Nouvelle étape, aux chênes de Mambré: Il est assis à l’entrée de la tente dans la pleine chaleur du jour. II a plus de cent ans, sa femme est stérile. Mais c’est le plein midi et la promesse d’un fils va se réaliser.
La tradition des Églises d’Orient désigne la scène par le terme grec de philoxénie qui veut dire amour de l’étranger. Nous saisissons vite que philoxénie est le contraire de xénophobie.
Il leva les yeux et aperçut trois hommes devant lui. Il ne les a pas vu venir, il ne les connaît pas. Des étrangers.
Andreï Roublev
Indiscutablement cette philoxénie est la première Annonciation de toute la Bible. Et le fils annoncé est la promesse d’une grande nation. La nation sera bénie par des étrangers, et est annoncé par des étrangers.
On commente sur la proverbiale hospitalité des nomades. Que cela ne détourne pas notre attention de cette association fulgurante entre ouvrir sa porte à des étrangers et recevoir un fils. Le fils, la fille: étrangers pour le père, la mère. Étranger, c’est-à-dire autre, nouveau. Nouveauté devant laquelle tout père, toute mère, se surprend en défense. Abraham n’est pas seul. Sa vie se jouera sur son rapport avec les Nations (Gn 12,2-3).
Ses visiteurs n’ont pas de nationalité. Leur statut est caché: quand ils parlent, on entend tantôt leur voix (Gn 18,9), tantôt la voix du Seigneur (Gn 18, 10 et 13).
Trois dimensions s’étagent:
1. Recevoir des étrangers 2.Recevoir un fils 3. Recevoir cet étranger: Dieu. Un étranger qui partage nos repas: Ils mangèrent et lui dirent: Où est Sara, ta femme? L’annonce d’un fils fait rire Sara, rire devant l’impossible. Pas impossible pour le Seigneur, lui est-il répondu. Luc, intentionnellement, nous fera ressouvenir de cette scène. L’Ange Gabriel adressera la même parole à Marie.
Mambré et Sodome: la première Annonciation de la Bible est inséparable de la scène qui la suit (Gn 18,16 à 19,29), et qui est inaugurée par un mot: Sodome (Gn 18,16). L’effet de contraste s’inscrit dans la composition soignée des chapitres 18 et 19, sous le signe de la visite, visite accueillie par Abraham, visite refusée par les gens de Sodome qui se jettent sur les nouveaux venus comme sur une proie, violée. Cette lecture est corroborée par le Nouveau Testament. Par deux fois, Jésus compare à Sodome et Gomorrhe les villes qui refusent la visite de Dieu, en le refusant, lui ou ses envoyés (Mt 10,15; 11,23-24).
Ange, en hébreu, se dit messager, envoyé. Aujourd’hui ces apostrophes nous évoquent pratiques et comportements sexuels associés à Sodome et Gomorrhe. Or la tradition de la Bible est constante: ces deux cités symbolisent autre chose. Elles évoquent la fermeture sur soi, qui se relie à la satiété des biens et engendre la violence. Le pays de Sodome est caractérisé par l’opulence (Gn 13,10). Pour Jérémie, Moab (lié à Sodome: cf. Gn 19,30-37) reposait sur sa lie, n’ayant jamais été transvasée (Jr 48,1 1). Ezéchiel, 16,49 trace l’image complète de sa sœur Sodome:
Orgueilleuse, repue, tranquillement insouciante, mais la main du malheureux et du pauvre, elle ne la raffermissait pas. Elles ont commis ce qui m’est abominable.
Même envers Sodome et Gomorrhe, Abraham reste l’élu pour tous, le Béni pour ceux qui bénissent. Jamais il n’a été si proche des Nations qu’à ce moment où, raccompagnant les visiteurs étrangers jusqu’à ce haut lieu d’où leur apparaissent les deux cités, commence le dialogue au cours duquel Abraham intercède pour Sodome et Gomorrhe auprès du Seigneur.
Combien de justes faudrait-il pour qu’elles soient sauvées: cinquante, quarante-cinq, quarante, trente, vingt, dix? On s’est demandé pourquoi Abraham n’allait pas jusqu’au chiffre un. Sans doute parce qu’il faut une alliance explicite entre plusieurs pour sauver la cité: Il n’est pas bon que l’homme soit seul (Gn 2,18).
Paul Beauchamp