l’épreuve et de la douleur, qui sont ordinairement des occasions d’ingratitude, de ressentiment, de colère, d’abattement, Job privilégie la gratitude. En son vif et profond chagrin, Job ne perd ni la paix du cœur, ni la confiance de la foi, ni la capacité de rendre grâce, et il conserve la joie incorruptible du cœur parce qu’il sait (ou plutôt croit) que Dieu ne varie pas. Voilà pourquoi Kierkegaard voit en lui un maître pour l’humanité: Job n’enseigna aucune doctrine, mais il a laissé en héritage une parole qui demeure vivante par-delà les siècles et fait de lui un veilleur posté aux frontières extrêmes de l’humain: Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté. Que le nom du Seigneur soit béni!

A la différence du Discours édifiant de décembre 1843 auquel je viens de faire allusion, La répétition, publiée deux mois plus tôt, en octobre 1843, ne met pas l’accent sur la parole adorante de Job, mais sur la force extrême de sa revendication. Job veut être reconnu comme juste, alors même que se déroule l’épreuve à laquelle il se trouve soumis; il ignore qu’il s’agit d’une épreuve et que celle-ci résulte d’un jeu divin entre Dieu et Satan. Une pareille épreuve est étrange, à la fois totalement surhumaine (l’enjeu dépasse de très loin la personne de Job) et complètement humaine (c’est bien Job qui a à vivre l’épreuve).

Y-a-t-il une science capable d’évaluer correctement une telle situation? Quelle science peut avoir place pour un rapport qui a été déterminé comme épreuve, laquelle épreuve, pensée d’un point de vue infini … est seulement pour l’individu? Une pareille science n’existe pas et il est impossible qu’elle puisse exister. À cela s’ajoute la question suivante: comment l’individu parvient-il à savoir que c’est une épreuve?

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La catégorie d’épreuve pose l’être humain dans un rapport de contradiction purement personnel à Dieu. Elle ne concerne ni le temps exclusivement ni l’éternité exclusivement, mais elle exprime la rencontre conflictuelle du temps et de l’éternité, rencontre pendant laquelle d’un point de vue kierkegaardien l’être humain, positivement privé de l’éternité a toutefois à se rapporter à elle sur le mode de la plainte, de la contestation, de l’appel.

L’épreuve suspend l’effectivité puisqu’elle la détermine comme une épreuve par rapport à l’éternité. Mais cette suspension n’est en aucun cas abolition du réel par l’épreuve; c’est au contraire l’épreuve qui en tant qu’épreuve, doit en fin de compte être abolie.

Un pareil schéma conceptuel est impossible à totaliser, à surmonter spéculativement. Il met à l’épreuve toute pensée: lors de son déroulement l’épreuve ne se laisse pas penser, sinon elle ne serait pas une épreuve; à son terme, elle cesse d’être épreuve pour devenir tentation vaincue.

Aux paroles parfois violentes que Job adresse aux siens, durant l’épreuve, pour tenter de les convaincre de son innocence devant Dieu, correspond, sur un registre différent, le silence d’Abraham vis à vis de sa famille et de ses proches pendant l’épreuve que lui-même vit devant Dieu lors de sa marche vers le mont Morija. Cette autre épreuve engage encore le rapport d’un père à soi-même et à sa famille: à l’invitation de Dieu (cette fois-ci, Dieu s’adresse à l’éprouvé dès le début de l’épisode). Abraham prend la décision de conduire son fils unique, le fils qu’il aime, Isaac, au pays de Morija pour l’y offrir en holocauste. Par là Abraham se met hors du général: il se coupe des siens (sa famille, ses proches, la société à laquelle il appartient) et accepte de passer à leurs yeux pour l’assassin de son propre enfant.

