II Encore un verre, après je me couche par terre …

Je me couche par terre. Pas comme Adam, sur l’humus, mais sur un tapis. Sous ma tente. J’avais élevé un autel, accompli un sacrifice avec les fils (la première messe dans la tradition chrétienne). Et planté une vigne, et vendangé, et bu! Trop bu. La terre a continué de tanguer, comme en mer, avant. L’histoire n’est pas linéaire, pas moyen de repartir en chantant dans un monde lavé une fois pour toutes. Et que s’est-il passé dans ce mauvais sommeil?

H’am, père de Canaan, vit la nudité de son père. Et il le dit à ses deux frères dehors.

H’am ne devait-il pas voir ou ne devait-il pas dire? La faute a-t-elle trait à la vision d’un corps interdit ou au récit de cette vision? Est-ce la vio­lation d’un espace privé qui est condamnable ou le non-respect d’un devoir de discrétion qui aurait dû être la marque du respect filial? Pour les commentateurs traditionnels, il ne s’agit en réalité ni de l’un ni de l’autre. La transgression de H’am n’est pas affaire de regard ou de parole, mais d’acte. Leur conviction se fonde sur le ver­set qui suit immédiatement le récit. Il y est dit que Noé se réveille, reprend conscience après l’ivresse, et connaît alors ce que lui avait fait son plus jeune fils.

Un regard dérobé ou une parole échappée laisseraient-ils des stigmates propres à fonder une aussi intime conviction? Quel acte a pu laisser une trace si perceptible dès l’éveil et surtout si apte à déclencher la colère du père? Le fils de Noé a dû faire quelque chose qui dépasse de loin la vision et la parole. Le Talmud l’affirme sans équivoque: H’am a violé ou castré son père –Talmud de Babylone -traité Sanhédrin 70a, cité par Rashi. La nudité est découverte: cette expression biblique est toujours interprétée, par les commentateurs, comme un euphémisme pour désigner une rela­tion sexuelle.

H’am, détail de la Dérision de Noé, Bellini

Dans la vie de Noé, les espaces semblent vio­lés de façon répétée: une famille vit en huis clos, dans l’extrême intimité d’un bateau sans issue, pendant les quarante jours de sa traversée. Une fois la terre retrouvée, Noé établit enfin un espace d’intimité, sa tente. Mais la frontière de ce refuge est immédiatement forcée. Son monde est pénétré par la voie de sa tente, voire de son propre corps. On assiste à une violation de fron­tière et d’espace, une violence perpétrée contre le père dans son corps ou dans sa pro­priété, dont la limite est devenue perméable, et donc propice à l’intrusion.

Dans son livre Célébration biblique, Elie Wiesel décèle en Noé l’incarnation du survivant à la catastrophe. Ce rescapé figure l’homme trauma­tisé, de surcroît victime dans sa tente d’un nou­veau traumatisme dont les répercussions dépassent largement sa génération. Selon la lecture rabbinique, Noé, violé ou castré, est atteint dans sa chair, sa peau est arrachée. Le mot traumatisme désigne à l’origine une lésion cutanée (Trauma en grec est une blessure). C’est à partir de cette idée d’une surface der­mique arrachée que Freud construit le concept psychique qui joue dans sa théorie un rôle déterminant et désigne le traumatisme comme un corps étranger qui, longtemps encore après son irruption, continue à jouer un rôle actif.

L’expulsion du jardin d’Éden marque la fin d un monde et l’entrée dans un temps ou l’on ne peut plus en principe faire un avec l’autre. Adam sait qu’il est nu car dorénavant, l’Homme est irrémédiablement séparé de son prochain par des membranes qui, à la manière d’une peau, le recouvrent. C’est cette surface nue que l’Homme couvre pudiquement, pour pouvoir lentement s’en découvrir.

XIéme siècle

L’épisode de Noé, deuxième homme nu de l’histoire biblique, est une version rembobinée de l’histoire précédente. Noé tente d’opérer une régression, une tentative de retour au paradis perdu. Là où son ancêtre gagnait en conscience, lui en perd: dans son ivresse, il ne se sait plus nu. Il joue la scène des origines à l’envers: Adam et Eve sortent d’une fusion originelle, se savent nus et se couvrent, tandis que Noé tente d’y retourner et pour cela se déshabille. Mais l’his­toire ne s’écrit pas innocemment à l’envers.

A suivre …