Abraham (père d’une multitude) s’appelle encore Abram. Il n’a pas d’enfants, il est vieux, son seul héritier est un étranger. Il sait pourtant que Dieu s’intéresse à lui, et qu’il a parlé de faire de lui une grande nation. C’est dans cette situation sans doute angoissante et apparemment sans issue que Dieu s’adresse à lui dans une vision:
Ce n’est pas Eliézer de Damas qui sera ton héritier, mais c’est celui qui sortira de tes entrailles qui sera ton héritier. Et après l’avoir conduit dehors, il dit: Regarde vers le ciel, et compte les étoiles, si tu peux les compter. Et il lui dit: Telle sera ta postérité. Abram crut Dieu, qui le lui imputa à justice.
La vision est nocturne, quel que soit le moment de la journée, car Dieu montre à Abram la face énigmatique des choses, la nuit du monde, le ciel de l’altérité et de la multiplicité. J’imagine Abram contemplant la démesure entre son corps qui est un et âgé et, dans les profondeurs de l’obscur où son regard se perd, la profusion sans fin des étoiles.
On voit déjà dans le récit l’importance de l’événement: il fonde une nation, et on sait par les commentaires du passage dans le Nouveau Testament que les premiers chrétiens l’élevaient encore plus haut, en y voyant la naissance de l’Eglise. L’acte de foi d’Abraham, qui ne croyait pas simplement en Dieu, comme dans les catéchismes, mais qui crut Dieu -qui accepta ce que Dieu lui disait malgré l’énorme invraisemblance de la promesse- devint le paradigme de la foi qui sauve. C’est par le même acte qu’Abraham devint lui-même le père des croyants.
L’événement exceptionnel et unique se généralise sans fin dans l’ordinaire des jours. Si j’insiste sur l’élévation de la scène, sur la pénétration d’Abraham, au-delà de toute psychologie, jusque dans le cœur du nouveau rapport entre l’homme et Dieu que la Genèse propose après l’expulsion du jardin, c’est que le récit ne continue pas comme on pense: Abraham n’a pas simplement un fils, soit pour le récompenser de sa foi, soit parce que Dieu le veut, mais plonge, après d’autres événements importants et quelques années plus tard, aussi bas que possible. On dirait qu’il fallait cette chute infinie pour que soit révélé le sens exact des paroles de Dieu, et c’est un rire mauvais qui le révèle.
Dieu apparaît de nouveau à Abraham, et lui dit: Je la bénirai (Sara), et je te donnerai d’elle un fils; je la bénirai, et elle deviendra des nations; des rois de peuples sortiront d’elle.
La promesse est la même qu’avant, sauf toutefois qu’il a été mentionné depuis que Sara, sur laquelle Dieu insiste dans cette répétition de l’autre scène, est stérile.
Comment va réagir le père des croyants? Abraham tomba sur sa face; il rit, et dit en son cœur: Naîtrait-il un fils à un homme de cent ans? Et Sara, âgée de quatre-vingt-dix ans, enfanterait-elle?
Abraham crut la première fois, parce que c’est Dieu qui avait parlé. Il ne croit plus, parce que la chose est impossible. Dieu semble l’avoir poussé, acculé dans sa foi plus que de raison, non pas pour l’éprouver mais pour qu’il comprenne que la promesse d’une descendance innombrable n’était pas une vision prodigieuse à contempler mais un miracle à accomplir en dépit de toute l’opposition du monde mortel. Que c’était, très exactement, une répétition. Abraham, pour commencer, ne comprend pas, et avec quelle soudaineté terrible dans le texte on entre dans sa conscience, dans son cœur, pour trouver qu’il rit. Et l’on voit maintenant le sens de ce rire, qui ne corrige pas les folies ou les vices, qui ne se moque pas du malheur d’autrui, mais qui nie le renouveau, qui refuse la renaissance, qui tourne en ridicule la répétition. C’est le rire, raisonnable et incrédule, d’un monde fini.
Dieu, si je puis dire, ne se démonte pas. Au contraire, après avoir réaffirmé ses intentions: Certainement Sara, ta femme, t’enfantera un fils, il plaisante: et tu l’appelleras du nom d’Isaac. Or Isaac signifie le rire. C’est en réponse à un rire de dérision qu’Isaac est nommé, et si l’histoire n’avait pas de suite on n’y verrait sans doute qu’une punition, qu’une plaisanterie un peu triste liant le miracle, qui va se faire malgré tout, et le mépris qui l’a accueilli. La plaisanterie, cependant, attend encore son heure. Car Dieu n’a pas fini. Il apparaît de nouveau à Abraham, parmi les chênes de Mambré, dans un de ces lieux réels et nommés de notre demeure terrestre où tant de récits de l’Ancien Testament insistent pour situer les événements les plus surnaturels, et lui parle sous la forme de trois hommes. La scène se déroule ainsi:
Alors ils lui dirent: Où est Sara, ta femme? Il répondit: Elle est là, dans la tente. L’un d’entre eux dit: Je reviendrai vers toi à cette même époque; et voici, Sara, ta femme, aura un fils. Sara écoutait à l’entrée de la tente qui était derrière lui.
