[Relâcher en effet les liens qui me rattachent au monde permet de mieux ressentir, et les liens, et le monde. Alors que la volonté de couper ces liens méthodiquement serait encore un lien, inaperçu …]
Personne, selon Husserl, n’a été aussi près que Descartes de posséder, avec son principe de la suspension du jugement, la méthode capable de mener enfin la philosophie à ses fondements derniers. Pourtant, bien qu’ayant déjà ces fondements à sa portée, Descartes ne les a pas atteints: il ne les a pas atteints, parce qu’il n’a pas réussi à appliquer intégralement le principe de l’épochè et à suspendre réellement la croyance à l’égard de tout ce qu’il ne concevait pas clairement et distinctement: pour mener effectivement à la terre promise de la philosophie, la démarche cartésienne doit être radicalisée.
En premier lieu, l’épochè husserlienne, par opposition à l’épochè cartésienne, ne comporte aucun élément de négation. Cette modification de la démarche cartésienne ne concerne pas uniquement le fait que chez Descartes l’épochè est, plutôt qu’un doute, une négation; il s’agit, chez Husserl, de tout autre chose que de reprendre les critiques traditionnelles du caractère hyperbolique du doute cartésien: l’épochè husserlienne n’est d’aucune façon un doute, exagéré ou non.
Suspendre la position du monde, s’abstenir de croire à son existence, ne signifie pas, chez Husserl, cesser d’y croire pour en douter, la nier, ou rester dans l’indécision, mais se retirer pour ainsi dire de cette croyance, ne plus y participer. Le monde continue, dans l’épochè, à se présenter comme auparavant, c’est-à-dire comme ayant une existence certaine; mais le moi s’abstient de prendre toute position quelle qu’elle soit à son égard: il se désintéresse radicalement de son être.
Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas là une contradiction? Comment peut-on suspendre la croyance sans la transformer par là en autre chose, en un doute, une indécision, ou une négation? Il n’y a là aucune contradiction; car le moi qui continue à croire au monde, et celui qui suspend cette croyance, ne sont pas le même moi: l’épochè implique, en effet, un dédoublement du moi. Par l’épochè s’établit, au-dessus du moi naïf, un moi philosophique ou phénoménologique, un moi qui n’affirme pas, ne doute pas, ne nie pas, mais qui est un spectateur désintéressé. Ainsi Husserl, qui prétend radicaliser l’épochè cartésienne, abolit tout ce qui fait son caractère radical chez Descartes: comment cela s’accorde-t-il?
Le second point de divergence, non moins étrange que le premier, consiste en ce que l’épochè chez Husserl, tout au contraire du doute chez Descartes, n’est pas provisoire, mais définitive. Descartes doute, non pas pour rester dans le doute, mais pour atteindre la certitude pour sortir du doute. Husserl, au contraire, ne sort jamais de l’épochè.
Pourtant cela ne veut aucunement dire que, selon lui, le scepticisme soit le dernier mot de la philosophie; malgré son nom qu’elle partage avec l’épochè pyrhonienne, l’épochè de Husserl n’est pas plus sceptique que le doute cartésien. Comme le doute husserlien, elle est une méthode pour établir du monde une science véritable. Mais cette science ne s’établit pas, comme chez Descartes, contre l’épochè et à sa place, mais dans l’épochè: comment cela est-il possible?
Le troisième point, enfin, a trait à l’universalité de l’époché. Chez Descartes, le doute à l’égard du monde n’est universel que comme tentative de douter. S’il est possible, et même, pour fonder la philosophie, nécessaire, d’essayer de mettre en doute tout ce qui est dans l’univers -le ciel, la terre, les corps, les esprits- cette tentative se révèle irréalisable; parmi ces choses dont est composé le monde, il y en a une dont il est impossible de douter: moi-même en tant que je suis un moi pensant, c’est-à-dire mon âme.
Ainsi, chez Descartes, la position du moi pensant apparaît comme une exception, comme une limitation de l’époché à l’égard du monde; tout, du monde, est soumis à l’épochè, sauf mon âme. Or, il n’en est pas de même chez Husserl. L’épochè husserlienne porte sur toutes les composantes du monde sans exception: non seulement sur les choses matérielles, non seulement sur moi-même en tant que je suis un corps, mais tout autant sur moi-même en tant que je suis une âme. Voilà encore un paradoxe du point de vue cartésien: comment puis-je, à la fois, poser mon moi pensant -car chez Husserl également l’épochè conduit au moi pensant- et m’abstenir de poser mon âme?
