Extraits
… A l’ombre de nos pas perdus, se pose aujourd’hui encore la question bien humaine de résister. Le parcours commémoratif présenté ici propose une réponse possible entre les temps qui nous bousculent. Il réunit poèmes, témoignages vivants et lieux de mémoire autour de la Résistance. Bien qu’il s’y réfère explicitement, il ne se limite ni à un lieu ni à une époque donnés. Créé pour les rues du 1er arrondissement de Lyon, il peut s’agencer en divers lieux et formats et dans une perspective d’ouverture sur le présent.
Moment venu? Moment voulu? Ce qui guide nos choix ne s’élucide pas toujours totalement. Dix ans après mon Desnos, trente ans après le Front populaire, au centenaire de la naissance de mon père (lequel en avait gardé la lumière), le défi s’imposait de réaliser ce temps entre les temps. Que faire? Comment faut-il faire? Faut-il se faufiler? Continuer sa route sur la pointe des pieds? Je crois qu’on peut au moins donner au chant une chance. Il libère, il témoigne aussi. Il fallait braver un certain silence, briser la glace, et fi de monuments, construire des moments de paroles.
Amphithéâtre des Trois Gaules, Fête des lumières, 2004
Entre les rues et dans les traboules si typiques des Pentes de la Croix-Rousse, m’ont suivie et précédée des gens d’écoute et de paroles. Ils ont manifesté une sorte de fraîcheur et de reconnaissance devant ce qui nous semble indicible … Là où la poésie fort heureusement ouvre les bras, se mêle de ce qui ne la regarde pas! Ma démarche au Labo de lettres prend là tout son sens.
Il est un monde entre les mondes contre lequel s’appuie la parole; le monde du poème, qui se façonne, naissant aussi de celui qui nous fait naître et disparaître; un temps entre les temps pour repousser les limites du dicible; un temps d’or là où la parole d’argent ne trempe alors ni dans l’innocence ni dans l’horreur; un temps où le sublime survient, se fait parlant dans la voix du poète, poème et parole rendant ainsi sensible ce temps entre les temps.
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Prenant la rue Burdeau, nous évoquons la mémoire de Lucien Sportisse du Front national de la Résistance (à distinguer du Parti actuel de la honte qui en a récupéré le nom), dont la trajectoire, si proche de celle de mon père, m’a guidée à célébrer tous ceux qui, en Algérie, se sont battus pour un monde meilleur. Je résiste à ce qu’ils fassent aujourd’hui les notes de bas de page! Mon père? Trente ans en 1936; arrêté en 1939 à bord d’un train pour ses opinions politiques, juif et communiste sous Pétain … Après trois ans de prison ferme: vivant! Trente-neuf kilos en moins, la peau, les os et quelques bonnes artères pour repartir à zéro. J’ai cherché un montage de textes qui touche nos sens et qui, par sa force verbale, de bouche à oreille, symbolise et exerce tout ensemble cette liberté inaliénable avec des pauses critiques, et l’ironie nécessaire à cette sorte de distance dont nous avons aussi besoin.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, Lyon a connu des destinées diverses. À partir du 19 juin 1940, 19 jours d’occupation par les troupes allemandes qui se retirent le lendemain de l’établissement de la ligne de démarcation entre Chalon-sur-Saône et Tournus. Métropole de la zone libre, la Résistance s’organise très tôt à Lyon. Le 1er janvier 1941 a lieu une manifestation publique à l’appel du général de Gaulle. Des démarches individuelles à la constitution de petits groupes, la Résistance prend forme jusqu’à la naissance des premiers mouvements; s’affirme une volonté d’opposition au régime et de refus de soumission à l’ennemi. L’absence d’occupants (qui n’en ont pas moins leurs observateurs et leurs agents) et la relative tolérance des services de Vichy lui sont plutôt favorables. Entre l’automne 1940 et le printemps 1941 apparaissent plusieurs feuilles et petits journaux clandestins, et les trois grands de la zone sud. On entre aujourd’hui encore dans la librairie alors tenue par monsieur Crozier (proche de Jean Moulin) où l’on imprimait ces journaux distribués lors des réunions clandestines.