Qu’Abraham soit un meurtrier potentiel, c’est l’hypothèse développée par Kant dans La religion dans les limites de la simple raison: si, lors d’une manifestation prétendue de Dieu, un père recevait l’ordre d’immoler son fils, ce geste ne viendrait en aucun cas de Dieu, un pareil geste s’opposant à la loi morale. Mais l’hypothèse kierkegaardienne ne considère pas la situation d’Abraham dans les limites de la simple raison et prend au sérieux l’idée d’une Parole divine adressée au père d’Isaac. Acceptant d’être traité en criminel, Abraham assume la position de l’individu isolé, séparé, non conforme à ce qu’on est en droit d’attendre de lui comme membre de la communauté.

Sur ce point encore, Kierkegaard se montre excellent lecteur (lecteur bien informé, librement et intelligemment critique) des philosophes. L’alternative formulée dans Crainte et tremblement est la suivante: ou bien Hegel a raison, et l’individu singulier, devenu subjectivité excessive qui s’appréhende comme le juge ultime, mérite d’être condamné, étant voué à s’inscrire, comme sacrifié-sauvé, dans la vie éthique (Sittlichkeit) hégélienne; ou bien Hegel se trompe, et le singulier, reconnu comme singulier, rencontre dans des conditions non hégéliennes l’absolue objectivité paradoxale qui s’identifie effectivement avec l’absolue subjectivité, c’est-à-dire le Dieu vivant, seul digne de satisfaire les exigences légitimes de la créature finie singulière.
Ayant bien lu Kant et Hegel mais récusant l’hypothèse de l’un comme celle de l’autre, Kierkegaard propose une solution conceptuellement inédite qui respecte le texte biblique. Si Abraham n’est pas un meurtrier, il est un croyant, un homme agissant en vertu de l’absurde: l’absurde, c’est précisément que lui, comme étant l’individu singulier, soit plus haut que le général.

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Hors de toute dialectique systématique d’accomplissement réconciliateur, Abraham maintient fermement l’altérité au cœur même de l’acte de foi. Ici la généralité éthique n’est pas abrogée-relevée mais téléologiquement suspendue (pendant toute la durée de l’épreuve, mais non pas durant la vie entière d’Abraham).

Tel est le paradoxe impossible à médiatiser, le paradoxe qui, d’aucune manière, ne se laisse penser même s’il donne beaucoup à penser. Abraham ne cesse jamais de percevoir Dieu comme le Tout Autre dont l’Amour infini envers les créatures s’exprime à travers une incompréhensible incitation (provisoire) à l’infanticide. Car ne l’oublions pas, l’essentiel de l’épisode improprement dénommé sacrifice d’Isaac est qu’Isaac n’a pas eu à être sacrifié par Abraham, puisque Dieu l’a restitué bien vivant à son père. Voilà l’une des expressions de cette répétition-reprise paradoxale dont témoigne la foi.

Figures inséparablement complémentaires, Job et Abraham savaient l’un et l’autre mettre leur confiance en Dieu là où tout espoir humain fait défaut. La foi est cette confiance, cette espérance, cette fidélité maintenues sans faillir pendant l’épreuve qui pourtant souligne la faille, le risque de mort inhérent à l’expérience humaine -étant entendu que c’est seulement après coup, rétrospectivement, que l’épreuve acquiert sa dénomination d’épreuve. Pendant qu’elle se déroule (dans le temps) et a lieu (dans l’espace), elle n’apparaît ni à Job ni à Abraham comme une épreuve à surmonter, mais elle est tout simplement leur vie, inséparable pour eux de la nécessité où ils se trouvent d’avoir à continuer de penser et agir. Selon Kierkegaard, Abraham vit simultanément le rapport à l’universel comme rapport sien et comme rapport d’altérité.
Loin d’éprouver le déchirement et la séparation comme l’expérience douloureuse de l’amour absent et un témoignage du malheur attaché à la finitude, Abraham convertit l’épreuve en profession de foi: Dieu est pour moi cet Autre incommensurable dont je puis tout attendre -y compris ceci, qui reste incompréhensible à mon entendement: qu’il me redonne Isaac après me l’avoir d’abord donné, puis réclamé.