Paul Klee, marionnette
Pour comprendre le sens de ces divergences et éclaircir les difficultés qu’elles suscitent, il est indispensable de replacer l’épochè dans le contexte de la démarche husserlienne, c’est-à-dire de considérer, d’une part, le problème qui la provoque, d’autre part, le résultat auquel elle conduit. En un sens, le problème qui est à l’origine de l’épochè husserlienne, tout en étant absent chez Descartes lui-même, renvoie pourtant essentiellement à Descartes; c’est, en effet, la réduction cartésienne au moi pensant avec ses cogitationes, qui met la pensée devant ce problème: comment la connaissance des choses hors de moi, des choses en soi, est-elle possible? Je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eues en moi; mais comment une idée en moi, une cogitatio, peut-elle pour ainsi dire sortir d’elle-même pour atteindre un objet qui ne se trouve pas en elle -pour être une représentation, voire une connaissance certaine, d’un objet qui lui est transcendant?
Il importe cependant de bien entendre le véritable sens de ce problème. A première vue, on pourrait, en effet, aisément le confondre avec le problème cartésien. Descartes ne se demande-t-il pas, lui aussi, comment s’assurer qu’il y a des choses qui existent hors de moi et qu’elles sont effectivement telles que les idées qui sont en moi me les représentent?
Or, tel n’est justement pas le sens du problème husserlien. Husserl ne le demande pas seulement si les choses hors de moi existent, et comment le savoir avec certitude, ni si les propriétés de ces choses sont effectivement celles que ma connaissance leur attribue: il se demande avant tout comment le moi peut arriver dans son immanence à avoir une connaissance, une représentation quelconque, d’un monde comme existant en soi ou hors de moi- ce qui est un problème tout à fait différent, et antérieur à ceux que pose Descartes. Il met, en effet, en question, non pas seulement la possibilité d’une connaissance certaine et adéquate des choses hors de moi, mais tout autant la possibilité de la question même: les choses hors de moi existent-elles? Sont-elles telles que je me les représente? Cette question, en effet, suppose déjà, pour être possible même comme question, la possibilité d’une conscience ou d’une représentation des choses comme existant hors de moi ou en soi. Or, c’est précisément cette possibilité qui fait le problème. Ce n’est pas seulement la certitude de la connaissance, ou sa correspondance effective avec les choses, qui sont en question: c’est son objectivité, son caractère représentatif en tant que tel.
Dans une certaine mesure, ce problème se rapproche de celui qu’a posé Malebranche. Malebranche lui aussi se demande, non pas seulement si les choses hors de nous existent, mais, avant tout, comment nous avons, comment nous pouvons avoir, une perception ou une connaissance des choses hors de nous. Seulement pour lui, ce problème résulte de l’opposition de nature entre les choses extérieures, qui sont matérielles et donc étendues, et la connaissance, qui est d’étoffe spirituelle et donc inétendue: comment l’âme qui est inétendue peut-elle avoir une perception des choses qui sont étendues? Pour Husserl, au contraire, il résulte du conflit entre la transcendance qui définit l’objet, et l’immanence qui définit la conscience: comment ma conscience arrive-t-elle, dans son immanence, à une connaissance, à une notion quelconque, d’un objet transcendant? Cette question, qui est pourtant fondamentale, Descartes ne l’a pas posée; que je puisse trouver en moi ou dans mon Intérieur l’idée d’un hors de moi, cela ne pose, pour lui, aucun problème.
Mais dira-t-on peut-être, si Descartes ne pose pas ce problème, c’est qu’il n’a pas à le poser: il y répond d’avance dans sa théorie des idées comme images. Husserl se demande comment un vécu de conscience, une idée en moi, peut me représenter une chose distincte de cette idée, une chose hors de moi. Elle le peut, parce qu’elle est comme une image ou un tableau: l’idée me représente une chose hors d’elle, comme une image ou un tableau représente son original. Le problème est donc, chez Descartes, parfaitement résolu.
Une telle solution n’est cependant qu’une apparence de solution. Elle est doublement insatisfaisante. Tout d’abord, la théorie des idées-images n’explique aucunement ce qu’il s’agit d’expliquer. Dire, pour faire comprendre comment une idée en moi peut me représenter une chose hors de moi, qu’elle est une image de cette chose, c’est passer à côté de la véritable difficulté. En effet, pour que l’idée soit pour moi une représentation de la chose, il ne suffit manifestement pas qu’elle soit, en fait, son image: il faut qu’elle se présente, qu’elle soit appréhendée comme telle.
