14 Avril 1834, les insurgés décident de se disperser dans la nuit

La politique a toujours plus au moins la forme de la constitution d’un théâtre. La politique a besoin de constituer des petits mondes sur lesquels il y a des unités qui se forment; ce que j’appellerais des sujets ou des formes de subjectivation, qui vont mettre en scène un conflit, mettre en scène un litige, mettre en scène une opposition entre des mondes.

Peuple n’est pas masse. C’est purement le nom d’un acte de subjectivation. C’est dire qu’il y a un moment, comme par exemple les manifestants de Leipzig en 1989, où il y a eu des gens qui sont sortis dans les rues, et ils ont dit: nous sommes le peuple. Mais nous sommes le peuple, ça ne veut pas dire: nous sommes les masses, nous sommes ses représentants. Ça veut dire qu’un groupe d’individus prend sur lui une forme de symbolisation, prend sur lui de constituer un rapport entre nous et le peuple, un rapport entre deux sujets, un rapport entre un sujet d’énonciation et un sujet qui est énoncé. Et quand on dit nous sommes le peuple, précisément nous et le peuple n’est pas la même chose; la politique se constitue dans l’écart entre les deux.

Jacques Rancière

daumier

Le soleil de juillet 1830 avait aussi éclairé l’atelier; les tisseurs en soie de Lyon, les canuts, qui s’étaient soulevés contre Charles X, pour la liberté et le drapeau tricolore, déçus par les lendemains de cette révolution un peu trop bourgeoise, s’insurgent seize mois plus tard, les 21 et 22 novembre 1831, pour arracher un tarif minimum des salaires. Sur le drapeau noir qu’ils avaient arboré, une devise demeurée fameuse: Vivre en travaillant ou mourir en combattant.
Le 23 novembre, les ouvriers restent maîtres de la ville qu’au bout de dix jours réoccupera le maréchal Soult et l’héritier du nouveau trône, le duc d’Orléans, à la tête d’une armée de vingt mille hommes.
Leur victoire éphémère avait fait des travailleurs une classe politique. L’organisation des maîtres-ouvriers ou chefs d’ateliers, le Devoir Mutuel ou Mutuellisme (créé en 1827-1828), se renforce; et les compagnons se groupent en une société de Ferrandiniers. La propagande républicaine et sociale sinon socialiste (Saint-Simoniens, puis Fouriéristes) trouve dans ces milieux un accueil de plus en plus favorable; la Société des Droits de l’Homme surtout (qui se fonde sur la Déclaration rédigée par Robespierre) s’implante à Lyon.

De leur côté, les autorités entouraient la ville d’une ceinture de bastilles: le fort de Montessuy, le fort Lamothe, le fort Saint-Irénée … Les républicains assurent que ces fortifications sont dirigées bien moins contre des envahisseurs étrangers que contre le peuple lyonnais. Un historien juste milieu reconnaîtra que l’on avait pensé à l’ennemi intérieur autant qu’aux Sardes et aux Autrichiens et prévu une nouvelle attaque à main armée des ouvriers contre nos institutions (Montfalcon).
Vingt-six mois après la première insurrection, une diminution de vingt-cinq centimes par aune de peluche déclenche le 14 février 1834 une grève générale des ouvriers en soie. Vingt-cinq mille métiers cessent de battre. Des troupes accourent de toutes parts. Rentrer dans le devoir ou périr sous la mitraille, telle est l’alternative posée aux rebelles (Blanqui).

Au bout de dix jours, la reprise du travail est totale. C’était donc un échec. Mais jamais encore on n’avait vu un mouvement d’une telle ampleur, à la suite duquel sont arrêtés treize meneurs, dix Mutuellistes et trois Ferrandiniers.
A Paris, le ministre de la justice dépose un projet de loi sur ou plutôt contre les associations. A Lyon, les organisations économiques et politiques, se sentant menacées, se rapprochent et finalement constituent un Comité d’ensemble pour la défense de leur droit à l’existence.

2SCULPT1Le samedi 5 avril, commence le procès des canuts poursuivis pour la coalition de février; le tumulte est tel qu’il est renvoyé au mercredi suivant. Le conseil exécutif du Mutuellisme appelle pour ce jour-là à la grève générale et le Comité d’ensemble décide de riposter à toute attaque. Et l’on adopte pour mot d’ordre commun: Association. Résistance. Courage. Tandis que le préfet Gasparin et le lieutenant-général Aymard prennent toutes dispositions pour en finir avec le désordre.
Le 9 avril, vers dix heures, une foule compacte se presse sur la place Saint-Jean, près du tribunal. Des proclamations sont affichées et circulent, que des ouvriers lisent à haute voix, montés sur des bornes. A l’entrée de la rue Saint-Jean, s’élève une barricade. Un homme armé de pistolets fait feu sur un gendarme dont les camarades ripostent; l’émeutier tombe, mortellement blessé; on le reconnaîtra bientôt pour un agent de police nommé Faivre. Ce qui atteste le rôle de la provocation dans le déclenchement de l’insurrection. Plusieurs décharges suivent et vident la place en un instant, tandis que retentit le cri fatidique: Aux armes, on assassine nos frères.

