1 Election

D’après la Genèse, le peuple d’Israël commence à l’appel d’un seul, d’un individu. Ce terme, individu, marque un point d’arrêt: y aurait-il un milliard de milliards d’hommes que ce serait toujours autant de fois un individu, une unité.

Abraham avait un père, appelé Térah. Avant lui, ce père avait déjà quitté Our des Chaldéens. Il y a donc un prélude à l’histoire d’Abraham. Pourquoi l’oublier si souvent quand on raconte l’histoire biblique? Il est utile de voir la migration religieuse d’Abraham se greffer sur une migration précédente, la prolonger. Migration entreprise sans appel de Dieu, en tout cas sans que la Bible en fasse état.

Terah servait d’autres dieux. Je pris Abraham, dit le Seigneur (Jos 24, 2-3).

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Qu’en sera-t-il de la suite, qu’en sera-t-il de la descendance de l’élu? Ce grand secours du migrant, la famille, les fils, est pour Abraham un sujet d’angoisse: sa femme est stérile (Gn 11,30). Abraham individu est Abraham fils … Abraham époux … Abraham oncle … Mais il n’est pas encore Abraham père. Or Abraham sera, pour toujours et par excellence, le père. Quand une voix l’appelle, on s’attendrait donc à la promesse d’une postérité, mais la voix lui dit: Je ferai de toi une grande nation.
Nous attendrons le chapitre 15 pour que Dieu lui promette un fils. En réalité, la promesse va plus loin que famille et nation: En toi seront bénies toutes les familles de la terre.

Familles de la terre veut dire, ici, toutes les nations, appelées familles parce que le personnage d’Adam met en valeur la certitude que l’humanité est une comme un seul homme. Or face à la figure d’Adam, symbole d’universalité, Dieu instaure Abraham, figure de différence.
L’élu, c’est l’unique par excellence, le béni, mais le béni pour tous. Autour de cet individu, de ce séparé, va se jouer le destin de toutes les familles de la terre, donc de l’humanité.

Je bénirai ceux qui te béniront; je réprouverai ceux qui te maudiront (Gn 12,3). Question: Les hommes devront-ils reconnaître l’autorité d’Abraham, l’honorer, en tout cas adopter sa croyance? Réponse: ils devront seulement le bénir. L’unique alternative étant bénir ou maudire, on en conclura que maudire est une vraie possibilité. Les hommes seront tentés de le maudire, et Dieu à travers lui. En effet, pourquoi en avoir béni un seul, pourquoi pas moi ou -reproche plus indirect (plus politiquement correct)- pourquoi pas tous?

C’est le scandale de l’élection d’Israël, le scandale de toute élection divine. Réponse: tous sont bénis -tous, s’ils en bénissent Un Seul. C’est une condition. Question: à la promesse qui lui est faite, à lui, Abraham, aucune condition n’est mise! Est-ce juste? Réponse: là vient s’accrocher ce qui empêche de bénir. C’est alors de Dieu, de sa vie, que l’on est jaloux. La vie qui commence en Dieu et qui se donne n’a pas de cause, sauf elle-même. L’amour divin n’a pas de cause. Il aime les familles de la terre et il veut qu’elles le sachent par Abraham. Arrêtons-nous à ce procédé, à cette méthode, dont les raisons ne nous sont peut-être pas tout à fait inaccessibles. En lui, il n’est pas de ténèbres (1 Jn 1,5).

L’élection (puisqu’il s’agit de cela) n’est ni absurde ni obscure. Inventons un instant un autre texte. Dieu dit à tous les hommes: j’aime tous les hommes. Nous serions dans l’imaginaire et l’insignifiant: personne n’entend, ou personne ne bouge. Posons alors ceci: Dieu dit à quelqu’un: j’aime tous les hommes, dis-le-leur. Ce n’est pas assez. Nous resterions victimes d’une abstraction: il suffirait aux hommes d’apprendre qu’ils sont aimés, et sur quoi l’envoyé s’appuierait-il pour donner cette intéressante information? En réalité, avec Abraham, Dieu dit à un individu: je t’aime en sorte que je te prends en charge. Que tous le sachent. Le sachant, qu’ils te bénissent.

Reconnaissons-le, Dieu demande l’impossible; c’est irréductiblement à travers le segment qui va d’une seule naissance à une seule mort, et à travers le même étroit support d’un corps et de son histoire, que passe toute vérité. Les conditions de crédibilité de toute expérience ne peuvent échapper à cette vérification limite: en toi (Gn 12,3). En toi se béniront toutes les familles de la terre.