Or, appréhender une chose A comme l’image d’une chose B, que cela signifie-t-il sinon viser la chose B à travers la chose A -c’est-à-dire avoir conscience à la fois de la chose A et de la chose B? L’aperception de la chose A comme image de la chose B suppose donc comme condition de sa possibilité la conscience de la chose B.
Ainsi la théorie des idées-images suppose tacitement comme donné ce qui est précisément en question, à savoir la possibilité d’avoir une conscience de la chose hors de moi -ce sans quoi je ne saurais jamais appréhender l’idée en moi comme une image d’une chose hors de moi.
Otti Berger
Mais il y a plus. Non seulement cette théorie ne fait aucunement comprendre comment les idées en moi peuvent être des représentations des choses hors de moi; elle est même en désaccord flagrant avec des données descriptives les plus certaines. Si en effet, je décris la perception telle qu’elle est en réalité, sans me laisser abuser par aucune théorie, ce qui est alors absolument évident, c’est ceci: percevoir une chose hors de moi, ce n’est pas avoir à l’esprit une image, un représentant de la chose, qui, elle, ne me serait pas donnée immédiatement; c’est, au contraire, avoir de la chose une conscience immédiate. La perception de la chose n’est pas une représentation indirecte, mais une présence directe de la chose elle-même: telle est la donnée fondamentale de la théorie de la connaissance.
Mais, s’il en est ainsi, si tel est le rapport de la conscience aux choses, qu’en est-il du prétendu problème fondamental de la connaissance? Comment Husserl, demandera-t-on, peut-il mettre en question la possibilité de connaître les choses extérieures après avoir affirmé que la perception me met directement en présence de ces choses extérieures, qu’elle est une saisie immédiate de ces choses elles-mêmes? En définissant la perception comme présence de la chose elle-même, Husserl n’abandonne-t-il pas radicalement la conception cartésienne de la conscience comme fermée sur elle-même, conception qui seule donne un sens à la problématique de la connaissance du monde extérieur?
Il n’en est pourtant rien. Husserl ne cesse jamais de maintenir la thèse fondamentale que la conscience forme une sphère fermée sur elle-même et qui ne comporte pas de fissure. La perception n’est pas un trou dans la sphère de la conscience par où apparaissent les objets existant dehors: si la perception est conscience de la chose, comme présente de telle ou telle façon, avec telles ou telles déterminations, c’est en vertu de son propre contenu et de sa propre structure. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer le fait des illusions et des hallucinations. La chose perçue peut ne pas exister, la perception peut toujours se révéler être une illusion. Mais cette non-existence de la chose perçue, dans le cas de l’illusion, ne change strictement en rien la perception elle-même; que la chose perçue existe ou non, la perception est exactement la même, c’est-à-dire conscience de la chose comme étant là elle-même, avec telles ou telles déterminations. Il est donc manifeste que la conscience perçoit les choses, non pas en vertu d’une liaison ou d’un contact avec ces choses, mais uniquement en vertu de sa propre essence immanente. Tout ce que le monde est pour moi, il l’est en vertu des cogitationes qui se déroulent en moi-même -je ne puis avoir aucune connaissance des choses hors de moi que par l’entremise des idées que j’en ai eues en moi.
La thèse de la perception comme présence de la chose elle-même ne conduit donc aucunement, chez Husserl, à abandonner la thèse cartésienne de la conscience comme formant un domaine d’être fermé sur lui-même; ces thèses doivent être maintenues toutes les deux à la fois. C’est pourquoi cette théorie de la perception ne fait nullement évanouir le problème de la connaissance: elle ne fait en réalité que le rendre plus aigu et plus radical.
La pensée, en effet, se trouve maintenant prise dans le conflit de deux évidences qui semblent absolument incompatibles, et dont elle ne peut pourtant, contester aucune. D’une part, il est incontestable que, dans la perception, je suis en présence du monde réel, du monde extérieur lui-même; mais, d’autre part, il est tout aussi incontestable que ce monde tire tout son contenu et tout son sens -donc également son caractère de réel, d’en soi-de moi-même, de mes propres cogitationes.
En face de ce paradoxe, la pensée ne peut manifestement pas s’arrêter, comme chez Malebranche, à la question du comment de la connaissance des choses extérieures; elle est inévitablement conduite à éprouver comme radicalement problématique ce qui pour Malebranche, tout autant que pour Descartes, va toujours de soi, à savoir le sens de cette connaissance, c’est-à-dire le sens de l’être de ce monde des choses extérieures. En effet, quel peut bien être le sens de l’extériorité ou de l’être en soi d’un monde qui est de part en part relatif à ma conscience?