Commence ce que le carliste Adolphe Sala appellera la sanglante semaine.

Des combats s’engagent dans la presqu’île, entre Saint-Nizier et les Célestins. Place des Jacobins, la préfecture est assaillie. L’armée nettoie au canon le passage de l’Argue, la rue de l’Hôpital, où le génie fait sauter les portes des immeubles avec des pétards qui allument des incendies. Au centre, la place des Cordeliers et l’église Saint-Bonaventure constituent pour la révolte une sorte de place d’armes. Là commande un ardent militant républicain, Charles Lagrange, de la Société du Progrès. Il sauve la vie d’un agent de police démasqué nommé Corteys. Les quartiers ouvriers, de Saint-Georges à Saint-Paul, les Pentes et le plateau de la Croix-Rousse, se hérissent de barricades.
Le 10 avril, l’insurrection gagne Saint-Just, où les ouvriers occupent le télégraphe, et surtout la Guillotière. Pour se procurer des armes et des munitions, les insurgés lancent des expéditions vers les communes voisines. L’armée riposte, attaque au canon la Grande Rue de la Guillotière solidement barricadée. Un obus met le feu à une maison et l’incendie, aidé par le vent, gagne rapidement les immeubles d’alentour; il devait durer trois jours. Les lueurs de ce vaste foyer … se reflétaient pendant la nuit sur le coteau de Fourvière et répandaient au loin un éclat rougeâtre et sinistre. A Vaise, un détachement d’insurgés désarme un poste de dragons, s’empare de la mairie au nom de la République et soulève ce faubourg, coupant ainsi la route de Paris.
Dans la matinée du 11 avril, les insurgés de Saint-Just occupent le fort Saint-Irénée, évacué par la troupe durant la nuit. Ils y trouvent deux canons mal encloués qu’un serrurier remet en état de servir et qu’ils trainent à bras sur la terrasse de Fourvière. Ils tirent alors en direction du quartier général de la place Bellecour. Si l’effet matériel était assez peu sensible, l’effet moral fut considérable. 
Les combats continuent. Les soldats construisent eux aussi des barricades, montent sur les toits et, selon l’expression d’Adolphe Sala, ils font avec les ouvriers la guerre des cheminées. C’est aussi le 11 avril que se produisent les tentatives d’insurrection de Saint-Etienne et de Vienne, rapidement matées. Le lendemain 12, le général Aymard passe à l’offensive. Trois colonnes se dirigent sur la Guillotière et prennent possession du faubourg où sont commises les premières atrocités. Puis l’assaut est donné à Vaise; là, les soldats tuent ou blessent grièvement toute personne plus ou moins suspecte. Dans la rue Projetée, près de la place de la Pyramide, c’est un véritable massacre d’innocents.
Ensuite, au centre de la presqu’île, une attaque convergente emporte les barricades de Saint-Nizier, puis de la place des Cordeliers. Avec l’église Saint-Bonaventure, où les insurgés avaient établi une ambulance et une fabrique de poudre et de balles. Horrible le spectacle de ce nouveau cloître Saint-Méry. Du sang, du sang partout (abbé Pavy).

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La journée du 12 avril est donc décisive. Mais les rebelles sont encore maîtres de Fourvière et des quartiers les plus ouvriers, la rive droite de la Saône et la Croix-Rousse.
Au cinquième jour de l’insurrection, le 13 avril, les troupes enlèvent Saint-Just, Fourvière, et reprennent les canons. Tandis qu’à Paris, les républicains tentent une diversion, trop faible et trop tardive; après deux jours de combat, ce soulèvement sera écrasé avec autant d’implacable rigueur qu’à Lyon. Le célèbre massacre de la rue Transnonain, immortalisé par une lithographie de Daumier, est le digne pendant des scènes moins connues mais non moins atroces, qui ont ensanglanté les rues de Lyon et de ses faubourgs.
Au matin du 14 avril, l’armée achève la reconquête de la rive droite de la Saône sans rencontrer de résistance.

Mais la Croix-Rousse tient toujours; ainsi que, sur les pentes, un dernier carré situé entre l’église Saint-Polycarpe et la montée des Carmélites; les insurgés de ce quartier délibèrent et décident de se disperser dans la nuit.

Fernand Rude

Honoré Daumier