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Le chêne de Mambré, 1372

Mais que de pièges s’annoncent! Voici que le même texte vient se mettre en travers de lui-même, en nous rappelant qu’un peuple ne sort jamais d’un individu. Dans l’épisode qui suit immédiatement l’appel, Sara (encore appelée Saraï), qui est l’épouse, est le personnage principal.

Ce peuple sort non d’un, mais de deux individus. D’un couple. Et si la nation part d’un couple, c’est qu’avant ce couple il n’y avait pas cette nation, donc que les deux premiers conjoints proviennent de deux nations différentes. S’ils proviennent de deux nations différentes, alors la mixité ethnique est au principe, à l’origine, est inscrite pour toujours dans la texture génétique de cette nation, comme de toute autre.

Il existe un moyen d’échapper à cette conclusion. C’est que le premier couple, les premiers époux soient en même temps frère et sœur. Mais cela équivaut à placer un inceste à l’origine de la nation. Il est remarquable que la Genèse s’acharne autour de ce dilemme, avec trois épisodes où le rapport époux-épouse et le rapport frère-sœur se rapprochent dangereusement. L’une de ces zones d’ombre que nous évoquions se présente devant nous. Abraham était-il l’époux de Sara ou était-il son frère? S’il était son frère, Térah (Gn 11,31) serait le vrai père d’Israël. Tel n’est pourtant pas le parti choisi par la promesse de Dieu. Il n’a choisi ni Térah, dont nous ne connaissons pas l’épouse, ni Abraham séparé de son épouse, mais leur couple (Gn 17,15). Ce que nous appelions tache d’ombre est en réalité un faisceau lumineux sur les origines d’un peuple.
Le peuple de la Bible déclare lui-même l’ambiguïté de toute nation. Ce qui n’empêche pas la nation d’être nécessaire, d’une nécessité à laquelle nous pouvons dire que le plan de Dieu se soumet. Dès le départ, en posant un homme, une nation, le récit biblique pose, de la manière la plus crue, la nécessité inéluctable de la différence et, à partir de la différence, de la relation. Un homme, une femme. Une nation, les autres nations. L’œuvre de Dieu, la semence de vie ne s’inscrira jamais ailleurs que dans le sillon qui passera entre les uns et les autres.

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Melchisedech, sorti de la Nuit des Temps, des pré-histoires et des chamanismes, pour saluer Abraham. Émail, France, 16 éme siècle

Abraham n’arrivera pas d’un coup à la vérité: il commence par mentir au pharaon. En effet, si Sara est sœur d’Abraham, le pharaon peut la prendre parmi ses femmes. Si Sara est épouse d’Abraham, l’Égyptien ne va-t-il pas tuer Abraham pour la lui prendre? Quand les Égyptiens te verront et diront C’est sa femme, ils me tueront et te laisseront en vie. Dis, je te prie, que tu es ma sœur pour qu’on me traite bien à cause de toi et que je reste en vie à cause de toi (Gn 12,12-13). Une situation vraiment impossible. Abraham ne pourrait en sortir qu’en risquant sa vie. Au lieu de cela, il laisse au pharaon sa femme en lui faisant dire qu’elle est sa sœur, et finit par être expulsé quand le mensonge est découvert. Mais nous découvrons en Gn 20,12 quelle issue mitoyenne est adoptée: Sara est … la demi-sœur de son mari! Abraham n’avait donc pas tout à fait menti.
Ce n’est pas encore cette fois qu’Abraham va être béni chez les Nations. Il ne sera pas maudit non plus. Dieu a compassion d’Abraham, c’est évidemment le point de vue du narrateur, et il nous donne à comprendre que Dieu n’aurait pas compassion de nous-mêmes, lecteurs, si nous n’entrions pas dans ce sentiment. Dieu a compassion d’Abraham qui va reprendre sa route, pour d’autres aventures, à travers d’autres nations: Pharaon ordonna à ses gens de le renvoyer, lui, sa femme et tout ce qu’il possédait (Gn 12,20).

Béni, il va l’être, par un habitant de Canaan, par un roi appelé Melkisédeq (Gn 14,17). Le récit nous fait connaître ce prêtre du Dieu Très-Haut, en même temps roi de Salem, sortant de l’ombre et du fond des âges pour dire: Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut qui a créé ciel et terre! (Gn 14,19). On ne peut souligner davantage que la connaissance de Dieu n’est pas le privilège des élus.

Melkisédeq connaissait Dieu avant de connaître Abraham. Mais Dieu veut aussi qu’il connaisse son élu. Les historiens identifient Salem à Jérusalem. Cela impliquerait qu’une tradition d’Israël honore dans la ville sainte une sainteté plus ancienne qu’Israël. C’est un grand honneur pour Israël d’avoir été capable de cette reconnaissance.

Paul Beauchamp