S’il était possible d’opposer, avec Descartes, le monde pour moi au monde en soi comme l’image du monde au monde lui-même, il n’y aurait pas de problème: la relativité essentielle du monde pour moi -de l’idée du monde -à l’égard de ma conscience ne mettrait aucunement en question l’en soi du monde lui-même. Mais cette issue est fermée; puisque l’évidence première, et qu’aucun argument ne peut faire renier, est que le monde, tel qu’il est pour moi, est, non pas une image du monde, mais le monde lui-même. La question inéluctable et, de toutes les questions que pose la connaissance du monde, la plus fondamentale, est donc: quel est le sens de l’être du monde, vu que ce monde tire tout son être de ma conscience -qu’il est un pur cogitatum de mes cogitationes?
Nous nous sommes demandé pourquoi l’épochè chez Husserl n’est pas un doute. La raison en est claire. L’épochè ne peut pas être un doute, parce que le doute ne correspond pas au problème que le monde pose à Husserl.
Pour Descartes, l’existence du monde est incertaine; l’attitude qui répond à cette situation, c’est bien le doute. Pour Husserl l’existence du monde est incompréhensible. L’attitude qui répond à ce problème ne peut pas être le doute; car douter si le monde existe, c’est encore une manière de supposer que je sais ce que veut dire exister. Tant que je demande si le monde existe, je n’éprouve pas comme problème le sens de cette existence. A cet égard le doute est au même niveau que l’affirmation. Et il en est de même de la négation ou de n’importe quelle autre prise de position à l’égard de l’être du monde: pour chacune, le sens de l’être du monde va de soi. C’est pourquoi la mise en question de ce sens provoque la suspension de toute prise de position à l’égard de l’être du monde: or, tel est précisément le sens de l’épochè.
Marianne Brandt, Bauhaus
Mais il reste les autres difficultés; on ne voit pas encore comment l’épochè peut et doit porter même sur mon âme; ni pourquoi elle est définitive; ni enfin comment ce maintien définitif de l’épochè peut s’accorder avec l’établissement d’une science universelle. Pour éclaircir ces difficultés, il convient de considérer, non pas uniquement le problème de Husserl, mais aussi la solution à laquelle il aboutit.
Il pourrait sembler d’abord, en vertu de la manière même dont le problème est posé, que sa solution ne peut être que négative, sceptique. Ce monde que je perçois est un pur cogitatum de mes cogitationes, donc inséparable de ma conscience et relatif à elle: ne s’ensuit-il pas inévitablement que le caractère de réalité, d’être en soi, que ce monde revendique, n’est qu’une illusion? Comment Husserl échappe-t-il à une telle conclusion?
Considérons d’abord sa méthode. On pourrait s’attendre à ce que Husserl, puisqu’il affirme demeurer fidèle à l’inspiration des Méditations cartésiennes, ait recours au même principe de solution que Descartes, c’est-à-dire qu’il fasse appel, pour résoudre ce problème de la valeur objective de la connaissance, à Dieu. Or, on le sait, il n’en est rien. Il n’y a là cependant rien d’étonnant; Husserl ne peut pas faire appel à Dieu et à la véracité divine parce qu’un tel principe de solution est totalement inapplicable au problème tel qu’il se pose à lui.
Pour Descartes, le problème de la connaissance est celui de la correspondance entre ma représentation des choses ou les idées en moi, et les choses -quant à leur existence et leur essence- hors de moi. Dans cette perspective, fonder la valeur objective de la connaissance, c’est trouver une garantie de cette correspondance: ici, le recours à la véracité divine a tout son sens. Car si j’arrive à m’assurer de la véracité d’un Dieu qui est l’auteur aussi bien des choses hors de moi que des idées en moi, je serai par là-même assuré de leur correspondance: le problème de la valeur objective de ma connaissance sera résolu.
Pour Husserl, au contraire, le problème n’est pas de garantir la correspondance entre la connaissance du monde et le monde en lui-même, mais de comprendre le sens de cette connaissance du monde. La question n’est pas de savoir si le monde que les idées en moi prétendent représenter, existe effectivement, et s’il existe tel que ces idées en moi le représentent: la question est de savoir d’abord quel est le contenu, quel est le sens possible de cette prétention. Ce monde qui est là pour moi prétend avoir un être réel, une existence en soi: que signifie cet être réel, quel est le sens possible de l’être en soi de ce monde, vu que ce monde puise tout son être dans ma conscience? En termes cartésiens, on pourrait donc dire: il s’agit de savoir si la notion de ce monde comme ayant un être réel, comme existant en soi, est une notion légitime, une idée claire et distincte, et quel est son contenu.