On voit le préjugé du conteur: les femmes écoutent aux portes, ou bien la délicatesse dramatique de son art. Il continue:
Abraham et Sara étaient vieux, avancés en âge; et Sara ne pouvait plus espérer d’avoir des enfants. Elle rit en elle-même, en disant: Maintenant que je suis vieille, aurais-je encore des désirs? Mon seigneur aussi est vieux.
L’art se fait psychologique: la femme pense non pas à sa stérilité mais à son manque de plaisir sexuel. Mais on voit surtout que Sara aussi se moque du nouveau possible, avec ce même rire terrible qui tombe au fond de la vanité, comme pour y demeurer éternellement. Et pourquoi ces deux récits qui aboutissent au même rire, sinon pour que Sara, qui dans la maison de deuil fait son deuil de l’avenir, répète vainement le désespoir de son mari?
On aurait pensé que ce rire moqueur reviendrait souvent dans les récits du Nouveau Testament, pour viser une variété de cibles. Il revient une seule fois, au cours d’une histoire racontée dans les évangiles. La fille de Jaïre, un des chefs de la synagogue, est morte. Jésus entre dans la maison, et dit: Pourquoi pleurez-vous? L’enfant n’est pas morte, mais elle dort. Et ils riaient de lui. C’est le même rire, pour la même raison, le ridicule que l’on jette sur la possibilité de la répétition de la vie.
La répétition dans ces récits est évidemment religieuse: Sara deviendra enceinte par l’intervention de Dieu, Jésus ressuscitera l’enfant, mais ce qui m’intéresse, c’est l’idée simple d’une répétition par l’inattendu, par l’inespéré, et le rire qui s’en moque. Ce qui m’intéresse encore davantage, ce qui m’étonne et me fait rire moi-même, c’est que l’histoire, en continuant, tombe tout d’un coup sur un autre rire, qui est aussi un rire tout autre: Sara devint enceinte, et elle enfanta un fils à Abraham dans sa vieillesse … Abraham donna le nom d’Isaac au fils qui lui était né, que Sara lui avait enfanté … Abraham était âgé de cent ans à la naissance d’Isaac, son fils. Et Sara dit: Dieu m’a fait rire; tous ceux qui l’apprendront riront avec moi.
Il ne s’agit pas, on le voit bien, de la simple joie d’une femme qui se croyait stérile mais qui réussit à mettre au monde un enfant. C’est un rire d’étonnement devant l’impossible qui a pourtant lieu. C’est un rire d’émerveillement devant la répétition de Sara et d’Abraham dans un fils que l’inertie du monde semblait condamner à ne pas naître, et devant la Répétition elle-même, qui interrompt la réitération malheureuse de la naissance, du vieillissement et de la mort pour y introduire l’inopiné, pour créer et pour faire affluer soudain vers Sara un nouvel avenir, immense, illimité. C’est un rire où n’entre aucun mal, et qui répète son premier rire -elle rit de la même chose, de l’idée d’avoir un enfant, en transformant le rire qui monte des profondeurs d’un monde vain et qui nie la possibilité d’en sortir, en un rire de liberté dans un monde nouveau.
Il me semble même que le passage du premier rire au deuxième, qui traverse en un éclair la totalité de l’expérience humaine, illustre parfaitement cette répétition novatrice que je m’efforce de comprendre, qui part du même et qui arrive à l’autre. Rira bien qui rira une deuxième fois. Entre les deux rires, on voit Sara se retourner complètement, et n’a-t-on pas l’impression qu’elle retrouve aussi sa jeunesse, qu’elle devient, au moment du rire nouveau, une jeune femme tenant dans ses bras son premier enfant? Et elle ne rit pas seule. Le récit ne dit pas qu’Abraham rie, mais simplement, avec une grande discrétion littéraire et d’une manière indirecte en elle-même comique, qu’il nomme son fils Isaac, le rire. Le nom du fils a changé aussi entre-temps, tout en restant le même, car il ne signifie plus le rire moqueur mais le rire émerveillé, et il semble qu’Abraham le sait bien, et qu’il nomme Isaac en riant. Il croit comprendre également que l’auteur de cette plaisanterie toute simple, mais d’une profondeur inouïe, est Dieu, et que l’immense rire qui tonne en contrepoint au rire des parents est un rire divin.
C’est nous dit-on, la société qui rit en nous, et qui nous réunit parfois contre l’intrus. Mais Sara a une intuition plus généreuse du rire et un sens moins restreint de la communauté des hommes: Tous ceux qui l’apprendront riront avec moi.
En répandant sa joie, elle s’ouvre aux autres, elle leur fait don de son rire, elle les rend capables de ce rire nouveau qu’elle vient de découvrir, et elle semble viser bien au-delà de son cercle d’amis, afin de rassembler dans ce rire de la répétition tous ceux qui, à l’avenir et pendant toutes les générations de sa postérité, en apprenant la naissance du rire, seront à même d’entendre ce son inouï, cette respiration en saccades répétées, ce nouveau souffle.
Rembrandt