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Renversons l’analyse hégélienne sans l’occulter: selon Hegel, Abraham refuserait l’amour, c’est-à-dire l’union des opposés qu’est l’esprit lui-même; selon Kierkegaard, Abraham accepte l’amour, c’est-à-dire cette radicale conjonction paradoxale qu’est l’esprit. Pour Kierkegaard, il s’agit de percevoir (c’est ce que Johannes Climacus appelle l’autopsie de la foi) la trace paradoxale -absurde du point de vue de l’entendement- de la transcendance dans l’être-là, la rencontre effective de l’infini et du fini dans le temps. Cette rencontre paradoxale transforme le temps discontinu en temporalité historique, en lieu et instrument d’effectuation de l’Histoire, au sens éminent.
Le fait paradoxal rompt avec l’immanence, il échappe à toute tentative d’homogénéisation, à toute réduction. Il signale la présence de l’autre dans le même puisqu’il témoigne de la réalité de l’éternel au cœur du temps, cette présence active annulant les temps morts du temps et ouvrant celui-ci une temporalité vivante. Il y a paradoxe quand se produit la mise en relation de deux éléments radicalement extérieurs l’un à l’autre (l’infini, le fini).

Est paradoxale la rencontre de l’immanence avec la transcendance au sein même de l’immanence, ce qui paraît scandaleux à l’entendent logique ami de l’identité, de la non-contradiction, du tiers exclu. Examinant deux conceptions antithétiques des relations entre temps et éternité, Kierkegaard, dans le premier chapitre des Miettes philosophiques, oppose à la réminiscence grecque le message des Évangiles. Le discours christique rapporté par le Nouveau Testament est qualitativement différent du discours platonicien: la Bonne Nouvelle évangélique ne reconduit d’aucune manière l’âme à un savoir intemporel qu’il s’agirait de se remémorer à la manière du Ménon, mais elle confronte l’individu humain à une altérité qui, inextricablement, représente pour lui ce qu’il y a de plus semblable à lui et de plus étrange, de plus étranger. Le paradoxe absolu est que Dieu se fasse homme une fois pour toutes et pour toujours. Introduisant l’éternel dans le temps, ce fait paradoxal modifie de façon décisive le rapport des individus humains à l’Absolu vivant.

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La systématicité kierkegaardienne ne coïncide assurément jamais avec la systématicité hégélienne, paradoxe et médiation ne sauraient faire bon ménage. Ce qui n’empêche pas Kierkegaard de rendre à Hegel ce qui lui appartient comme en témoigne, par exemple, la fine remarque suivante concernant la division des hégéliens en plusieurs partis rivaux: le premier parti comprend ceux qui ne sont pas entrés dans Hegel mais qui pourtant sont hégéliens; le deuxième comprend ceux qui sont allés plus loin que Hegel, mais qui pourtant sont hégéliens; le troisième parti, les hégéliens effectifs, nous en avons très peu.

Que l’on ne se méprenne pas à mon sujet, comme si je m’imaginais être un diable de penseur qui devrait tout rénover, etc. De telles pensées sont aussi loin de moi que possible. J’éprouve pour Hegel un respect qui m’est parfois énigmatique à moi-même, j’ai beaucoup appris de lui, et je sais très bien que, lorsque je retourne à lui, je peux encore apprendre de lui de plus en plus. La seule chose dont je me fasse crédit, c’est d’avoir des dons naturellement sains, et aussi une certaine franchise qui est armée d’un regard perçant pour le comique. J’ai vécu avec l’assurance qu’il doit pouvoir se trouver un chemin libre pour la pensée, j’ai eu recours aux écrits des philosophes et, parmi eux, à ceux de Hegel. Mais c’est ici précisément qu’il vous fausse compagnie. Son savoir philosophique, sa surprenante érudition, son regard génial et tout le bien qui peut ordinairement se dire d’un philosophe, je suis, autant que n’importe quel disciple, prêt à les reconnaître -non, pas à les reconnaître, c’est une expression trop arrogante, mais prêt à admirer, prêt à me laisser instruire.

Il n’est pas moins certain que quiconque ayant proprement fait l’épreuve de la vie, et aura dans sa détresse recours à la pensée, le trouvera comique.

Hélène Politis

Théodore Géricault