À la création du premier journal, Les Petites Ailes, s’ajoute le recrutement de sympathisants. En novembre 1941, le journal clandestin d’Henri Frenay, Vérités,et celui de François Menthon, Liberté se fondent en un seul, pour donner naissance à Combat, dont le premier numéro paraît en décembre 1941. Combat devient le mouvement le plus important de la zone sud. René Leynaud, responsable des Mouvements unifiés de la Résistance, rejoint ce mouvement. Il est journaliste au Progrès. Un recueil posthume, préfacé par son ami Albert Camus, nous laisse un univers d’une douceur maîtrisée. Voici un extrait de ce merveilleux sonnet qui nous guide dans l’obscurité:
J’habite à même l’ombre -ainsi la flamme entière
Pénètre la pensée et meurt sur ses confins
De cire irradiée, car des astres charmèrent
Ma tête tôt éteinte en ses langes de lin.
Vivants je ne le suis sinon qu’en vos poitrines
Réside encor la voix que la mort me ravit
Et redire mon nom me fait l’ombre divine
Là où il a habité, la rue -anciennement rue de la Vieille monnaie- porte son nom. Minutieusement ici, au numéro 5, la fiction rencontre le réel avec sa lampe chercheuse: Réside encore la voix que la mort me ravit.
En 1942, Lyon, encore en zone libre, est devenue la capitale de la Résistance. La situation évolue radicalement à partir du mois de novembre 1942. En réponse au débarquement allié en Afrique du Nord, l’ennemi, rompant la convention d’armistice, envahit de nouveau la zone sud. Le 11 novembre 1942, la Wehrmacht occupe à nouveau Lyon.
La Gestapo s’installe à l’hôtel Terminus situé face à la gare de Perrache. Le Kommando régional (KDS) de Lyon a sous sa férule les départements du Rhône, de la Savoie, de la Haute-Savoie, de la Loire, de la Drôme et de l’Isère. Klaus Barbie s’installe à Lyon fin 1942.
En quelques jours, il obtient des succès décisifs contre une résistance lyonnaise parfois victime d’imprudences. Parmi d’autres, René Leynaud est arrêté place Bellecour, et assassiné par les nazis à Villeneuve, dans l’Ain, à l’âge de 34 ans. Est-ce en ce sens que le poème nous appelle à vouloir en savoir plus? Témoignage d’humanité, garant d’un monde plus juste. Invitation ou devoir? Il parle, appelle à l’éveil plus qu’à la prudence.
Le poète ne parle-t-il pas toujours à partir de cette zone d’ombre? Ne change-t-il pas la nature de cette nuit? Le parcours éclaire le jour qui tombe encore avec son lot d’injustices, mais fait aussi passer le poème entre deux portes, du bon côté, avant que le dossier ne se ferme:
Vous qui vivez qu’avez-vous fait de ces fortunes
Regrettez-vous les temps où je me débattais?
Avez-vous cultivé pour des moissons communes?
Avez-vous enrichi la ville où j’habitais
Vivants, ne craignez rien de moi car je suis mort.
Rien ne survit de mon esprit ni de mon corps.
Desnos a été déporté à Terezin: il est mort du typhus juste un mois après la Libération. Poète du jour et de la rue, il nous laisse aussi une poésie tout englobée de nuit, une nuit sans mesure. Changeante, peuplée, surpeuplée, cette nuit nous fait passer, insensiblement, du rêveur au veilleur. Elle n’est nuit que pour mieux délivrer le jour. On entend alors chuchoter le poème qui nous plonge dans l’énigme du temps (Chitrit, 1996), avec cette ombre cent fois plus ombre que l’ombre qui viendra et reviendra dans la vie ensoleillée.