Paul Klee, notes de cours, Bauhaus
Or, à propos d’une telle question, il serait manifestement absurde, même dans la perspective de Descartes, de recourir à Dieu; Dieu peut me garantir la valeur objective d’une idée dont je sais déjà qu’elle est claire et distincte; mais pour savoir si elle l’est, et quel est son contenu, il n’y a aucun autre moyen que de considérer mon intérieur, et d’examiner cette idée en elle-même.
Husserl ne peut donc pas chercher la solution de son problème dans la théologie, mais dans l’égologie. Il lui faut entreprendre l’analyse des idées -des vécus de conscience- par lesquels les choses extérieures me sont données, et, plus particulièrement, l’analyse des vécus par lesquels elles me sont données comme réellement existantes; ce qui se révèle une tâche infiniment plus complexe que ne croyait Descartes.
Il apparaît rapidement à Husserl, à la lumière de cette analyse, qu’à chaque chose correspond, non pas une idée -un vécu de conscience- mais une multiplicité de vécus.
Et cette multiplicité ne comprend pas uniquement des vécus actuels: la découverte, d’une importance capitale, à laquelle conduit cette analyse est que toute conscience actuelle de la chose implique nécessairement un horizon -et même plusieurs genres d’horizons -de vécus potentiels.
Ainsi, par exemple, toute perception de la chose implique en elle-même, d’une part un renvoi aux perceptions à venir de la chose, par exemple, aux perceptions des côtés de la chose que je ne vois pas encore, d’autre part, un renvoi aux perceptions que j’ai eues de la chose dans le passé. De plus, elle implique nécessairement des horizons de perceptions potentielles qui ne seront jamais effectives, mais que je pourrais avoir de la chose si je la regardais de plus près, ou de plus loin, ou d’un autre côté, que je ne ferais; et de même, pour le passé, des horizons de perceptions potentielles que j’aurais pu avoir de la chose si je l’avais regardée autrement que je n’ai fait, etc … Tous ces horizons de vécus potentiels sont des composantes essentielles de la perception, sans eux elle ne saurait être ce qu’elle est, c’est-à-dire conscience de la chose comme réellement existante.
Ainsi l’existence de la chose pour moi -l’idée de l’existence de la chose- se révèle être un système infini de vécus, et un système, en sa plus grande partie, implicite. Or, dans la mesure où un vécu de conscience n’est qu’implicite, son sens -son cogitatum– est lui-même seulement implicite, c’est-à-dire conçu d’une façon obscure; seul le sens d’un vécu explicité est explicite, c’est-à-dire clair. Former une conception claire et distincte de ce qu’en vérité veut dire existence véritable, être réel des choses, cela ne signifie donc rien de moins qu’expliciter tous les principaux horizons implicites de ce système infini de vécus par où m’est donnée l’existence de la chose: la notion d’être ou d’existence, que Descartes considère d’elle-même si claire qu’on l’obscurcit en la voulant définir, demande en réalité, selon Husserl, un immense travail de clarification.
Paul Klee 1929
Or, cette clarification du sens de l’être ou de l’existence conduit, selon Husserl, au résultat suivant. La contradiction, où la réflexion sur la connaissance est prise d’abord, entre l’évidence que le monde n’est qu’un pur cogitatum de ma propre conscience, et la prétention qu’a pourtant ce monde d’être réel, n’est en vérité qu’une contradiction apparente. Elle tient à une conception inadéquate et de la nature de la conscience et du sens de l’être réel -la conception inadéquate du sens de l’être réel n’étant d’ailleurs que la conséquence d’une conception inadéquate de la nature de la conscience.
La relativité essentielle de ce monde à l’égard de ma conscience ne semble, en effet, rendre illusoire sa prétention d’être réel, que dans la mesure où j’interprète existence réelle comme existence absolue, c’est-à-dire indépendante de ma conscience. Or, cette interprétation ne vient que de l’ignorance, où je suis d’abord inévitablement, de la véritable nature de la conscience et de ses possibilités, et principalement de sa structure potentielle. Attribuer à un objet l’existence réelle, c’est manifestement lui attribuer l’indépendance de toute conscience ou perception actuelle; tant que je ne vois pas la structure potentielle de la conscience, je ne peux donc que mettre l’existence réelle hors de la conscience. D’où l’apparence inévitable que ce monde qui est là pour moi ne peut donc pas avoir une existence réelle, puisqu’il n’est manifestement qu’un pur cogitatum de mes cogitationes et donc inséparable de ma conscience.
