4 Sacrifice

Les images se déroulent dans notre esprit. Dieu demande à Abraham d’immoler son fils Isaac. Mais il arrête sa main au dernier moment. Un bélier remplace Isaac.
La pratique de sacrifier les premiers-nés a eu cours en Israël. Cela se faisait, puisqu’on l’a interdit. Il s’agissait d’offrandes au dieu Molek (le Moloch). La loi dit que ceux qui auront fermé les yeux devant cet acte seront retranchés du peuple (Lv 20,4). Précieuse indication sur la complaisance, peut-être l’admiration ainsi obtenue. Dans le livre des Juges, qui est la meilleure exposition des mœurs de l’Israël le plus archaïque (avant l’an moins mille), nous lisons que le guerrier Jephté avait fait le vœu d’offrir en holocauste, s’il revenait vainqueur, le premier qui sortirait de sa maison … Il avait pris un risque effrayant! Sa fille unique sortit la première et il la sacrifia (Jg 11,29-40).

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Vase attique, sacrifice d’un bouc

Chez les Grecs, Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie, pour être exaucé des dieux. Dans l’histoire de Jg 11, une tradition de ce genre a été sans doute édulcorée (et rendue peu vraisemblable) dans le but d’attribuer au destin aveugle le choix de la victime. Dans cette version du même scénario, le père n’avait pas prévu qu’elle serait la victime, ce qui rend la scène plus acceptable à une civilisation moins insensible. Jephté, le juge d’Israël, est-il offert à notre réprobation? Le récit est comme l’eau d’un lac sans ride. Imperturbable, il raconte un événement, nous ne saurons pas ce qu’il en pense.
Saurons-nous accepter, prendre en compte, ce silence des textes- une espèce de sonde descend dans les couches profondes de l’histoire humaine, à travers les siècles. Or c’est en nous qu’elle descend. Toutes les strates de l’histoire humaine sont présentes en chaque homme. Jephté n’est pas notre modèle. Mais l’éclairage sur le passé des hommes m’éclaire sur moi même.
Revenons à Abraham qui est, lui, notre père (Rm 4,16). Jadis, les anciens liaient à Dieu leur premier-né. Ils offrent maintenant un animal, comme ce bélier de Gn 22,13, à la place du fils. La coutume est moins dure. L’histoire avance. Mais le récit peut se retourner: Vous sacrifiez aujourd’hui des animaux, mais n’offriez-vous pas jadis davantage? On conclura que cette victime animale cache quelque chose.

Le premier geste n’est pas tout à fait effacé. Il est au contraire rappelé chaque fois qu’est versé pour Dieu le sang d’un animal, au Temple ou pour la Pâque. Ce bélier empêtré dans un buisson nous empêche de nous débarrasser du texte par une platitude, du genre: Il y a eu des progrès depuis le sacrifice humain. Puisque ce commencement n’est pas caché, mais plutôt colmaté par cette histoire de bélier, qu’en dire? On disait alors que tout premier-né, parmi les hommes comme parmi le bétail, appartenait à Dieu (Ex 13,2). L’individu compte peu: il y aura encore beaucoup de naissances, dans la famille comme dans le troupeau. La question reste: pourquoi ce sang versé? Versement d’un impôt pour avoir le droit de donner la vie, pour s’y sentir autorisé une seconde fois? Ce fils n’est pas mon prolongement, ce n’est pas moi qui donne la vie.

Signifier par le sang que l’engendrement n’est pas une continuité, le signifier dans une sorte de terreur venant de l’ignorance où l’on est de ce qu’est la vie, dont on éprouve seulement qu’elle vient de plus loin que l’homme. Ce sang que le rite de la circoncision demandera encore. Le narrateur qui nous a laissé Gn 22 est très loin de cette époque enfouie. Avant tout, il s’agit dans son récit d’un fils unique. Aux antipodes de la famille-troupeau. Nous lisons: … Ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac.

Ensuite, Abraham ne renonce pas seulement à un fils. Il renonce à la promesse! 

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 Gaspard Diziani, vers 1750 

Vingt-cinq ans ont passé après qu’il a reçu cette promesse de devenir une grande nation. Puis est venu le jour de l’hospitalité (philoxénie), la première Annonciation. Abraham avait atteint l’âge de cent ans sans que sa femme lui donne un fils. Ce qui lui avait été donné par miracle lui est aujourd’hui redemandé! Un auteur du Nouveau Testament donne son interprétation. Non, enseigne-t-il, Abraham n’a pas renoncé à la promesse. Il s’est dit: Le don promis, qui vient de plus loin que l’homme, va plus loin aussi et ne peut être retiré. Même un mort, se disait-il, Dieu est capable de le ressusciter. Aussi, dans une sorte de préfiguration, il retrouva son fils (Hb 1 1, 19).
N’imaginons pas que, selon cet interprète, Abraham ait vu à l’avance le dénouement de son drame: Par la foi, Abraham, mis a l’épreuve, a offert Isaac (He 11,17). Or la foi, c’est la nuit. La montagne nommée par le récit s’appelle Dieu verra (Gn 22,14). Dieu voit -Abraham ne voit pas. Le père retrouva son fils. Mais il est devenu un autre père. Quant au fils, le titre donné au récit par la tradition juive met l’accent sur son drame à lui: l’épisode s’appelle non pas sacrifice, mais ligature d’Isaac. Si Abraham n’a pas cru que Dieu veuille la mort, Isaac n’a pas cru que son père veuille le tuer …

Tout n’est pas dit avec cela. Le dénouement de cette ligature libère dans le lecteur ce sentiment d’une dette de sang, esclavage ancien et quotidien. L’audace du récit est d’attribuer à Dieu lui-même l’ancienne imposition.

Comme si Dieu disait: C’est toi qui m’as fait cette image cruelle, mais je suis venu l’habiter parce que je ne pouvais pas t’en délivrer autrement.

Paul Beauchamp