Médium chez André Breton, 1922
Je pense à toi Desnos, qui partit de Compiègne
Comme un soir en dormant tu nous en fis récit …
Louis Aragon
D’hier à aujourd’hui nous avons toujours besoin d’une parole libre et sans complaisance; comment choisir des poèmes dignes de témoigner et de transmettre sur tous les tons un engagement entre notre cause quotidienne et le sens d’une humanité. Je l’ai fait au coup de cœur dans l’idée que chacun construit son parcours et son anthologie. Pourtant s’engager dans la résistance nécessite un acte commun, une parole commune.
Le moment le plus émouvant du parcours s’avère lorsque le mendiant donne ses cartes et que chacun lit à la bougie une strophe de Liberté d’Eluard, avant de ressortir des traboules. Il me semble par tous ces éclats de voix, qu’avant d’être écrite, l’histoire nous interpelle, constitue un dialogue sans fin, le mieux et le plus possible informé, pour ne pas se laisser dépasser par ce qui nous dépasse. Grâce à cela, je n’entre plus seule dans cette nuit qui finit par effacer les contours de l’ignorance; grâce à elle nous sentons l’incandescence de l’autre, rendons vivante cette chaîne humaine:
Comme un flot d’oiseaux noirs ils dansaient dans la nuit
L’ombre en était illuminée: elle flambait.
L’ennemi s’était endormi
Le temps qui se développe à travers une lecture collective nous redonne la nuit comme puissance originelle de toutes ces voix possibles. L’écriture donne voix et visages à une résistance incarnée; aux sentiments se substitue une vérité charnelle, assumée par la parole partagée comme lumière dans l’obscurité. L’autre interlocuteur, ennemi, témoin, sort alors de l’obscurité, du cliché, de l’anonymat.
Ne répond pas à l’appel: Jean Moulin, trahi, torturé puis mort lors de son transfert en Allemagne. Consacrée capitale de la Résistance par le général de Gaulle le 14 septembre 1944, Lyon occupe une place importante dans l’action de Jean Moulin. C’est dans cette ville, creuset des mouvements de résistance et carrefour géographique, qu’il choisit d’établir son poste de commandement au début de l’année 1942. Le 28 avril, il met en place le BIP (bureau d’information et de presse), l’agence de presse de la Résistance qui recueille et transmet les informations à Londres, aux journaux clandestins et aux Alliés, et organise la diffusion de la propagande. Son bulletin d’information est dirigé par Georges Bidault, membre du comité directeur de Combat. Le CGE, qu’il fonde le 3 juillet de la même année, est également basé à Lyon puis s’installe à Paris en avril 1943. Cet organe édite une revue clandestine, Les Cahiers politiques, envoie à Londres des études sur les sujets les plus divers et prépare une refonte administrative pour la Libération.
Jean et sa sœur Laure, près de Montpellier
Durant cette période, Jean Moulin travaille seul: sans agent de liaison, sans dactylo; il prépare lui-même ses rendez-vous, distribue en personne l’argent destiné aux officiers de liaison et aux mouvements, chiffre et déchiffre les télégrammes et les rapports reçus et envoyés à Londres. En août 1942, Jean Moulin charge Daniel Cordier de mettre en place, toujours à Lyon, son secrétariat appelé Délégation générale. Organe de commandement et d’exécution, ce groupe de travail autonome, composé de moins d’une dizaine de personnes, se structure peu à peu en plusieurs services: courrier, transmissions, papiers d’identité, trésorerie, etc … Le travail de la Délégation s’effectue dans des conditions précaires et, souvent, sans respecter les règles, bien théoriques, de la sécurité. À cette époque, les mouvements et les services connaissent un développement accéléré qui exige des liaisons à la fois multiples et rapides vitales pour la Résistance. Daniel Cordier explique: Lyon présentait cette particularité commode pour les résistants de ne pas avoir de concierges dans les immeubles, qui, en revanche, étaient pourvus de boîtes aux lettres.