Si, au contraire, l’analyse de la conscience pénètre assez profondément pour découvrir et expliciter sa structure potentielle, alors le rapport entre la conscience et l’être apparaît d’une façon totalement différente. Il apparaît qu’existence réelle renvoie en réalité, non pas à une extériorité absolue à l’égard de la conscience, mais à un système d’expériences possibles qui concordent entre elles à l’infini. Croire que la chose que je perçois existe réellement, cela ne signifie, et ne peut signifier, rien d’autre que présumer le cours de mon expérience future tel que ma perception actuelle se confirmera indéfiniment et dans tous ses horizons.
Bauhaus, Otti Berger, tapis de laine et de soie
Autrement dit, il apparaît « cette chose étonnante »: lorsque mes cogitationes ont une structure déterminée -à laquelle appartient essentiellement cette présomption ou ce renvoi à l’infinité des cogitationes possibles- alors leur objet, sans être autre chose qu’un pur cogitatum, est là comme un objet réel, existant. Certes, cette présomption peut se révéler injustifiée, les perceptions futures, au lieu de confirmer la perception actuelle, peuvent au contraire la contredire et faire apparaître son objet comme une illusion; mais si cette présomption est légitime, c’est-à-dire si mes cogitationes futures se déroulent réellement d’une façon telle qu’elles ne cesseront pas de confirmer ma perception actuelle, alors son objet, qui ne cesse pas pour autant d’être un pur cogitatum de mes cogitationes est réel; tout ce que je puis entendre par existence réelle, il le possède.
L’explicitation radicale de la conscience révèle ainsi qu’existence réelle n’est rien d’autre qu’un corrélat d’une structure déterminée de la conscience elle-même. Ce qui semble d’abord enlever au monde toute possibilité d’avoir un être véritable, c’est-à-dire sa relativité essentielle à la conscience, est en réalité ce qui fait l’essence même de l’être: être ou exister, c’est être constitué dans et par la conscience.
Singulière solution, dira-t-on, ne méconnaît-elle pas la donnée essentielle du problème, à savoir le sens même de la croyance au monde qu’elle veut justifier? N’est-il pas manifeste que croire à la réalité du monde, c’est croire à son existence en soi, à son indépendance à l’égard de ma conscience, avec toutes les cogitationes, actuelles comme potentielles par lesquelles je le connais?
Sans doute -tout au moins à l’égard de ma conscience humaine. Mais la conscience qui constitue le monde et les choses n’est pas ma conscience humaine, mais ma conscience absolue. Il y a, en effet, deux manières fondamentalement différentes de se concevoir soi-même et le rapport de sa conscience avec le monde. La possibilité de cette double prise de conscience de soi a son fondement dans la structure du processus de la constitution du monde, et principalement dans une double manière d’être que le moi peut adopter au sein de ce processus.
Dans sa manière d’être naturelle, le moi, pendant que le monde et les choses se constituent dans le déroulement de ses cogitationes, ne contemple pas ce processus en spectateur désintéressé; il est pour ainsi dire épris de ce monde des choses constituées, il est essentiellement intéressé à leur être, à leur non-être, etc … Or, cet intérêt au monde constitué a une conséquence décisive pour la manière dont le processus de la constitution apparaît au moi.
La structure du processus de la constitution est en effet telle que le moi ne peut pas, à la fois, vivre dans la position de l’objet constitué et prendre conscience de la conscience constituante. Tant que le moi est intéressé par l’être de l’objet, les multiplicités de cogitationes dont cet objet est le cogitatum et grâce auxquelles seules il est là, demeurent complètement anonymes, le moi n’en sait rien: seul l’objet qui est là est, pour lui, visible. Ainsi, des deux dimensions corrélatives de la constitution, le moi naturel ne connaît qu’une seule: celle du monde constitué; la dimension de la conscience constituante lui est totalement fermée, d’où la manière dont apparaît, au moi de la pensée naturelle, le rapport entre la conscience et les choses. Les multiplicités de cogitationes qui constituent les choses étant cachées, la conscience des choses ne peut donc pas apparaître comme constitution des choses: elle appa¬raît comme un simple regard, en lui-même vide, comme une pure saisie des choses qui sont là. Et, corrélativement, ces choses se présentent, non pas comme constituées, mais comme étant purement et simplement là, indépendamment de toute conscience que j’en ai -comme étant en soi.