Les courriers (agents de liaison) effectuent de nombreux déplacements dans la ville, à pied, à vélo ou en tramway. L’organisation de rendez-vous est plus délicate, il faut les préparer longtemps à l’avance, à cause de la lenteur des communications. Il est nécessaire de prévoir un délai: les convocations parviennent aux destinataires qui renvoient leur réponse; en cas de problème, un rendez-vous de repêchage s’impose. Sans le maintien permanent des liaisons entre résistants, la Résistance est paralysée. Chaque fois que des courriers sont arrêtés ou des secrétariats détruits, il faut plusieurs jours pour renouer les liens indispensables et fragiles.
Face aux difficultés et aux dangers de la clandestinité, Jean Moulin s’est organisé une double vie. Du lundi au vendredi, il séjourne à Lyon dans des chambres louées sous un faux nom, notamment place Raspail ou place des Capucins. Chaque fin de semaine, après avoir dîné avec Daniel Cordier près de la gare de Perrache, il quitte la ville par un train du soir en direction du sud, et passé Avignon redevient Jean Moulin avec sa vie officielle. Le soin qu’il a mis à cloisonner son organisation, la constante vigilance appliquée à ses démarches, le strict respect des règles de comportement, sa réserve qui le met à l’abri des indiscrétions lui permettent de se soustraire aux recherches de plus en plus actives entreprises par les services nazis. Jean Moulin a porté plusieurs pseudonymes: dans la semi-clandestinité, il se fait établir un passeport au nom de Joseph Mercier; en vue de sa mission en France, il porte le pseudonyme de Rex; pour les résistants français, il est connu comme Régis, puis Max. La clandestinité et les incessants déplacements de Jean Moulin à Lyon rendent difficile la reconstitution de son parcours dans la ville. Néanmoins, certains lieux se distinguent plus particulièrement.
Résister n’est donc pas subir en ravalant sa salive. La Résistance ne tient pas de discours; elle se résume à quelques gestes. Non, il ne s’agit pas de se blinder. C’est l’engagement d’une vie. Il faut certainement du courage, une noblesse de cœur, de l’organisation. Sans doute aussi faut-il du sang-froid et de l’humour, trouver des déguisements et jouer des tours pour déjouer les abus et mettre d’autres âmes au parfum. Les poèmes éduquent à la liberté; ils montrent un rapport au monde dont le langage enchante la diversité au-delà des peurs, au-delà de soi-même. Mais suivant les positions d’énonciation, ils pourraient tout aussi bien servir une propagande. Les parcours protègent une situation inédite de ce côté-là et je crois que c’est cela qui fait leur succès.
Jean Moulin et sa mère, Conques
À partir de l’automne 1940, l’adoption d’un train de mesures par l’administration militaire allemande et l’État français exclut peu à peu les Juifs de la communauté nationale. Définis sur la base d’une appartenance raciale, les Juifs n’ont plus le droit d’exercer de responsabilités politiques ni de fonctions dans l’administration publique. L’élargissement de l’éventail des métiers qui leur sont interdits rend d’autant plus difficiles les conditions de survie de beaucoup d’entre eux. Le 22 octobre, la mention juif apposée sur les cartes d’identité accentue encore leur marginalisation et permet à l’administration de les identifier.
La création, le 29 mars 1941, du Commissariat général aux questions juives marque la volonté d’appliquer méthodiquement la législation antijuive. Dès mai 1941, les autorités allemandes, avec le concours de la préfecture de police, organisent des rafles visant exclusivement des hommes juifs, nationaux ou étrangers. De son côté, Vichy aggrave la condition des Juifs par un second statut en date du 2 juin 1941, imposant un recensement en zone sud, leur interdisant le droit d’exercer la quasi-totalité des professions, ainsi que l’accès aux lieux publics. Chaque jour, les mesures discriminatoires s’alourdissent, excluant les Juifs de toute vie sociale, les isolant du reste de la population française.
L’année 1942 est marquée par la détermination des autorités à déporter massivement les Juifs de France. Le 29 mai, les Allemands imposent, en zone occupée, le port de l’étoile jaune à tous les Juifs français âgés de plus de six ans. Arrestations et rafles se succèdent: les 16 et 17 juillet, près de 13 000 Juifs de la région parisienne sont arrêtés au cours de la rafle du Vél d’Hiv. Sur les 330 000 Juifs vivant en France fin 1940, près de 76 000 ont été déportés, et seuls 2 500 d’entre eux sont revenus.
À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la communauté israélite de Lyon compte entre 3 000 et 4 000 membres. Il s’agit principalement de commerçants et d’artisans modestes, républicains et patriotes, proches d’Édouard Herriot et de Justin Godard. Quant à la communauté juive de Villeurbanne, elle est constituée de réfugiés polonais et allemands. Enfin, des immigrés turcs forment un petit groupe à Saint-Fons.
Dès juin 1940, une part importante des Juifs d’Alsace-Lorraine et nombre de ceux de la zone occupée cherchent à fuir l’emprise de l’occupant. Portés par la conviction que le gouvernement de Vichy assurera leur protection, ils se réfugient à Lyon, venant grossir sensiblement la communauté juive de la ville. Lors de l’établissement des Allemands à Paris, une partie des organisations juives se replie également à Lyon, notamment le Consistoire central qui s’installe rue Boissac, entre la place Bellecour et la grande synagogue du quai Tilsitt.
Le 20 juillet 1941, les murs de la ville sont placardés d’affiches préfectorales prescrivant le recensement de tous les Juifs conformément aux termes de la loi du 2 juin 1941. Si la législation antisémite est appliquée de manière rigoureuse, la communauté juive de Lyon n’en bénéficie pas moins du soutien de la population, dont l’hostilité de plus en plus marquée aux mesures anti-juives irrite la direction régionale du Commissariat général aux questions juives. À partir d’août 1942, les événements se précipitent: dans la nuit du 20, une première rafle vise les Juifs étrangers. Fin 1942, avec l’installation de la section antijuive de la Gestapo, la répression s’intensifie et les rafles se multiplient.
Dans ce contexte, organisations sociales ou caritatives juives, chrétiennes ou laïques organisent différentes actions pour sauver les Juifs, et notamment les enfants, de la déportation. Le petit grenier de l’église protestante de la rue Lanterne abritait des enfants qui passaient la frontière pour gagner la Suisse, pays d’origine du pasteur Roland de Pury, arrêté puis condamné pour ses activités résistantes. Un refrain d’Anne Sylvestre nous y ramène:
Moi j’ai le cœur tout barbouillé
Quand vous parlez du petit grenier
Rue Lanterne, le Temple protestant
D’origine roumaine, Benjamin Fondane immigre en France entre les deux guerres. Poète, critique et cinéaste, il refuse l’indigne prudence de porter l’étoile et de raser les murs; refuse l’intervention de Jean Paulhan en sa faveur qui ne peut être obtenue pour sa sœur, perd l’espoir de trouver refuge en Argentine. Dans ce poème, on sent que rien ne le protège de l’épouvantable fin (Auschwitz Birkenau, 1944):
C’est à vous que je parle, homme des antipodes,
Je parle d’homme à homme, avec le peu en moi qui demeure de l’homme
Avec le peu de voix qui me reste au gosier
Mon sang est sur les routes, puisse-t-il ne pas crier vengeance! …
Laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots que nous eûmes en partage
Il en reste peu d’intelligibles!
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée, nous serons au-delà du souvenir, la mort aura parachevé les travaux de la haine
Je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
Alors, eh bien, sachez que j’avais un visage comme vous.
Et pourtant non!
Je n’étais pas un homme comme vous,
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
Vous n’avez pas erré de cité en cité,
Traqués par les polices,
Vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
Les wagons de bestiaux
Et le sanglot amer de l’humiliation,
Accusés d’un délit que vous n’avez pas fait
Du crime d’exister
Un jour viendra, sans doute, quand ce poème lu se trouvera devant vos yeux. Il ne demande rien! Oubliez-le oubliez-le! Ce n’est qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème parfait, avais-je donc le temps de le finir? Mais, quand vous foulerez ce bouquet d’orties qui avait été moi dans un autre siècle en une histoire qui vous sera périmée, souvenez-vous seulement que j’étais innocent et que, tout comme vous, mortels ce jour-là, j’avais eu, moi aussi, un visage marqué par la colère, par la pitié et la joie. Un visage d’homme, tout simplement!