Le moi et la conscience s’apparaissent ainsi comme le moi et la conscience humains: comme étant parmi les choses, auprès des choses -dans le monde. Cette conscience de soi naturelle est-elle une illusion? Non; mais ce n’est manifestement qu’une manière de se connaître particulière et d’une portée fondamentalement limitée.
Il est vrai que je suis un homme, que je suis, par conséquent, dans un monde qui est indépendant de moi; mais le monde n’est pas le tout de l’être et je ne suis pas uniquement un homme: puisque ce monde, avec mon moi humain et ma conscience humaine qui en font partie, n’est qu’une composante de ma conscience absolue qui le porte en elle en le constituant.
Mais pour que le moi puisse prendre conscience de ce qu’il est ainsi en vérité sans le savoir, il doit modifier totalement sa manière d’être naturelle qui le rend aveugle pour la conscience constituante: il doit se libérer de l’intérêt qui le lie au monde des choses constituées, pour n’être que son spectateur désintéressé -il doit opérer l’épochè à l’égard de la totalité du monde.
A l’égard de la totalité du monde, en effet: à cette condition seule la conscience peut se découvrir en tant que conscience qui constitue le monde, et non pas seulement en tant que conscience dans le monde. Car il existe une manière pour ainsi dire bâtarde de prendre conscience de soi, qui reste à mi-chemin entre la conscience de soi naïve et la conscience de soi phénoménologique, à savoir la conscience de soi psychologique.
Dans la réflexion psychologique, le moi opère une certaine épochè; il se désintéresse de l’être et du non-être des objets qu’il perçoit, dont il se souvient, etc.; c’est ce qui lui permet de faire sortir de son anonymat la conscience de ces objets, et de voir ainsi que cette conscience, par exemple la perception, n’est pas un regard vide, une pure saisie des choses qui sont purement et simplement là, mais qu’elle a un contenu et une structure propres: qu’elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire perception de telle chose déterminée, en vertu de sa propre essence -que les choses sont là, non pas purement et simplement, mais en vertu de ce contenu et de cette structure de la conscience elle-même.
Mais la prise de conscience de soi psychologique reste prisonnière du monde, parce que l’épochè qui est à sa base, qui la définit, n’est qu’une épochè partielle. Le moi s’abstient de poser l’être ou le non-être des objets dont il est en train de thématiser la conscience -la perception, le souvenir, etc.- mais en même temps il continue à se poser lui-même comme il se pose dans la vie naïve: il continue à s’appréhender comme étant dans le monde, à poser le monde comme ce dont il n’est qu’une partie. Ce qui signifie: il continue à appréhender les choses comme étant hors de lui, indépendantes de lui et de sa conscience: être pour les choses, c’est être en soi. Le moi de la réflexion psychologique reprend et garde ainsi comme allant de soi le cadre fondamental dans lequel le rapport entre la conscience et l’être apparaît à la pensée naturelle; la réflexion ne peut dès lors que s’insérer dans ce cadre: d’avance il va de soi que les cogitationes que thématisera et analysera la réflexion sont des cogitationes de mon moi humain, que leur rapport aux choses est donc celui, non pas de constitution, mais de pure représentation.
Du regard vide qu’elle est aux yeux de la pensée naïve, la conscience du monde devient, dans la réflexion psychologique, une image du monde. Ainsi, en suspendant la position des objets de sa conscience, le moi se rend capable d’atteindre sa conscience dans son essence propre, de la découvrir comme formant un domaine d’être propre; mais en maintenant la position de lui-même comme moi humain, il se condamne à n’y voir qu’une des régions du monde, c’est-à-dire une composante, à côté de son corps, de l’homme concret qu’il est: dans l’épochè psychologique, le moi ne peut se connaître que comme âme humaine.
Seule une épochè totale, un désintéressement à l’égard du monde dans sa totalité, donc un désintéressement même à l’égard de soi-même en tant qu’homme, libère radicalement le moi du cadre de la pensée naturelle, et le rend ainsi libre pour voir ses cogitationes, non pas seulement comme représentant les choses, mais comme constituant les choses -pour laisser apparaître sa conscience, non pas comme âme humaine, qui est une partie du monde et ne porte en elle par conséquent que des images du monde, mais comme conscience absolue, qui porte en elle le monde entier lui-même.