Le 9 février 1943, la Gestapo de Lyon, sous la direction de Klaus Barbie, organise une rafle dans les locaux du Comité lyonnais de l’Union générale des Israélites de France (UGIF), situés au deuxième étage du 12, rue Sainte-Catherine. Un parcours sur les traces de leurs pas change notre angoisse en connaissance. Les habitants s’arrêtent pour en savoir plus, se joignent à la discussion. Dans cette petite rue mal famée derrière les Terreaux, nous évoquons entre autres la mémoire de Simon Badinter. Composé d’une dizaine d’Allemands en civil et de quelques soldats SS, le commando de la Gestapo investit les lieux en milieu de matinée et procède à l’arrestation d’une trentaine de personnes. Durant plusieurs heures, les agents de la Gestapo mettent en place une souricière, interceptant les personnes qui s’y présentent. Quatre-vingt-six Juifs sont arrêtés, mais deux d’entre eux parviennent à s’échapper.
En soirée, les prisonniers sont emmenés au fort Loyasse, la prison de Montluc étant saturée. Deux d’entre eux réussissent à s’en échapper. Les quatre-vingt-deux autres sont transférés à Drancyet déportés à Auschwitz. Il n’y aura que deux survivants. Devant le marbre commémorant l’horreur, d’une petite voix de mère éteinte, je dis cette curieuse berceuse de Pierre Morhange:
Mon bel enfant en habit bleu
Te voilà bien vêtu de velours angoissant
Mon bel enfant en habit de fumée
Vous ne m’avez pas dit si je peux me tourner
Des documents identifient clairement Klaus Barbie comme étant l’initiateur de cette opération de la rue Sainte-Catherine. Ce parcours reflète l’exigence d’une voix et d’une rencontre fécondant des temps veilleurs pour un temps meilleur. Il signifie l’expérience de la diversité du réel et sa dissolution active dans la parole poétique qui retourne l’informer.
Benjamin Fondane
Le temps poétique dialoguant ainsi avec l’Histoire guette l’inattendu, l’inconnu, oxygène la mémoire et apprivoise des possibilités. Ponctuer notre route de regards signifiants pour continuer: le pas qui mène aux autres pas.
Grâce au rythme, au travail d’improvisation, à l’écoute du public, chaque création de parcours poétique issu de multiples rencontres devient la concentration de leur mouvement dans l’espace.
Inutile de dire que la rue, les places, les marchés, les souterrains, larges ou escarpés, les sentiers, regorgent de possibles dans cette architecture particulièrement propice à l’expérience d’une poétique du sujet, de l’espace et du temps. Tout devient possible, tous publics confondus. Grâce à cette voix inaliénable rendue sensible lors de la médiation, l’interlocuteur n’est jamais laissé pour compte: il emboîte le pas, déjouant avec moi ce qui aurait pu rester routine, indifférence. Mais il s’agit de guetter le moment de grâce comme un chasseur d’une autre sorte!
Nous terminons près du Moulin Joli, café qui se trouve à l’angle des Terreaux, là où fut assassiné Antoine Fonlupt, militant des jeunesses communistes ayant organisé la base des maquis de la vallée d’Azergues avant de rejoindre Lyon où il dirige le groupe des Cordeliers.
Nous avons peut-être le temps
Encore d’être, et d’être justes.
D’une manière provisoire
La vérité est morte hier,
Cela tout le monde le sait
Bien que chacun le dissimule
Elle n’a point reçu de fleurs
Elle est morte et nul ne la pleure
Pour un parcours plus ample, avec les références et les bibliographies nécessaires: Armelle Chitrit, un parcours poétique pour la Résistance