A partir de là, le sens des divergences entre l’épochè husserlienne et le doute de Descartes est manifeste. Tout d’abord, il est clair que l’épochè peut et doit porter même sur mon âme. Si, du point de vue cartésien, il est inconcevable que l’on puisse à la fois poser son moi pensant et s’abstenir de poser son âme, c’est que, pour Descartes, le moi pensant et l’âme ne sont qu’une même chose. Mais, selon Husserl, mon moi pensant n’est aucunement identique à mon âme; l’âme est le moi pensant tel qu’il se connaît dans la réflexion psychologique; elle est le moi pensant en tant qu’il se situe dans le monde et se constitue en partie du monde: elle n’est que son auto-objectivation. L’épochè à l’égard de mon âme n’empêche donc nullement de poser mon moi pensant tel qu’il est en lui-même.
Herbert Bayer
Non seulement elle ne l’empêche pas; mais elle en est même la condition sine qua non. S’identifier, à la manière du moi cartésien, a son esprit humain, se poser comme âme, c’est s’appréhender comme une partie du monde: c’est se maintenir dans le cadre de la pensée naturelle, et donc dans l’impossibilité de se reconnaître comme conscience constituante: au lieu de tenir le fondement de la philosophie, c’est en réalité se maintenir dans une cécité radicale pour la dimension de ses vrais fondements.
D’autre part, il est évident que l’épochè chez Husserl, contrairement au doute cartésien qui est provisoire, ne peut être que définitive. Le rôle de l’une et de l’autre démarche n’est pas, en effet, le même. Le doute à l’égard des choses matérielles est, selon Descartes, indispensable, non pour rendre mon moi pensant -c’est-à-dire mon âme, selon Descartes- visible, mais pour le distinguer du corps; une fois la distinction faite, le moi n’a aucunement besoin, pour voir et connaître son âme, de maintenir les choses matérielles soumises à l’épochè.
Le rôle de l’épochè chez Husserl, au contraire, n’est pas de permettre au moi de distinguer son âme de son corps, mais de lui rendre accessible sa conscience absolue. L’épochè phénoménologique ne fait pas que rendre distinctes mes anciennes opinions: elle ouvre une dimension nouvelle; dimension qui n’est visible que par l’épochè et dans l’épochè: dans l’attitude naturelle, elle est totalement fermée. L’épochè doit donc être maintenue car en dehors d’elle, le moi ne peut que vivre ou s’adonner à la science positive: il n’est pas capable de philosophie.
Enfin, il est clair que maintenir ainsi les choses soumises à l’épochè n’empêche aucunement d’établir une science de ces mêmes choses: c’est, au contraire, rendre possible une science au sens dernier, une science capable de les atteindre dans leur essence dernière et complète. En soumettant les choses à l’épochè, en effet, le moi phénoménologique ne les rejette pas, comme le fait Descartes avec le doute; il ne fait que les dévoiler dans ce qu’en ignore, par définition, la science de l’attitude naturelle, à savoir dans leur rapport à la conscience constituante: loin d’en perdre quoi que ce soit, il se les rend, au contraire, accessibles en ce par quoi elles sont tout ce qu’elles sont.
La radicalisation, chez Husserl, de la démarche cartésienne, tient avant tout à une radicalisation du problème de la connaissance. La réduction au moi pensant met en question, selon Husserl, non pas seulement la certitude de la connaissance, mais avant tout son sens: la tâche première qui s’impose n’est pas de démontrer qu’un monde hors de moi correspond au monde tel qu’il est dans mon entendement, mais de clarifier le sens et le mode d’être de ce monde dans mon entendement. Descartes, confondant les deux problèmes, cherchait à sortir de l’épochè au lieu d’y rester, et n’a pas ainsi assez longtemps considéré son intérieur.
Walter Gropius, Monument aux travailleurs assassinés pendant le putsch de Kapp, 1922, Weimar, détruit en 1935, reconstruit à l’automne 1945
Si, en effet, se maintenant dans l’épochè, il avait poussé plus loin qu’il ne l’a fait l’explicitation de sa conscience et de ses possibilités, il aurait vu, selon Husserl, que l’entreprise de prouver un monde hors de moi est un non-sens: il aurait trouvé dans son intérieur non la seule image du monde, mais le monde.
Car la conscience dont l’épochè ouvre l’accès, n’est pas le lieu de la connaissance, elle est le lieu et la source de l’Être.
Alexandre Löwit